Réflexions pour un mouvement néodémocratique (XII) – L’assimilation du réel, par Francis Arness

Billet invité.

Le néolibéralisme consiste en un fonctionnement général, à la fois économique et financier, social et politique, médiatique et individuel [1]. Il nous mène vers une souffrance et vers une destruction toujours plus généralisée. Cela a pour absurde et tragique mérite de révéler au plus grand nombre que l’organisation globale de nos sociétés n’est pas viable, même en cas de réforme, et que notre situation demande un saut radical pour définir et mettre en place une nouvelle organisation globale. Nous en arrivons au moment-clé, pour la majorité de la population et des classes dirigeantes et responsables de bonne volonté, de la révélation du réel occulté.

Le réel qui se révèle et se révélera toujours plus, provoquant le tournant politique actuel, est complexe [2]. Il consiste à la fois en :

1. La crise due à l’échec de notre organisation sociale.

2. Les conséquences dévastatrices du néolibéralisme et de la concentration de la richesse et du pouvoir.

3. Notre situation existentielle : le pessimisme et le désespoir, la grande désorientation et la peur, mais aussi, malgré tout, une inaltérable capacité à l’invention et au devenir, à la révolte et à la joie, ici et maintenant, ainsi qu’un intraitable désir de vérité et de liberté.

Il existe une autre chose qui ne cesse et ne cessera jamais de devenir plus visible : notre situation générale est critique du fait de l’écart entre, d’un côté, les discours, les actes, les politiques du système néolibéral, et, de l’autre, le réel considéré dans toute sa complexité. Ce sentiment d’un écart ne sera plus occultable par le système néolibéral. Celui-ci ne peut dès lors plus fonctionner qu’en termes de fuite en avant, jusqu’à une tentative de rigidification néoautoritaire où la violence politique sera requise contre ceux qui pointent cet écart.

A la différence de la réalité que la logique du moindre pire du néolibéralisme veut nous asséner pour nous rendre impuissant, le réel est en quelque sorte comme Internet. Face à lui, nous sommes à la fois récepteur et émetteur. Cela veut dire que le réel – complexe – est ce que nous en faisons, pour peu que nous ayons la juste attitude d’ouverture au devenir face au donné, et que nous assimilions ce réel dans sa complexité. C’est bien cette puissance de notre inventivité qui est occultée par le système néolibéral qui préfère nous faire croire à notre impuissance fondamentale – et cherche d’ailleurs en ce moment à contrôler Internet parce que par son fonctionnement même celui-ci rappelle ce qu’est le réel.

En somme, cette révélation du réel occulté entraîne le tournant politique où commence à faire défaut l’adhésion ou l’acceptation souvent passive, par la majorité de la population du néolibéralisme. Pour faire face à la situation contemporaine qui les plonge dorénavant, et les plongera toujours plus, dans la grande désorientation, les personnes, les groupes et les institutions doivent assimiler le réel qui se révèle petit à petit au plus grand nombre. Cette assimilation doit prendre une forme à la fois intellectuelle et existentielle, individuelle et collective.

La prise en compte de cette question dans notre attitude est d’autant plus nécessaire qu’il existe par nature, chez la majorité de nos concitoyens, une difficulté d’assimilation de ce réel particulièrement tragique et angoissant. Ne l’oublions jamais : il est difficile pour une personne ayant les fragilités inhérentes à notre humanité, en souffrance matérielle et existentielle, et de surcroît complètement désorientée, de prendre en compte un réel complexe et tragique. Celui-ci ne peut que bouleverser sa manière d’être, et de plus lui demande d’inventer à terme une autre manière de vivre individuelle et collective.

