Billet invité.
Le débat sur l’étude de Reinhart et Rogoff, portant sur les erreurs d’appréciation de ces deux économistes éminents, qui aurait été utilisée par les gouvernements occidentaux pour justifier les politiques d’austérité mises en œuvre afin d’éviter le précipice, nous avait fait oublier qu’il est bien plus pertinent d’évaluer la méthode et son objectif que ses marges d’erreurs. Car, même en intégrant (ce qu’ont fini par faire les auteurs) les critiques, nous continuons de tourner aux alentours des fameux 90% comme seuil de criticité.
90%, c’est rassurant : ce n’est pas la totalité, ou pire encore, le surendettement. ‘Il reste de la marge’, pourrait-on dire, ‘du grain à moudre’ pourrait répondre le FMI. Mais ce 90%, qu’il soit ‘réellement’ à 85% ou à 92%, n’en sort pas moins d’un mode de calcul qui ne signifie pas grand chose : un ratio entre la dette publique et le PIB, comme si on pouvait comparer la dette d’un Etat avec ce qu’un pays tout entier produit en une année …
En octobre 2011, à la question « Faut-il durcir la discipline budgétaire, comme on s’y attelle en Europe ? », que lui posait Le Vif / L’Express, Paul Jorion expliquait :
Il faudrait d’abord changer le système de mesure. Car mesurer la dette en fonction du PIB, soit le potentiel économique d’un pays, c’est un artefact. Historiquement, en 1944, les pays qui avaient connu une économie de guerre n’avaient plus les moyens d’évaluer leurs rentrées fiscales. Les Etats ont alors décidé de ne plus mesurer leurs dépenses par rapport à leurs rentrées, mais par rapport à leur PIB. C’était provisoire. Cela aurait dû durer cinq ans tout au plus. Mais on a maintenu le système, par habitude, sans même plus savoir aujourd’hui pourquoi on l’a imaginé. Désormais, l’Allemagne va l’inscrire – c’est la fameuse règle d’or – dans sa constitution et obliger les autres membres de l’Eurogroupe à la suivre. C’est du délire ! On ne peut mesurer ses dépenses que par rapport à ses rentrées, comme les ménages le font.
Si l’on estime qu’il s’agit de mettre en exergue ce qu’est la réalité et que l’on souhaite toujours mettre en rapport ce que doit payer un Etat à ses créanciers et ce qu’il peut payer, on devrait donc s’intéresser au rapport entre la dette publique et les recettes de l’État. Dans ce cas, on obtient un ratio de 6,4 (plus ou moins une marge d’erreur, selon les critiques qui viendront ensuite).
On pourrait même partir d’un principe différent, celui du loyer de l’argent que l’État doit consentir à ses créanciers, sous forme d’un rapport de la charge de la dette sur la totalité des dépenses, pour lequel on obtient 14,74% en mai 2013.
A l’inverse du service de la dette qui intègre le remboursement du principal de la dette, la charge de la dette ne porte que sur les intérêts payés par l’État à ses créanciers. C’est, en quelque sorte, l’intérêt que l’État doit acquitter sur ses dépenses : les créanciers prêtent à l’État pour qu’il puisse continuer à dépenser et la charge de la dette est le loyer que l’on ajoute aux dépenses, que permet un encours d’une dette que l’on roule sans cesse. Si on rapporte ce ‘taux d’intérêt’ des dépenses au taux d’intérêt consenti par l’État pour sa dette (2,243% au 09/07/2013), selon sa duration, son « centre de gravité » d’environ 7 ans, on obtient un ratio là encore proche de 6,4 puisqu’on atteint 6,571.
Cette seconde méthode de calcul est-elle quelque peu tirée par les cheveux ? Autant que peut l’être le rapport entre la dette d’un Etat et la production d’un pays …
Pour revenir au ratio de 6,4, lequel est lui réellement indicateur du rapport entre ce que peut payer un Etat et ce qu’il doit à ses créanciers, on conçoit bien vite tout ce qui l’en différencie d’un bon ‘90%’, plus ou moins de marges corrigées ou pas : il faudrait augmenter par 6,4 les recettes de celui-ci pour pouvoir espérer rembourser la dette.
