« Bartleby » et la résistance passive, par Jacques-Émile Miriel

Billet invité.

Bartleby le Scribe de Herman Melville est une histoire stupéfiante. Elle se déroule vers 1850 au cœur même du monde des affaires, à Wall Street. Ce lieu à lui seul symbolise la puissance en matière économique. Nous sommes dans le cabinet d’un avoué, c’est d’ailleurs lui le narrateur. A près de soixante ans, cet Américain fait figure de philanthrope et d’humaniste. Il aime le travail, comme il le laisse entendre au début du récit. Son étude étant prospère, il décide d’embaucher un nouvel employé, un « scribe », c’est-à-dire un « copiste de pièces juridiques » (en anglais un law-copyist). Apparemment, il n’y a qu’une unique candidature, immédiatement acceptée par l’avoué. Ainsi apparaît, comme de nulle part, Bartleby. Voici comment nous est présentée la chose :

A la suite de l’annonce que j’insérai, un jeune homme immobile (a motionless young man) apparut un matin sur le seuil de mon étude (nous étions en été et la porte était ouverte). Je vois encore cette silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ! (I can see that figure now – pallidly neat, pitiably respectable, incurably forlorn !) C’était Bartleby.

Cette première description de Bartleby pourrait sembler à juste titre défavorable. Néanmoins, par un raisonnement tout personnel, l’avoué estime que ce candidat conviendra au poste qu’il offre. Nous verrons qu’à chaque étape de l’histoire, l’homme de loi éprouve une tendance irrésistible à justifier Bartleby. Se contredisant presque d’un paragraphe à l’autre, le voilà maintenant qui affirme que ce nouvel employé, « un homme d’aspect aussi singulièrement rassis » (a man of so singularly sedate an aspect), aura une « influence salutaire » sur les autres scribes de l’étude, et qu’il sera par conséquent un véritable atout dans l’équipe.

L’avoué ne demande pas à Bartleby de s’étendre sur ses références professionnelles. L’« entretien d’embauche », si on peut l’appeler ainsi, ne dure que quelques instants, et peu de paroles sont échangées (avec Bartleby, il faudra s’y habituer) :

Après quelques mots touchant ses capacités (his qualifications), je l’engageai…

D’après cette remarque, le contrat (ou plutôt, la convention) entre les deux protagonistes reste très succinct. La relation professionnelle, qui s’établit dès le commencement, n’est pas juridiquement claire, mais vague et informulée. Elle va par la suite s’ordonner en fonction de l’attitude de Bartleby, sans que l’avoué puisse s’y opposer. On peut en somme parler d’une sorte de « contrat évolutif », qui répond au travail, ou au non-travail, effectué par Bartleby. Nous verrons que c’est Bartleby (au grand dam de l’avoué) qui impose de fait la teneur de ses prestations, ou non-prestations. C’est lui qui décide ce qu’il « préfère » faire, ou ne pas faire, jusqu’à l’immobilité totale.

***

   La disposition architecturale des lieux joue un rôle important, métonymique, dans Bartleby. La description des bâtiments, en quelques lignes et mots significatifs, suffit à souligner une atmosphère déjà carcérale. On est cerné de tous côtés par des murs. Bartleby est selon Melville « une histoire de Wall Street ». Le terme anglais wall, « mur », se retrouve dans presque toutes les descriptions. A chaque tournant du texte, on se heurte à un mur. Voici comment l’avoué nous présente ses bureaux :

A l’une des extrémités, ils donnaient sur le mur blanc (upon the white wall) d’une spacieuse cage vitrée parcourant l’immeuble de haut en bas.

A l’autre extrémité, la situation est encore plus grave :

mes fenêtres donnaient sur la vue imprenable d’un haut mur de brique noirci par l’âge et par une ombre sempiternelle (an unobstructed view of a lofty brick wall, black by age and everlasting shade)

L’espace est ainsi délimité par deux murs, qui oblitèrent plus ou moins la diffusion de la lumière. Nous sommes « à l’ombre ». L’expression utilisée par l’avoué, unobstructed view, est une antiphrase ironique. Il sait que son immeuble ressemble étrangement à un établissement pénitentiaire. D’ailleurs, au début, une évocation rapide des « Tombes », la prison centrale de New York, est comme le signe annonciateur du dénouement du destin de Bartleby. On peut donc remarquer que, dans les bureaux de l’avoué, Bartleby subit un milieu, un climat, une atmosphère qui coïncident avec sa personnalité morale. Sa présence physique même, si singulière, révèle en outre, comme une évidence aux yeux de tous, l’enfermement qu’aucun ne sentait encore, mais que chacun, grâce à lui, va désormais éprouver confusément.

