TRAVAIL HUMAIN ET DÉLOCALISATIONS, par Jean-Baptiste Auxiètre et Michel Leis

Billet invité.

Jean-Baptiste Auxiètre :

Le travail se raréfie et pour autant « on » n’a jamais été aussi productif. La vision naïve est que le travail est fait en Chine, au Viêt-Nam ou au Bengladesh, et que l’on nous « vole » notre travail. En fait, quand on transfère une usine en Chine, on divise par 4 le nombre d’employés, puis à nouveau par 4 quand on la transfère au Viêt-Nam, et quand on la rapatrie (ce qui arrive parfois) en Europe, on re-divise par 4. L’exemple d’une industrie française fabriquant des skis en est un bon exemple.

Si ce ne sont ni les Chinois, ni les Vietnamiens qui ont accaparé le travail, où est-il donc passé ? Ce sont bien évidemment les machines qui l’effectuent. Là aussi la vision naïve veut qu’il faille un être humain à l’arrière-plan des machines, selon l’idée qu’il faut au moins un ingénieur, alors que les machines se mettent à faire elles aussi ce travail là.

La machine a entièrement remplacé la secrétaire et remplacera aussi d’autres fonctions plus complexes. Il faudrait parler aujourd’hui d’équivalent de puissance homme/machine puisque pour l’immense majorité des tâches, des machines peuvent être substituées à des êtres humains. Même pour ce qui touche à la création, telle que la musique ou les arts graphiques, tout ou partie peut désormais être opéré par des machines.

L’unité cheval-vapeur a été inventée au XIXe siècle lorsqu’il est devenu évident que l’on ne pousserait plus des wagonnets à la main, ni ne les ferait même tirer par un cheval, et que ce serait une fois pour toutes les locomotives qui se substitueraient à eux, et que l’on pouvait faire comprendre cette évolution à un enfant en utilisant une telle unité de mesure.

On n’en continue pas moins à berner les braves gens en leur faisant croire qu’ils peuvent encore être concurrentiels par rapport à des machines qui ont une puissance 10.000 fois supérieure à eux, grâce – prétend-on – à un gain de productivité de 10% de leur part. On conçoit la démesure entre les deux et le mensonge éhonté qui sous-tend ce discours.

Tant que l’on n’évaluera pas le travail en unités du genre secrétaire-téraFLOP, les braves gens continueront d’imaginer que c’est un voisin d’origine exotique qui les menace dans leur emploi, sans penser que le travail d’un ingénieur aujourd’hui par rapport à un ordinateur est l’équivalent de ce qu’était au XIXe siècle, celui de pousseur de wagonnet dans la mine par rapport à la machine à vapeur.

Il est grand temps d’introduire l’unité secrétaire-téraFLOP (ou un équivalent) qui rendra les mêmes services que l’unité cheval-vapeur autrefois, pour que l’on puisse avoir une vision contemporaine réaliste du travail, sans quoi nous resterons prisonniers d’une vision désuète et flatteuse des tâches, faisant croire aux braves gens que la valeur du travail qu’ils accomplissent est encore celle d’il y a cent ans.

 

Michel Leis :

Jean-Baptiste, je suis tout à fait d’accord avec votre analyse sur l’importance des gains de productivité réalisés grâce aux machines, et en particulier dans le domaine de l’information.

Mais en ce qui concerne votre analyse sur la délocalisation, j’ai des réserves, car pour le coup, le bon sens populaire n’est pas si loin de la réalité, pour un ensemble de raisons que je voudrais rappeler brièvement (et qui n’ont strictement rien de moral, mais cela, tout le monde s’en doutait un peu).

Tout d’abord, dans beaucoup d’industries, les processus de production sont améliorés constamment, mais ne sont pas bouleversés. Ce qui est à l’œuvre, c’est un processus d’amélioration continue (le Kaizen). Par exemple dans l’automobile, le taux de robotisation des usines tourne entre 40 et 60 % des opérations de fabrication suivant les produits et les usines, et ceci un peu partout dans le monde depuis plus de 30 ans. Le taux de robotisation est plutôt plus faible chez les constructeurs japonais ou allemands, indépendamment de leurs lieux de production. La plupart des filiales low-cost des constructeurs réutilisent les anciens outils industriels pas forcément obsolètes pour les remonter dans des pays où la main d’œuvre est à bas coût, ce qui leur donne une deuxième vie. La bonne productivité actuelle des usines low-cost roumaines n’a rien à voir avec un outil industriel flambant neuf, c’est une question d’occupation des capacités.

Deuxième raison : remonter une usine presse-bouton à l’autre bout du monde n’a aucun intérêt économique dans la plupart des cas. Le marché du robot et de la machine numérique complexe est en situation d’oligopole, dominé par quelques dizaines d’entreprises à travers le monde. Autrement dit, le robot vous sera facturé en euro si c’est une entreprise allemande qui l’a construit ou en yen si c’est une entreprise japonaise. Au final, le jeu n’en vaut la chandelle pour les producteurs que si la main d’œuvre représente toujours une part significative dans le processus de fabrication.

Troisième raison : dans le domaine du traitement de l’information ou de la création de logiciels, les gros gains de productivité ne sont plus dans les machines, mais dans les tuyaux de communication, ce qui permet de travailler avec des équipes mixtes sur un même projet dont une partie importante est payée au tarif indien (ou cubain).

Alors si une entreprise remonte de temps en temps une usine plus moderne dans un pays où le salaire ressemble furieusement à l’esclavage, cela peut résulter d’une stratégie voulue de pourrissement de l’outil industriel. Mais croyez-moi, la part de la main d’œuvre restera significative dans le produit fini. D’autres raisons sont possibles, comme une position dominée dans la chaîne de valeur où les marges sont accaparées par l’industrie dominante. Quand il y a substitution du travail humain par le travail de la machine, cela commence toujours par les sites de production des pays développés, la délocalisation vient dans un deuxième temps, parce que cette technique se sera imposée comme norme de production du secteur.

Au-final, l’arbitrage entre les sites résulte d’un calcul de retour sur investissement. L’arbitrage fait par les multinationales entre les sites dépend d’un taux de retour sur investissement et la technique de production n’est pas une variable aussi déterminante qu’il y paraît.

 

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