Billet invité.
École libre du totalitarisme ou école totalitaire de la liberté. – Vous êtes libres de choisir. De quoi vous plaignez-vous ? – Forme une triade horrifique avec l’école ordolibérale allemande et l’école autrichienne. Son directeur le plus connu : feu Milton Friedman, homme de paix que son prénom renvoie en enfer. Sa devise : « Life is unfair » (« La vie est injuste »), ce qui sous-entend non de la commisération mais le souci de tirer profit (« to deal with ») des injustices constatées. Les quelques miettes tombées de la table des goinfres suffisent à prouver que les bénéfices colossaux engrangés par ce moyen finissent toujours par ruisseler sur la tête des nécessiteux. Tendez vos sébiles.
L’école de Chicago, d’inspiration libérale, se caractérise par de hautes ambitions en matière de liberté. Elle s’est ainsi illustrée, dans les années 1970, par son soutien appuyé aux dictatures sud-américaines, preuve que « l’histoire du monde libre s’écrit avec une grande hache » (Michel Montfort). Un peu de Chili et beaucoup de carne. Le libre marché dont elle fait l’apologie vous permet de marcher librement tant que vous jouez le jeu. Si vous regimbez, invoquant je ne sais quelle niaiserie communarde au sujet du bien commun, n’importe quel psychopathe en uniforme d’opérette et à petite moustache en brosse est libre de marcher sur vous. On notera, non sans étonnement, que parmi les apologistes les plus en vue, à une certaine époque, il s’en rencontrait beaucoup, tel Friedman lui-même, dont les ancêtres avaient fui les persécutions antisémites en Europe centrale. Le fascisme, sous ses avatars multiples, noue des alliances inattendues.
L’école de Chicago est considérée comme la forge du monétarisme, du néolibéralisme et du libertarianisme. On la dit en voie d’essoufflement, sans doute parce qu’elle a assommé trop de peuples avec son enclume. Il semblerait qu’elle ne produise plus que des clous pour aider les gouvernements à colmater avec des planches en balsa les brèches qu’elle-même a ouvertes dans la coque de la nef de l’État. En dépit du discrédit qui, par un juste retour de marteau, la frappe de nos jours, elle trouve encore des oreilles amies où se répandre en conseils avisés. Difficile de dynamiter une école qui compte tant de prix Nobel. Il faut concéder, quelque mal de rein que cela nous flanque, que son histoire est fort riche, plus riche en tout cas que ce que le legs monstrueux de Friedman & Co pourrait laisser penser.
Monétarisme, néolibéralisme, libertarianisme. Tout de suite les vilains mots. On hésite, à les entendre, entre vomir sur ou sous le tapis, selon qu’on a du coeur ou de l’éducation. Pourtant, ils ne disent pas tout de l’école de Chicago. Leur plein épanouissement date de l’intronisation de Friedman, en 1976, comme chef de file nobélisé, mais avant Friedman, la ligne libérale de l’école était moins jusqu’au-boutiste, quoiqu’on pût en deviner l’évolution à certains signes (le terme néolibéralisme était déjà dans les conversations au colloque Walter Lippmann en 1938). L’école naquit à la fin des années 1930, alors que le président Roosevelt mettait en place le Welfare State et que se multipliaient les attaques contre l’État, rendu responsable du krach de 1929 et accusé d’aventurisme dans sa gestion de la crise. Les libéraux américains s’écharpaient : faut-il plus de règles, faut-il moins de règles ? Un groupe se constitua autour de John Maynard Keynes et des concepteurs du New Deal, favorable à une refonte du libéralisme. Un autre se constitua à Chicago, autour de Frank Knight, favorable à la défense de l’orthodoxie libérale (car avant d’être néo, les Chicago boys furent plutôt archéo), telle que définie par John Stuart Mill dans De la liberté (1859). Pour Mill, la contrainte, c’est le mal. Une seule contrainte est tolérée, comme premier degré de la sociabilité, celle qui vous interdit d’empiéter sur la liberté de votre voisin. L’État n’a de raison d’être que comme garant des libertés individuelles et comme protecteur du libre-échange. Cet interventionnisme minimal ou négatif concédé à la puissance publique est ce qui distingue nettement les Chicago boys première époque des keynésiens première époque. On retiendra que l’État, pour les orthodoxes, a encore le droit de cité. Le laisser-faire, en économie, supporte les garde-fous. Comme les orthodoxes n’étaient pas des ânes bâtés, leur libéralisme s’est coulé dans le moule des problématiques contemporaines. C’est ainsi que Knight dénonçait la concentration des richesses et soutenait les lois antitrust. Son élève Friedman, bizarrement, ne devait pas reprendre ces deux points. Ce qu’il conserva, en revanche, c’est l’idée d’un État réduit à son expression la plus simple, pas encore volatile, mais toujours près de l’être.