L’isolement (pour ainsi dire : la réclusion) de Bartleby est confirmée quand l’avoué lui indique l’endroit qu’il devra occuper. Un « pupitre » (desk) est installé « tout contre une fenêtre latérale ». Cette fenêtre, toute petite, est plutôt une sorte de lucarne, dont la vue est évidemment bouchée par un nouveau mur :

Un mur se dressait à trois pieds des vitres et le jour tombait de très haut entre deux édifices altiers comme d’une toute petite ouverture pratiquée dans un dôme.

Le pupitre de Bartleby se trouve dans la pièce où travaille l’avoué (les autres scribes de l’étude se tenant dans une salle contiguë). L’avoué estime que de cette manière il recourra plus facilement aux services de Bartleby, dès que le besoin s’en fera sentir. Cependant, afin d’être quelque peu séparé de son employé, il fait monter devant Bartleby un paravent qui, précise-t-il, « mettrait Bartleby entièrement à l’abri de mon regard » (which might entirely isolate Bartleby from my sight). Ce réduit, entre lucarne et paravent, permettra à Bartleby de « s’isoler », malgré la proximité de son patron. Cela deviendra quasiment un endroit autonome, un « ermitage », comme le qualifiera par la suite l’avoué, quand Bartleby l’aura définitivement investi pour y demeurer.

***

   Dans les premiers temps, Bartleby se met à copier, avec la plus grande constance et presque de l’acharnement. Au bout de trois jours, l’avoué l’appelle, pour qu’il vienne près de lui l’aider à collationner divers documents. L’avoué s’attend bien sûr à une « obéissance immédiate ». Or, il entend Bartleby lui répondre : I would prefer not to (“je préférerais ne pas le faire”). Durant cette scène, et face à la surprise de l’avoué, Bartleby répètera à trois reprises cette étrange formule, sans autre commentaire. Il ne bougera pas de sa retraite derrière le paravent (c’est l’avoué qui, instinctivement, s’est déplacé vers lui).

L’expression I would prefer not to est intraduisible en français. Des traducteurs ont proposé : « je préférerais pas », « j’aimerais mieux pas », « je préférerais m’abstenir ». Maurice Blanchot avait opté pour la solution la plus littérale : « je préférerais ne pas (le faire) ». Mais il faut surtout avoir présente à l’esprit la formule en anglais, à la fois redoutable de simplicité et recherchée (sa construction appartient à la langue classique, et le mot prefer n’est plus usité dans le langage courant). Par cette phrase, Bartleby exprime, plutôt qu’un refus catégorique, une inertie latente, une passivité. Cette « préférence (de ne pas faire) » perturbera l’avoué jusqu’à le laisser sans voix. En effet, que répondre à ces insolites paroles d’abstention, proférées dans des bureaux où d’habitude le zèle est de rigueur ? L’expression I would prefer not to reviendra dans la bouche de Bartleby chaque fois que l’avoué lui demandera d’examiner des copies, ou même quand il s’agira de sortir faire une course pour lui. Ce sera la même parole, sans explication, suivie du mutisme le plus parfait. Exemple d’une tentative, un peu plus tard :

– Bartleby ! vite, j’attends.

J’entendis les pieds de sa chaise grincer lentement sur le plancher nu, et bientôt il apparut à l’entrée de son ermitage.

– Que désirez-vous ? demanda-t-il suavement.

– Les copies, les copies, dis-je d’un ton pressé. Nous allons les comparer. Tenez… » Et je lui tendis le quatrième duplicata.

– Je préférerais pas, dit-il, et il disparut doucement derrière le paravent. (I would prefer not to, he said, and gently disappeared behind the screen.)

***

En anglais, la proposition I would prefer not to n’est donc pas agrammaticale. Cependant, l’habitude de la répéter finit par créer un malaise persistant. Au début, cette répétition compulsive surgit de manière comique. Elle perd ce caractère quand on comprend qu’elle est immuable. Le texte de Melville est tout entier possédé par l’écho de cette formule obsessionnelle, tel un virus implacable qui se propage par contagion. Autour de Bartleby, les personnages sont contaminés par la phrase-clef, qui agit sur eux comme un air entêtant. Ils se mettent tous à parler avec ce tic de langage. L’avoué constate, avec effroi :

Depuis quelque temps j’avais pris l’habitude de dire involontairement « préférer » en toute sorte de circonstances où ce mot n’était pas parfaitement approprié. Et je tremblais à la pensée que mon commerce avec le scribe avait déjà sérieusement affecté mon état mental (had already and seriously affected me in a mental way).

