Billet invité.
Le succès de la pensée libérale est tel dans le monde politique qu’il rend caduque la définition de la démocratie au sens que lui donne cette même pensée libérale. La capacité de changer de gouvernement sans effusion de sang par un processus organisé (*) n’est plus que spectacle et illusion quand les alternances ne conduisent qu’aux mêmes décisions politiques. Quatre aspects me semblent essentiels dans ce processus de délitement.
Un déséquilibre profond des rapports de force s’est établi entre les Citoyens, le Pouvoir économique et le Pouvoir politique. Le monde politique n’a pas pris conscience que l’une des principales conditions du bon fonctionnement de la démocratie est la garantie donnée à cet équilibre, indépendamment de la capacité de chacun des groupes à influencer la marche de la société ou à exercer un chantage sur l’ensemble du corps social. Des choix univoques au profit de tel ou tel groupe de pression tendent à se substituer à une vision impartiale de l’État qui devrait être sinon la règle, du moins l’idéal à atteindre. Arbitrer systématiquement en faveur de l’économie parce qu’on lui a attribué une place centrale dans le fonctionnement de la collectivité, c’est instituer une oligarchie où les oligarques ne sont même pas exposés aux affres du pouvoir.
La nécessité absolue de préserver ou de gérer au mieux les biens communs n’est pas un élément central de la décision politique, au mieux c’est un aspect contingent pris en compte dans l’analyse de départ. Cette constatation n’est que la traduction d’une vision court-termiste, résultant dans les faits de cette vision univoque du cadre de l’action politique.
Le monde politique est incapable d’établir une cohérence entre la nécessaire harmonisation de l’action politique dans un espace géographique large et les attentes des citoyens. Pire encore, l’addition de niveaux de pouvoir politique supranational ou la création d’institutions indépendantes du pouvoir politique, dans des conditions qui échappent à tout contrôle démocratique, serait la ruse ultime qui permettrait au personnel politique de se comporter en acteur investi du pouvoir, mais déresponsabilisé par rapport à l’exercice de celui-ci.
Cette idée renvoie aux interrogations sur cette motivation particulière des individus pour le pouvoir. Il est un objet autonome de désir qui peut être ancré profondément dans l’inconscient des individus, au-delà de toutes considérations rationnelles. Il donne à son bénéficiaire à la fois cette impression de puissance dont j’imagine qu’il est difficile de se défaire, et cette douce sensation de ne pas être engagé davantage par ses promesses ou ses actes, comme l’esquissait le superbe billet d’« Un Belge » paru sur le blog. Il y a un divorce profond entre le mandat confié par les électeurs, en général sur la base d’un programme de gouvernement, et la perception qu’ont les élites politiques sur la nature de ce mandat qui ne serait à leurs yeux que la faculté d’exercer ce pouvoir. Les électeurs sanctionnent les politiques de cette situation par des alternances répétées ou des taux d’abstention élevés. Rien n’y fait, le personnel politique a maintenant intégré le fait que son tour vient une fois sur deux.
Une fois ce constat fait, reste à esquisser une réflexion sur la revitalisation de la démocratie. On peut, à l’instar de Castoriadis imaginer l’établissement d’une démocratie radicale, où l’exercice du pouvoir par une hiérarchie instituée au sein d’une société disparaît. Mais si la machine à fabriquer le consentement est aujourd’hui en panne dans la plupart des pays qui se réclament de la démocratie, la fabrication du consensus (°) paraît tout aussi hypothétique dans une société aussi fragmentée que la nôtre. Au-delà des questions sur le contenu d’une nouvelle politique, la revitalisation de la démocratie passe aussi par la recherche d’un consentement éclairé de la part des citoyens. Il faut en finir une fois pour toutes avec ce consentement fabriqué de plus en plus difficilement par la propagande libérale. À défaut de voir les partis politiques traditionnels retrouver une vision et opérer de leur propre fait à un rééquilibrage des rapports de force, on peut imaginer quelques directions pour retrouver le sens de la démocratie.