Friedman appartient à la seconde époque de l’école de Chicago, celle inaugurée par la fondation, en 1947, de la Société du Mont-Pèlerin, véritable hélépole lancée contre le mur en construction du projet keynésien de pacification des échanges et contre la redoute bien défendue mais pas encore tout à fait sèche du programme du CNR. Le monétarisme friedmanien, reprenant l’antienne de la responsabilité exclusive de l’État dans le krach de 1929, préconise de retirer à l’État ses missions d’émetteur et de régulateur des flux monétaires et de les confier à une banque centrale olympienne, immunisée contre les pressions politiques et imperméable aux péripéties conjoncturelles. Le monétarisme n’est pas court-termiste. Il règne sur le Temps. Respect, s’il vous plaît. La BCE, dans ses principes, paraît être un chef-d’oeuvre friedmanien, bien davantage que la Fed, dont l’indépendance ne saute pas aux yeux (la présidence d’Alan Greenspan en fournit un exemple récent qui, par son cabotage conjoncturel, n’a pas peu contribué à l’aggravation du déficit américain). Il n’entre pas a priori dans ses attributions de se préoccuper d’aléas aussi inessentiels que les problèmes de trésorerie des États membres : « Il est interdit à la banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres […] d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite (article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ex-article 101 du TCE). » – Mais halte là. C’est aller un peu vite en besogne que de décréter que la BCE sacrifie au libéralisme friedmanien. Son combat contre l’inflation la rapproche plus, en effet, de l’ordolibéralisme allemand. – C’est vrai, mais les deux sont d’accord sur ce point qu’une banque centrale doit faire la politique monétaire de l’État à la place de l’État. Quand on y regarde à deux fois, on voit qu’un tel projet revient à regonfler l’outre qu’il prétend dégonfler, à créer un État dans l’État, ou plutôt un État au-dessus de l’État dont la qualité de l’arbitrage paraît tout aussi flottante et sujette à caution. Les Olympiens, du reste, n’étaient pas exactement l’image sublimée de l’humanité qui rampait à leurs pieds.
La grande affaire de Friedman, c’est l’homo oeconomicus, une créature ancienne réanimée pour l’occasion. L’homo sapiens sapiens pense trop par balbutiements successifs qui font trébucher ses entreprises. L’homo oeconomicus, lui, est un homme rationnel, calculateur, qui met en oeuvre des moyens en vue d’une fin qu’il garde constamment à l’oeil. C’est l’homme du progrès en marche. Ici aussi, Friedman s’écarte nettement de son maître Knight qui, dans Freedom and Reform : Essays in economics and social philosophy (1947), qualifiait de « madness » (« folie ») la réduction de l’homme à un boulier pensant. Il entre également en conflit, sur ce point, avec l’école autrichienne, dont l’une des éminences brunes, Ludwig von Mises, dès 1949, dans Human Action, a treatise on economics, moquait le « fantôme mythique » de l’homo oeconomicus. La grande déperdition anthropologique est enclenchée par le phagocytage du réel qu’opère la théorie friedmanienne. L’économie sort en trombe de l’enclos domestique. Elle détermine tous les comportements, s’invite dans tous les échanges, colonise tous les champs du savoir. Elle en est,urbi et orbi, comme on disait jadis de Léopold II, homme d’affaires belge spécialisé dans le caoutchouc lavé au sang noir, qu’il en était, pour signifier qu’il était de toutes les entreprises lucratives.
