Billet invité.
C’est une des caractéristiques des régimes de crise/en crise que de multiplier les fronts à l’envi (on appelle cela « volontarisme », où je ne vois que de l’hyperactivité à vide), au point que toutes les causes semblent « prioritaires », simultanément ou à tour de rôle, ce qui produit dans les deux cas un arasement qualitatif de l’action publique, sommée d’être efficace partout, hors de toute pesée sensible du réel (il faut avoir le coeur sec, paraît-il, pour gouverner les hommes). Pauvre action publique ! Elle use dans cette offensive générale ses dernières forces de vieille mule efflanquée. La stase où nous nous embourbons est une conséquence de cette multiplication des fronts pour ceux qui en sont les témoins et les acteurs obligés.
Passé ce moment de sidération, la tentation est grande, quand on est un individu ou un dirigeant plus combatif que la moyenne, de répliquer avec toute sa force brute, en se concentrant sur quelques secteurs, voire un seul, pour frapper les imaginations, secouer les énergies déclinantes dans son propre clan ou camp et passer le relais de la sidération au clan ou au camp adverse. Tel fut le choix de Mustapha Kemal, au début des années 1920, pour redresser une situation militaire et économique que les Turcs jugeaient alors quasi désespérée. Au prix que l’on sait pour les Grecs d’Asie Mineure, dont la plupart furent contraints à quitter sans espoir de retour un des hauts lieux de l’hellénisme. Le genre de prix qui laisse d’incurables séquelles dans l’imaginaire collectif. Le recours systématique à la violence spectaculaire, commotionnante, comme débloqueur de situations en cul-de-sac, nous a habitués à la fréquentation des impasses sociétales. Et tant pis si les gravats du mur butoir de l’impasse servent à fermer la venelle d’à côté. Ce nouveau mur n’échappera pas au dynamitage. C’est par là qu’on se console du manque de perspective : ça pètera bien un jour ou l’autre. Cette métastase violente de la stase donne du mouvement de l’histoire une image terrifiante, une fois écarté le voile diapré de l’accumulation évènementielle : celle d’une succession d’empêchements recommencés.
L’homme n’est jamais si génial, nous serine-t-on, que lorsqu’il est acculé. Je vois surtout qu’il est féroce et j’ajoute que la constance qu’il met à se laisser acculer est une marque d’imbécillité qui ôte tout son lustre à sa férocité. Mais sans doute y a-t-il de l’idiot dans le génie. Celui-ci, au pied du mur, invente l’explosif mais n’arrive pas à penser un partage de l’oekoumène qui se ferait sans murs. Doublement hérétique, ce pharaon, Amenhotep IV pour le nommer, alias Akhénaton, qui exigea que les temples de sa nouvelle capitale Akhetaton fussent dépourvus de toiture, afin que le soleil d’Aton fît plus vite son lit dans les coeurs. Ce fou, en plus de menacer les anciens dieux, faillit dévier le cours pépère de l’histoire par cette première tentative de faire sauter le bouchon clérical. Oh, certes, Aton avait son clergé, mais ce dieu syncrétique, pendant le règne d’Amenhotep, ne fut plus serré dans le coffre du Saint des Saints, sous la garde jalouse des prêtres. L’idée de supprimer la toiture des temples a l’air toute simple ; elle est en vérité proprement révolutionnaire, si j’en juge par notre inaptitude à surmonter l’embarras d’un simple mur, que nous ne cessons de reconstruire après l’avoir détruit, par peur de manquer d’un bon motif d’entretien des stocks d’explosifs.
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