SEPT ANS DE CRISE ÉCONOMIQUE, par Bruno Colmant

Billet invité. Bruno Colmant est un économiste belge. Entre autres fonctions qu’il a exercées, il a été chef de cabinet du ministre des Finances et Vice-Premier ministre belge, le libéral Didier Reynders. L’opinion publique belge nous situe spontanémént, lui et moi, aux pôles opposés de l’échiquier politique. Nous nous consultons cependant souvent en raison du respect que nous avons l’un pour l’autre pour ce qui touche à la compréhension des questions financières. En février dernier, nous avons co-signé une tribune libre dans le quotidien La Libre Belgique : 2013 : LE DÉFI DES DETTES PUBLIQUES. Le texte qui suit a été publié le 23 juillet dans la version imprimée du quotidien belge L’Écho.

C’est dans une complète indifférence, en août 2006 que les premiers tressaillements de ce qu’on appellerait la « crise des subprimes » se firent sentir. Cela fait donc sept ans que le monde occidental a trébuché sur lui-même.

Sept ans, c’est long. Cela marque la fin d’une époque, celle de l’insouciance d’une mondialisation qu’on croyait heureuse et qu’on avait confondue avec le siècle des colonies.  Cela donne le temps de pulvériser les bourses et les banques fragiles, de voir une économie s’effondrer et d’assister à une lévitation des dettes publiques. Cela permet aussi de s’interroger sur la finitude d’un modèle de croissance par endettement public et d’une monnaie unique qui ne convainc désormais plus la majorité des citoyens.

Sept ans, c’est aussi la numérologie biblique qui révèle un nouveau monde, c’est-à-dire la jeunesse au chômage, alors que nos populations vieillissantes s’inquiètent de la protection de leurs avantages. C’est le moment de s’interroger sur la justice de nos sociétés, qui choisissent en Europe de privilégier le symbole monétaire au détriment du travail. Pourtant, n’est-ce pas impudique que tolérer un chômage massif des jeunes, c’est-à-dire l’annihilation de toute la créativité et de l’entreprenariat, tout en imposant une mise à l’emploi des travailleurs âgés malgré l’immense basculement technologique qui, trop souvent, les dépasse ? Et n’y a-t-il pas quelque chose d’indécent, voire de complètement erroné, à imposer dans les pays du Sud, par froide surenchère politique de la Commission Européenne, des contextes d’austérité au milieu d’une terrible récession ? Et finalement, est-ce correct de protéger une monnaie forte par un emploi faible, puisque l’austérité budgétaire conduit, dans les pays du Sud, à des taux de chômage supérieurs à ceux des années Trente ?

Sept ans, ça use aussi le verbe de ceux qui avaient jeté l’opprobre sur le système financier, tout en oubliant que les Etats complaisants ont aussi été dépassés par leur propre endettement. C’est aussi un terme suffisant pour attester que certains anciens responsables bancaires se sont égarés, non pas tant dans des stratégies hasardeuses, que dans l’oubli de la responsabilité sociétale du bien commun qu’ils gèrent et fabriquent : la monnaie.

Sept ans, c’est le temps de l’introspection. Désormais, on sent, chez les responsables politiques au long cours, un profond malaise. Ils se sont signalés dans une économie prospère dont ils peinent à assumer le délabrement. Il en est de même pour les signataires du Traité de Maastricht: ils ont imaginé une monnaie nouvelle sans en assurer les fondements budgétaires, un peu comme si on criait naïvement victoire avant d’avoir déclaré la guerre. En 2012, les architectes de l’euro ont d’ailleurs fêté dans l’ombre les 20 ans de leur construction monétaire, comme des dirigeants défaits que seul l’exil rapproche encore. D’ailleurs, la nouvelle génération ne comprend pas qu’on ait pu invoquer la paix européenne pour justifier une monnaie qui terrasse les économies faibles. Pour cette génération, le temps des guerres était révolu avant sa naissance. Au reste, la formulation politique de l’Europe inquiète, non pas tant par son déficit de vision économique que par le manque d’enracinement de son discours dans les réalités des peuples. Qu’on la qualifie de néolibérale ou de sociale-démocrate, cette Europe laisse autant sceptique que les vieux dogmes politiques.

Il y a  30 ans, nous avons commencé à endetter collectivement nos pays pour adoucir la transition vers l’économie des services, très différente du contexte industriel. Nous espérions que la démographie et la productivité futures nous extirperaient sans douleur d’une dette publique qui enflait.  Malheureusement, cet espoir de l’Etat-providence qui se rembourse tout seul aurait exigé une économie géographiquement statique. C’était sans compter la mondialisation qui déplace le progrès et la croissance au gré de l’ouverture des peuples et des marchés.

Aujourd’hui, nous entamons une nouvelle transition qui est celle de l’inventivité technologique et de la libération de la créativité. Cette transition technologique sera celle de la jeunesse. C’est pour cela que nous ne pouvons pas l’accabler sous un chômage étouffant car ce serait la triste illustration que les baby-boomers d’après guerre ne lui auront pas passé le relais de la croissance. Confrontés à un monde en ruine, ils se seraient limités à le rendre criblé de dettes.

Le passé ne se remplace pas : il se dissipe. Cette crise ne finira jamais. Il n’y aura pas un « après » fantasmatique au terme duquel nos communautés retrouveront le passé. Il n’y aura pas de restauration des régimes anciens, ni aucun retour aux bases stabilisées d’une économie précédente.

En fait, cette crise ne peut pas finir car elle est devenue elle-même le fil de l’histoire, c’est-à-dire l’interpellation continue du siècle précédent. Et c’est peut-être cela, la terrible leçon du choc de 2006-2013 : nous avons, pendant très longtemps, cru pouvoir nous raccrocher à une époque que seule la croissance d’après-guerre avait autorisé, au travers de la réparation du monde que nos aïeux avaient mutilé.

Sept ans et une crise qui ne finit pas, c’est le moment de tourner la page du vingtième siècle et reconnaître que les rentes d’idées sont viagères. C’est le terme d’une pénible mue de la lointaine société des services vers le monde de l’échange instantané.

Sept ans, c’est peut-être, aussi, le moment de poser la question des temps nouveaux et de constater qu’un univers moderne se dresse, sans qu’on l’ait pressenti, ni conjuré. Cet univers, qui ne pourra passer que par la jeunesse – à laquelle il faut sacrifier beaucoup-, reste à réinventer. Partout, pour son bien-être ou sa liberté de pensée, la jeunesse revendique son autonomie. Nous ne pouvons pas l’ignorer.

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