Le bilan de l’action d’un État ne peut se limiter au déficit budgétaire, au taux de chômage, d’inflation ou aux excédents de la balance commerciale. Ces choix ne font que refléter le cercle vicieux du tout économique dans lequel se sont enfermés les gouvernements successifs. Les citoyens, les acteurs de la société civile doivent pouvoir ajouter un certain nombre d’indicateurs, chiffrés ou non, qui devraient faire partie du bilan présenté obligatoirement par les gouvernements qui se succéderont au pouvoir. L’espérance de vie en bonne santé, la consommation des ressources non renouvelables, la répartition des richesses et d’autres indicateurs plus qualitatifs doivent faire partie des critères de jugement portés régulièrement à la connaissance des citoyens. Une procédure de consultation permettrait dans un premier temps d’identifier un certain nombre de critères dont le choix final serait validé par un referendum. De la même manière, tout projet de loi devrait être visible sur Internet au minimum un mois avant le vote avec une possibilité offerte aux citoyens d’apporter des commentaires, aux groupes organisés (sur le mode de la pétition) et aux acteurs de la société civile de proposer des amendements (ça créera au minimum quelques postes de modérateurs juristes) avec un examen final en commission avant le vote.
Les biens communs devraient faire l’objet d’une constitution séparée où leur utilisation raisonnée serait garantie. Comme il existe un conseil constitutionnel, un conseil des biens communs statuerait à la demande des instances représentatives ou des citoyens sur la validité d’une loi, d’un acte administratif ou privé et garantirait ainsi la bonne utilisation des biens communs au regard de cette nouvelle constitution spécifique.
Quels que soient l’espace géographique ou les instances dans lesquelles les décisions sont prises, il ne peut y avoir d’espace où des représentants élus par un scrutin direct n’aient pas leur place. L’existence d’organismes indépendants, d’institutions investies d’un pouvoir sans que le cadre et le contenu n’aient été formellement approuvés est la réfutation même de la démocratie. Tout organisme ou institution se voyant déléguer un pouvoir politique doit présenter un programme clair faisant l’objet d’un vote, et des citoyens doivent pouvoir assister aux travaux de ces organismes et en rendre compte librement.
Refréner la motivation pour le pouvoir n’est probablement pas une chose simple, tant elle touche probablement au moi profond de l’individu, mais on peut essayer de limiter les dérives inhérentes à l’exercice du pouvoir. Le non-cumul des mandats est une piste dont on parle depuis longtemps, elle ne peut suffire à limiter cette appétence tant qu’il y aura de gros gâteaux à conquérir. On peut imaginer que les hommes politiques occupant un mandat tant soit peu important (maire, député…) devraient être placés automatiquement sous une forme de curatelle pendant la durée de leur mandat, certifiant leurs comptes et rendant un peu plus facile le contrôle du patrimoine des élus. La durée d’une carrière politique devrait être limitée, par exemple à deux mandats successifs au même poste ou trois mandats sur deux postes différents (en considérant un ministère comme un mandat). Une carrière politique serait alors limitée au pire des cas à 18 ans, ce qui obligerait à un renouvellement constant du personnel politique. Enfin des citoyens sur une liste de volontaires seraient tirés au sort à chaque session parlementaire pour assister aux travaux et rendre compte des débats.
J’évoquais au début de ce billet l’image d’une démocratie spectacle vidée de son sens par la répétition du même texte. On peut imaginer rester silencieux devant ce simulacre, ne pas applaudir à la fin de la représentation en attendant la suivante, en espérant que les acteurs finissent par changer leur texte. Mais le risque existe aujourd’hui que le rideau ne tombe pour toujours. On peut aussi essayer de réécrire les textes, de changer les acteurs, espérer que le nouveau spectacle entraîne un retour de cet enthousiasme collectif dont nous avons tant besoin.
__________________________________________________________________
(*) Pour reprendre peu ou prou la définition de Popper, encore que l’on peut se demander si l’uniformisation des politiques n’est pas l’aboutissement de la politique libérale.
(°) La forme particulière de l’imaginaire social nécessaire à la prise de décision dans une démocratie directe ne reflète-t-elle pas autre chose que la fabrication du consensus ?
(suite) (« À tout seigneur tout honneur ») PJ : « il n’est pas exclu du tout que je me retrouve dans la…