Bartleby leur aurait à tous « tourné la langue, sinon la tête ». Les dialogues portent la trace de cette déstabilisation du sens. La phrase de Bartleby s’insinue au plus profond des esprits. C’est comme si elle posait à chacun une question insoluble, qui tourmente en secret. On en arrive alors à des conversations bizarres, voire absurdes. L’échange suivant, entre Bartleby et l’avoué, pourrait être du Ionesco ou du Beckett :

“I would prefer not to.

You will not ?

I prefer not.

La maladie du prefer se répand comme une traînée de poudre. Quand le langage est touché, qu’il commence à se fissurer, c’est un symptôme également pour le réel. Auparavant, l’univers de l’avoué paraissait solide. Il aura suffi d’une simple phrase, doucement articulée par un être sans épaisseur, décharné et livide, une « créature démunie » (Bartleby est tout cela) pour faire s’effondrer, tomber en morceaux ce trop bel agencement humain, cet ordre même de la civilisation.

***

Surtout, l’expression I would prefer not to rend impossible toute tentative de communication avec Bartleby. Dès qu’il la prononce, cela met automatiquement un terme aux explications, et le contact se trouve interrompu – pour autant qu’on ait pu en espérer un avec une personne comme Bartleby. Si d’aventure l’avoué insiste quand même, et demande par exemple « pourquoi ? » au scribe désœuvré, la réponse se traduit par un silence définitif. I would prefer not to est une parole de silence, la conclusion de toute parole. Dans une autre scène, l’avoué, pris d’une violente exaspération, adresse à Bartleby une série de questions. Celui-ci réagit ainsi :

Il se retira silencieusement dans son ermitage (he silently retired into his hermitage).

Cette économie de vocabulaire, ce repli sur soi au milieu du silence, annoncent une passivité intrinsèque de la part de Bartleby. Assimilée à un comportement de « résistance », cette passivité (tantôt passivity, tantôt passiveness) est au cœur du texte de Melville. L’avoué l’exprime de manière évidente dans la remarque suivante :

Rien n’affecte autant une personne sérieuse qu’une résistance passive (passive resistance).

Si la « résistance » de Bartleby s’appuyait sur la violence, l’avoué la combattrait très facilement. Mais on se trouve ici face à quelque chose de radicalement autre : une passivité sans arrogance, sans superbe, fondée sur la faiblesse même et la fragilité, sur la pauvreté, l’absence, l’apathie, une défaillance pleine et entière. Bartleby est

parfaitement inoffensif dans sa passivité (perfectly harmless in his passivity)

Maurice Blanchot, parlant de la passivité, prévenait : « nous ne pouvons l’évoquer que par un langage qui se renverse ». Avec le personnage de Bartleby, toutes les normes sont renversées, retournées. Sa passivité est celle de l’épuisement : épuisement de l’être et du faire. Bartleby est « à bout d’être », comme l’écrira également Blanchot. Le même Blanchot qui, revenant sur le texte de Melville, et rassemblant en un étroit voisinage de désolation « patience » et « passivité », pouvait dire :

« Je préférerais ne pas… » appartient à l’infini de la patience, ne laissant pas de prises à l’intervention dialectique : nous sommes tombés hors de l’être, dans le champ du dehors où, immobiles, marchant d’un pas égal et lent, vont et viennent les hommes détruits.

***

Bientôt, l’avoué nous fait constater l’inaction complète de Bartleby. Inerte la plupart du temps, le scribe semble en phase de minéralisation, cherchant en quelque sorte à faire un avec le mur qu’il contemple obstinément :

Je remarquai que Bartleby ne faisait que demeurer debout à sa fenêtre dans sa rêverie face au mur aveugle (Bartleby did nothing but stand at his window in his dead-wall reverie).

