Billet invité
Lorsque l’on prend le temps d’écouter dans le détail ce qu’a déclaré le 12 juin 2013 devant la commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers, Pierre Condamin-Gerbier, ancien associé-gérant chez Reyl Private Office, (2006-2010) et ancien représentant de l’UMP en Suisse, l’élément qui ressort avant tout est le caractère « généralisé » du « système » off-shore. Reprenons ici presque mot pour mot ce qui a été dit sur les personnes et les milieux concernés par ce système :
1. Les banques suisses.
2. Les banques françaises et mondiales.
3. Une « très grande partie » des Etats européens (dont la France), à travers les services secrets (pour les rançons aux preneurs d’otages) – certains pays ou lieux étant des lieux off-shore très importants (Luxembourg, Suisse, Londres, Hong Kong, Chine).
4. Un grand nombre de « personnalités politiques et des partis politiques de l’ensemble de l’échiquier français », à la fois pour leur « enrichissement personnel », et pour « les partis qu’ils représentent ». Il dit connaître personnellement 15 noms. Lors de l’audition, il a évoqué « Eric Woerth » et « Patrick Devedjian » concernant certaines « rencontres » UMP – sans faire le lien direct avec les banques, mais ils sont tout de même nommés. Sont aussi évoqués des « ministres de la précédente et de l’actuelle majorité », un « représentant du parti socialiste en Suisse », tandis que des informations détaillées et étayées doivent être ultérieurement publiées et données à la justice, « une fois que l’environnement y sera favorable » (car au moment de l’audition il n’est pas encore assez « protégé » des « menaces » qu’il reçoit).
5. De nombreuses « personnalités proches » de partis politiques, ou « des soutiens financiers » souvent « déguisés en institutions périphériques » (« cercles de réflexion », « cercles d’affaire mondains »).
6. Les grandes entreprises et multinationales.
7. Les « grandes familles ».
8. Tout un ensemble de particuliers disposant d’une fortune réelle mais de taille modeste, et d’un réseau d’influence réel.
9. Le milieu financier, l’immobilier, le monde de l’art, le diamant (entre autres).
Cette audition montre bien que notre société recèle encore des forces démocratiques vivaces. Nous devons d’ailleurs à Mediapart, particulièrement en ce qui concerne « l’Affaire Cahuzac » [1], d’avoir été le lanceur de ce qui est bien la révolte actuelle des forces démocratiques contre la démocratie de basse intensité qui est la nôtre [2].
Même si l’existence d’un système off-shore étendu voire généralisé était connue, et même si l’Affaire Cahuzac et ses suites ont permis une prise de conscience collective de l’existence du problème ainsi que l’ouverture de poursuites judiciaires concernant des fraudes fiscales liées au off-shore, cette audition constitue un véritable choc, d’autant plus qu’elle corrobore ce qu’annoncent Mediapart en ce qui concerne Reyl & Cie (et l’ensemble du système off-shore) [3], mais aussi Le Monde [4]. Ces deux journaux évoquent entres autres « Hervé Dreyfus », le gestionnaire de fortune de « Nicolas Sarkozy ». Leurs enquêtes permettent de compléter cette liste fort inquiétante. D’autres révélations viendront sans doute.
Nous devons prendre la mesure de la situation. Cette généralisation – ou dans nos termes cette quasi-généralisation, car tout le monde « n’en est pas », sinon il n’y aurait pas de lanceurs d’alerte ni de parole possible sur ces questions – est proprement stupéfiante pour qui a la démocratie à cœur. Elle nous plonge dans un sentiment de vertige devant le caractère généralisé du système off-shore. Elle est aussi le signe que nous connaissons en ce moment un tournant politique majeur, comme je propose de l’analyser dans « Mes réflexions pour un mouvement néodémocratique » publiées en ce moment sur le blog [5].
Dans ce cadre, après cette audition, plusieurs questions se posent à nous en tant que collectivité démocratique : que faire face au caractère quasi-généralisé de ce système ? Comment faire en sorte que l’« énormité » de la tricherie puisse être prise en compte dans les orientations politiques à venir (du gouvernement comme des partis lors des débats courants et lors des élections) ? Que faire, en premier lieu en ce qui concerne le système fiscal français, pour une véritable réforme de système général, qui sorte du cadre actuel, puisque toutes les mesures prises en ce moment sont inefficaces ? De ce point de vue, les propositions de Condamin-Gerbier, d’un « rapatriement sur une base anonyme » avec « pénalisation forte mais non-confiscatoire », associé à une « contrainte de réinvestissement de l’argent dans un grand emprunt d’Etat » pour nos « besoins publics », sont insuffisantes. D’ailleurs, malgré le courage qu’il faut bien sûr lui reconnaître, la critique par Condamin-Gerbier de ce qu’il considère comme l’« hypocrisie » de cet autre lanceur d’alerte qu’est Falciani en ce qui concerne UBS est pour le moins problématique. Il reste que le fait qu’un ancien représentant de l’UMP comme lui pose de telles questions à notre démocratie de basse intensité est important pour notre débat et notre avenir.
Bref, notre question est maintenant la suivante : comment faire en sorte que le pouvoir politique réforme le système ? Pour cela, comment faire se lever un mouvement démocratique général qui permette cette réforme globale ? Dès lors, comment faire se lever ce mouvement à la fois dans la population, chez les classes dirigeantes et responsables qui sont de bonne volonté (car elles existent malgré tout, même si elles sont minoritaires), et surtout chez les élites qui se rendraient véritablement compte de leurs erreurs ? De plus, comment réaliser cette réforme et cette sortie de cadre (sur la question du off-shore, mais aussi plus largement), au regard de la réaction à venir de tous ceux qui sont ainsi mis en cause, qui disposent de beaucoup d’influence et de pouvoir, et qui ne se laisseront sans doute pas faire ?
Telles sont les questions qui se posent à nous, et auxquelles nous allons devoir réfléchir pour qu’une prise de conscience du caractère systémique de la crise permette un changement global de cadre qui – utilisons le terme – « sauvera » nos démocraties, mais qui « sauvera » aussi par là-même nos sociétés et notre espèce du grand effondrement écologique, économique et social qui les menace ? En effet, c’est bien le caractère totalement dérégulé de la finance qui, nous le savons, fait que la crise systémique que nous connaissons risque de nous entraîner dans ce grand effondrement [6].
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1 Fabrice Arfi, L’affaire Cahuzac. En bloc et en détails, en collaboration avec la rédaction de Mediapart, 2013.
2 Edwy Plenel, voir par exemple ici.
3 Ne citons que Dan Israel, ici.
4 La boîte de Pandore d’une banque suisse très prisée des VIP parisiens
6 Paul Jorion, Misère de la pensée économique, Fayard, 2012.
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