En effet, même si cela pose un problème politique et éthique, il est tout à fait courant existentiellement qu’un sujet refuse la révélation et l’assimilation du réel. La nature humaine n’est pas connue pour son penchant naturel vers l’affrontement courageux du vertige, de la souffrance, et de la complexité. C’est une variable que nous devons absolument prendre en compte, en même temps que nous gagnons aussi à avoir conscience des contradictions de cette nature humaine, qui recèle aussi une inaltérable capacité à l’invention, à la révolte, à la joie, ici et maintenant, et un intraitable désir de vérité, de liberté, malgré tout. Cela est d’autant plus le cas que ces passions les plus humaines font partie du réel, et en sont même une dimension fondamentale.

Pour agir, nous pouvons nous appuyer sur un fait que connaissent bien ceux qui ont eu la chance de l’expérimenter dans leur existence : ces passions les plus humaines sont extrêmement contagieuses. Et si la contagion se répand assez, elle est capable de renverser l’atmosphère sociale, de créer une atmosphère sociale féconde, et d’ouvrir à un devenir collectif véritable. C’est d’ailleurs bien une telle attitude fondée sur ces passions les plus humaines et sur leur contagion, que la production néolibérale ou néoautoritaire d’une atmosphère sociale relevant de l’asphyxie de la vie essaie et essaiera d’attaquer, d’empêcher à la racine. Ainsi, ceux qui s’opposent au déploiement de la vie connaissent – même intuitivement – très bien le pouvoir de la vie, des passions les plus humaines, ainsi que de leur contagion. Dès lors, nous devons aussi avoir conscience de celles-ci et les pratiquer. Surtout que le dire-vrai honnête et franc est bien une arme surpuissante. Il a, pour citer à nouveau la belle expression de Foucault, un « effet de retour » qui aide le sujet et la collectivité dans leur évolution dans le sens de la vie [3].

Dans ce contexte, l’attitude la plus féconde des personnes ayant déjà en bonne partie assimilé le réel n’est pas de se retrancher dans leur « savoir » ni leur identité politique a priori, mais d’essayer de faire advenir un devenir collectif fécond en aidant la majorité de la population et les classes dirigeantes et responsables de bonne volonté à en venir à comprendre et à assimiler à leur tour ce réel. En d’autres termes, il nous faut, dans cette situation tragique et douloureuse, angoissante et désorientante, travailler à soutenir toujours mieux notre assimilation collective du réel.

Sur ce point, Camus, dans L’homme révolté, a développé une analyse qui vaut encore de nos jours. Il écrit en effet en 1951 : « nous n’avons plus d’autre espoir que de rassembler, un à un, en de longues années, les solitaires qui marchent vers l’unité ». Nous devons choisir « la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait », et prendre pleinement conscience que « dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour. Nos frères respirent sous le même ciel que nous, la justice est vivante. Alors naît la joie étrange qui aide à vivre et à mourir et que nous refusons désormais de renvoyer à plus tard. Sur la terre douloureuse, elle est l’ivraie inlassable, l’amère nourriture, le vent dur venu de la mer, l’ancienne et la nouvelle aurore. Avec elle, au long des combats, nous referons l’âme de ce temps. » Et d’ajouter : « à cette heure où chacun d’entre nous doit tendre l’arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l’histoire, ce qu’il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre, à l’heure où naît enfin un homme, il faut laisser l’époque » et s’ouvrir au « devenir », « se corriger les uns les autres », afin qu’advienne  « quelque chose » qui « a du sens, enfin, que nous devons conquérir sur le non-sens ». C’est ainsi que « la révolte s’appuie sur le réel pour s’acheminer vers la vérité », afin de « fai(re) avancer l’histoire et soulage(r) la douleur des hommes ». Dès lors, elle « prouve » qu’elle « est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est donc amour et fécondité ou elle n’est rien » [4].

 

1 Voir sur ce point notre billet 1.

2 Nous récapitulons ici ce que nous avons dit dans les billets précédents.

3 Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres I. et II., op. cit.

4 L’homme révolté, Gallimard, 1951, ici le dernier chapitre « La pensée de midi ».

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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