L’expression dead-wall reverie reviendra plus tard encore, image d’un Bartleby fixant le mur gris d’une prison. L’avoué lui demande alors pourquoi il n’écrit plus. La réponse de Bartleby, pour une fois, arrive dénuée d’ambiguïté, de conditionnel :

Il répondit qu’il avait décidé de ne plus faire d’écritures (he had decided upon doing no more writing)

Ce renoncement définitif (permanently, dit le texte) condense une série de questions sur la personnalité de Bartleby. Soulignons que Melville ne tire jamais son récit vers la psychiatrie. L’expérience, littéraire sans doute, reste avant tout la suivante : un narrateur (l’avoué) rapporte son propre témoignage sur Bartleby. Ce dispositif permet à l’auteur, Melville, d’interroger sans relâche les faits, la vérité réelle ou supposée. Du fond de son « ermitage », son personnage nous manifeste un long signe de reconnaissance, qu’il faut déchiffrer dans sa dimension première. Le récit ne rejette par conséquent nullement Bartleby dans la marge de la folie. Il accueille au contraire son existence, sa présence, son étrangeté comme un « pas d’avance » dans le schéma du monde. Melville ne diagnostique pas des symptômes de schizoïdie ou de schizophrénie. Son texte traite bien plutôt des caractères généraux qui impliquent chaque être humain en particulier.

***

La réclusion de Bartleby s’aggrave peu à peu. Il s’isole derrière son paravent, telle une eau dormante. Les murs qui l’entourent le tiennent comme séquestré. L’avoué n’imagine pas encore que son scribe habite dans ses bureaux, mais il note déjà ce fait qui l’intrigue :

Mais le grand point était… qu’il était toujours là : le premier le matin, continuellement présent tout le long du jour, et le dernier le soir.

Cette claustration de Bartleby va cependant devenir visible pour l’avoué. Un dimanche matin, alors qu’il passe par hasard dans le quartier, il décide de faire un tour dans ses bureaux. Il y surprend Bartleby en bras de chemise, « dans un déshabillé étrangement loqueteux » (in a strangely tattered deshabille), un Bartleby qu’il dérange selon toute apparence, et qui trouve seulement à lui tenir, en guise d’explications, de vagues propos :

Il me déclara tranquillement qu’il regrettait, mais qu’il était fort occupé pour l’instant (he was deeply engaged just then) et qu’il… préférait ne pas me recevoir au moment même (prefered not admitting me at present).

A quoi Bartleby était-il affairé ? On ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, cette rencontre inopinée provoque une grande impression de trouble à l’avoué. Certes, Bartleby n’accapare pas par la force les locaux. Il fait preuve au contraire – quand son patron vient le déranger – d’une politesse des plus délicates, même si c’est pour demander qu’on repasse plus tard :

c’était surtout son extraordinaire suavité (his wonderful mildness) qui me désarmait ou, pour mieux dire, m’émasculait (unmanned me)

L’avoué retourne donc peu après dans ses bureaux, maintenant vides, chose rare, de la présence de Bartleby. Inspectant le pupitre de celui-ci, pour découvrir d’ailleurs il ne sait trop quoi, il se rend enfin à l’évidence :

depuis un temps indéterminé, Bartleby devait manger, s’habiller et dormir dans mon étude, et cela sans assiette, miroir ni lit […] il est manifeste que Bartleby a fait de ce lieu son logis (Bartleby has been making his home here), qu’il y tient tout seul ses quartiers de célibataire (keeping bachelor’s hall all by himself )

La solitude extrême de Bartleby, que souligne le dimanche désert de Wall Street, est par essence celle des célibataires, comme le dit ici le texte de Melville, et comme le redira après lui, et d’une manière assez comparable, Kafka. Le dimanche du solitaire est dominé entièrement par le désœuvrement ; mais, durant la semaine, alors que l’agitation bat son plein, Bartleby ne reste-t-il pas tout autant isolé, cloîtré en lui-même, abandonné de tous comme si les murs de sa prison s’étaient déjà et à jamais refermés sur lui ?

***

Cette réclusion fait surgir une question incidente, qui se révèlera en fait d’une grande portée sur le destin de Bartleby : s’il ne quitte jamais les bureaux, comment fait-il pour se nourrir ? Comment, enfermé dans une cage, s’y prend-il pour survivre ? L’avoué a remarqué que Bartleby se contente de demander au jeune coursier de l’étude d’aller lui acheter au dehors quelques gâteaux au gingembre. Bartleby conserve par devers lui de la menue monnaie pour cette transaction. C’est sans doute sa seule et unique dépense. Il ne mange rien d’autre que ces gâteaux, comme nous le confirme l’avoué :

Il vit donc de biscuits au gingembre (he lives, then, on gingernuts), pensai-je ; il ne prend jamais, à proprement parler, de déjeuner (never eats a dinner, properly speaking)…