Un degré supplémentaire de folie est franchi avec le concept de « capital humain », germe friedmanien cultivé sous serre par Gary Stanley Becker (Human capital : A theoretical and empirical analysis (1964)). Le « capital humain », c’est l’ensemble des ressources que possède un individu et/ou qui sont mises à sa disposition par d’autres individus plus ou moins volontaires, et qu’il lui incombe de faire fructifier judicieusement, en être responsable (traduisez : autonome). Faites-vous fructifier vous-même et faites-vous fructifier les uns les autres. Tel est le motto de l’évangile beckérien. L’éthique du bien commun, qui préoccupait encore les premiers libéraux, est balayée par l’obsession du bon placement, l’adjectif « bon » devant être entendu dans son acception étroite de « bon pour ma pomme » ou à peine élargie de « bon pour ma caste ». Comme Friedman avec son homo oeconomicus, Becker décline son « capital humain » à toutes les sauces. Le choix d’un conjoint ou d’une conjointe témoigne ainsi systématiquement, selon lui, de cette attention portée au bon placement. Et une partie des évolutionnistes d’applaudir, qui ne voient pas la gueule d’enfer où ils se ruent en y poussant les mânes hurlantes de Darwin. Becker s’intéresse également, dans « Crime and Punishment : An Economic Approach » (1968), à la psychologie des gangsters, en hommage, peut-être, à un Chicago boy du temps de la prohibition, un certain Al Capone. Non, je plaisante. Il n’y a strictement rien de commun entre la mafia et les amicales d’entrepreneurs (en économie, en politique, en justice, etc.), rien de commun hormis une intelligence calculatrice en quête d’un bon placement. Chaque délit, chaque crime commis, soutient Becker, est un investissement dont il est attendu un profit et qui comporte un risque de perte(s). Quand on voit qu’un arbitrage réalisé au profit d’un homme d’affaires véreux peut être requalifié par un juge d’« escroquerie en bande organisée », on se dit que la rencontre des mafiosi et des entrepreneurs sur les brisées du bon placement n’est pas tout à fait fortuite.
La déclinaison impérialiste du « capital humain » par Becker, comme plus généralement celle du mot liberté par les néo- et ultralibéraux, est un vice épistémologique rédhibitoire. Qui trop embrasse mal étreint. Hegel décrèterait que le fétiche est la mort de la chose qu’il représente ; Bergson ironiserait : quand un concept veut tout dire, il ne peut plus rien dire. Il semble que Friedman lui-même ait été conscient de ce problème. Ainsi le voit-on défendre, dans Free to choose (1980), essai coécrit avec sa femme, l’idée d’un chèque éducation pour remédier à l’endettement exponentiel des étudiants américains (deuxième poste d’endettement des ménages en 2010). Détail amusant, les ultralibéraux, à la parution du livre, accusèrent ses auteurs de sympathies keynésiennes. Friedman partisan d’un retour de l’État dans l’éducation ? Friedman faisant de l’anti-Friedman ? Méfiance. C’était surtout un fin goupil, comme l’atteste l’exemple de l’impôt négatif, dont il fit la promotion dans Capitalism and Freedom (1962). L’impôt négatif est l’autre nom d’une allocation d’un montant unique versée par l’État à tout individu et couplée à un impôt sur le revenu à taux fixe. Voyons-y une belle entourloupe. Sous couvert de simplification de la gestion de la solidarité nationale, l’allocation se substituant à tout ou partie des aides existantes, l’impôt négatif, comme les facilités d’emprunt auprès des banques privées, achète à vil prix la paix sociale : il brouille la lisibilité de la solidarité nationale, il ne corrige en rien les écarts de richesse et les rapports de force qu’ils expriment, il les aggrave même par un taux d’imposition fixe (car un petit revenu imposé à 25 % est plus sévèrement amputé qu’un gros au même taux), et il accorde aux entrepreneurs un permis de baisser les salaires. « Life is unfair », que voulez-vous.
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