En fait, pour se rapprocher du réel, le chiffre serait sans doute moindre, puisque cette faramineuse augmentation des recettes permettrait aussi de rembourser le principal de la dette et donc d’augmenter soit la vitesse de remboursement soit de réduire le montant des recettes nécessaires pour commencer à réduire la dette publique d’une manière telle que celle-ci en vienne à être remboursée in fine.
Mais c’est bien là que se situe le nœud de l’enseignement d’un tel ratio : s’il est bien évident qu’une telle multiplication des recettes est impossible (politiquement, socialement, techniquement, etc.), y compris avec un ratio ‘pondéré’ (4,5 ou même 3,2), il est tout aussi évident que la dette ne peut être remboursée intégralement, a fortiori quand un État doit faire face à une crise telle que celle d’aujourd’hui, laquelle ne permet guère d’espérer autre chose que de prier pour que la croissance revienne, ne serait-ce que pour faciliter la rentrée des dites recettes dont l’État à tant besoin pour rembourser sa dette.
Le véritable objectif d’un État n’est donc PAS de rembourser totalement sa dette, ce qu’un débiteur sain d’esprit souhaiterait pourtant, mais d’arriver à une certaine ‘durabilité’ de sa dette, soit le niveau auquel un Etat, ou plutôt, ses créditeurs jugent qu’elle ne remet pas en question … son remboursement.
Second enseignement, les politiques dites de ‘choc fiscal’ (l’augmentation de manière importante des recettes fiscales d’un Etat) relèvent du même objectif, au pire de la ‘stabilisation’ de la dette, à un niveau ‘soutenable’ ou non selon que l’État en question a ou non les moyens de faire mieux que de stabiliser sa dette.
La politique actuellement menée par le gouvernement français, celle de stabiliser les dépenses et de créer un tel ‘choc fiscal’, relève de cet objectif. Car, en comparaison des besoins évoqués de multiplication des recettes pour atteindre le ratio permettant d’espérer rembourser la dette, le dit ‘choc’ est loin du compte et de l’objectif de rembourser la dette, même avec 25% d’augmentation.
Le véritable objectif lui, est clairement de ‘conserver’ les capacités de remboursement, définies par les créanciers, quand le ‘choc’ en question est porté par les citoyens. Une politique clairement ‘conservatrice’, donc.
En admettant que ce type de politique arrive à ‘stabiliser’ la dette, en espérant que les dépenses n’augmentent pas dans le même temps, que la récession ne fasse pas son œuvre et que les recettes rentrent bien comme prévu, que feront nous alors ? Rien de plus qu’hier. Et qu’avant-hier. Et que nous ne ferons demain et après-demain. La dette sera certes ‘stabilisée’ mais à un niveau plus élevé encore, produisant ainsi une charge de la dette élevée, nécessitant ainsi soit le maintien à son niveau élevé (le ‘choc fiscal’ !) des recettes, soit de ‘déprimer’ les dépenses, soit les deux en même temps, tout en continuant de prier pour le retour de la croissance. Le tout, surtout, au plus grand bénéfice des créanciers des États, quels qu’ils soient, et au plus grand détriment de tous (ceux qui versent les recettes de l’État).
640 % (des recettes sur la dette) ? C’est du délire !
90 % (de la dette sur le PIB) ? C’est ‘soutenable’ !!
La vérité c’est qu’on ne peut pas multiplier par six les recettes d’un État. Ni couper ses dépenses non plus à ce rythme. La croissance ne nous sauvera pas. Et les recettes et les dépenses sont fluctuantes. Surtout, non seulement on ne remboursera jamais la dette publique, mais celle-ci restera, au mieux, au niveau où on l’a ‘stabilisée’, c’est-à-dire supérieur à celui qu’il était précédemment.
Et autant le dire tout de suite : c’est cela ou nos créanciers nous étranglent en augmentant les taux d’intérêt … parce qu’ils craindront (par ‘anticipation’) que les États ne puissent plus les rembourser !
La seule solution, rationnelle et logique dans un ratio, quand on ne peut pas augmenter le dénominateur ? Baisser le numérateur, c’est-à-dire faire défaut sur la dette. D’autant plus que celle-ci a déjà été remboursée pour partie par les seuls intérêts versés (la charge de la dette), principal prêté et bénéfice en sus. Tout le reste servira donc de ‘sur-bonus’ pour ces créanciers.
90 % de quoi déjà … ?
C’est bien à la quatrième blessure narcissique infligée à l’humanité à laquelle nous assistons. – Blessure copernicienne (la terre n’est…