Un tel régime alimentaire frise la diète, le jeûne. Et les conséquences physiques se font sentir. Bartleby est émacié, filiforme comme une statue de Giacometti. Il n’est plus qu’une vague « silhouette » (figure), signale le texte, un spectre pitoyable qui hante le bureau avant de hanter la prison dans laquelle on l’aura emmené. Du bureau à la prison, la diète redouble, puisque, à partir du moment où il sera incarcéré, Bartleby cessera complètement de s’alimenter. Dans cet ultime épisode de sa vie, le texte insiste à maintes reprises sur une anorexie en phase terminale. Ainsi, lorsque l’avoué vient rendre visite à Bartleby, il s’inquiète auprès du « fricotier » (grubman) de la nourriture qu’on lui donne, et il offre même de l’argent pour que son ordinaire soit amélioré. Mais voici ce que Bartleby répond posément :

Je préfère ne pas déjeuner aujourd’hui (I prefer not to dine today), dit Bartleby en se détournant. Cela ne m’irait pas (it would disagree with me). Je n’ai pas l’habitude de déjeuner (I am unused to dinners).

Paroles essentielles, qui seront les dernières prononcées par Bartleby, du moins telles que l’avoué nous les communique. A sa visite suivante, quand on lui indique où (se) repose « l’homme silencieux » (the silent man), il ne découvrira plus qu’un corps sans vie :

C’est un Bartleby décharné (the wasted Bartleby) qui m’apparut, curieusement recroquevillé au pied du mur, couché sur le flanc, les genoux relevés et la tête reposant sur les pierres froides.

Bartleby meurt en définitive de consomption, ce vieux mot ici en situation. Sa passivité a atteint les limites du réel, comme si par cette ascèse absolue il se retirait complètement de lui-même et du monde. La fin de Bartleby, notons-le au passage, est aussi inévitable que celle du « jeûneur » de Kafka (dans sa nouvelle testamentaire de 1924). Maurice Blanchot, dans Le pas au-delà, nous a parlé de cette lente agonie, de ce mourir contemporain :

Mourir : le reflet sur la glace peut-être, le miroitement d’une absence de figure, moins l’image de quelqu’un ou de quelque chose qui ne serait pas là qu’un effet d’invisibilité qui ne touche à rien de profond et serait seulement trop superficiel pour se laisser saisir ou voir ou reconnaître. Comme si l’invisible se distribuait en filigrane, sans que la distribution des points de visibilité y soit pour quelque chose, non pas donc dans l’intimité du dessin, mais trop à l’extérieur, dans une extériorité d’être dont l’être ne porte aucune marque.

***

Le mystère qui entoure Bartleby n’est jamais levé dans le récit. Nous ne savons pas d’où il vient vraiment, ni qui il est. C’est l’avoué qui raconte ; il ne fait que décrire ce qu’il voit et l’interpréter à sa façon. La vérité sur Bartleby pourrait peut-être se lire dans les interstices du texte, quand la rhétorique de l’avoué se fait moins pesante, qu’elle s’amincit, laissant alors affleurer un croquis à la pointe sèche plus révélateur. Il faut lire le texte de Melville pour ses espaces vides. Nous avons noté que Bartleby ne parlait presque pas, sauf pour répéter une phrase qui signifiait en somme qu’il ne voulait pas (ou plus) parler. Qu’a-t-il vécu avant d’en arriver là ? L’avoué nous livre cependant une « certaine petite rumeur » (one little item of rumor) dont il se fait l’écho à la toute fin, ne sachant du reste aucunement si ce bruit qui court sur Bartleby est fondé ou non :

La rumeur, donc, voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au service des Lettres au Rebut de Washington (had been a subordinate clerk in the Dead Lettre Office at Washington), et qu’il en eût été renvoyé soudainement suite à un changement d’administration.

Nous n’en saurons pas davantage sur Bartleby l’écrivain.

__________________

Repères bibliographiques :

Herman Melville
Bartleby le scribe, traduit par Pierre Leyris. Ed. Gallimard, coll. Folio bilingue.
Bartleby, traduit par Michèle Causse, postface de Gilles Deleuze. Ed. GF Flammarion, 1989.
Bartleby, Une histoire de Wall Street, traduit par J. Vidal, postface de Mathieu Lindon. Ed. Amsterdam.

Maurice Blanchot
Le pas au-delà, éd. Gallimard, 1973.
L’Ecriture du désastre, éd. Gallimard, 1980.

Franz Kafka
Un jeûneur et autres nouvelles, traduit par B. Lortholary. Ed. GF Flammarion, 1993.

Gisèle Berkman
L’effet Bartleby : philosophes lecteurs, éd. Hermann, 2011.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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