Réflexions pour un mouvement néodémocratique (II) – Le tournant politique actuel, par Francis Arness

Billet invité. Le premier de cette série est accessible ici

Après un bref moment de prise de conscience collective suite à l’effondrement financier en 2008, le réel de la crise systémique a pu être occulté pendant quelques années. À ce réel a été substituée la réalité que nous assène le système néolibéral. Seule une minorité de la population et des classes dirigeantes et responsables a véritablement assimilé ce que signifiait la crise financière de 2008. Ils l’ont fait en s’appuyant sur les réflexions de ceux qui en avaient pris conscience auparavant. Tout ceci produit un vaste mouvement de réflexions encore minoritaires, mais tout à fait réel et inventif1. En outre, malgré les résistances de toutes sortes, le processus d’assimilation du réel se répand petit à petit dans la population et dans les classes dirigeantes et responsables.

Nous avons à faire à une situation d’urgence, et la violence de l’occultation du réel par le système est inquiétante. Certes, si pour un certain nombre de personnes, nous sommes là à écrire et discuter sur la crise et sur la recherche de solutions, c’est que nous avons – à peu près – assimilé le réel. Mais l’assimilation du réel demande du temps, y compris chez les personnes et les groupes de bonne volonté, que ce soit dans les classes dirigeantes et responsables ou dans la population. La difficulté à assimiler le réel chez nos concitoyens est politiquement problématique, mais existentiellement compréhensible. Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, l’être humain n’est pas connu pour sa lucidité naturelle, et le réel auquel nous avons à faire est complexe, angoissant et tragique, car il en va, nous le savons, de la destruction de notre monde naturel et de la survie de l’espèce. Si la majorité de la population et des classes dirigeantes et responsables de bonne volonté n’arrive à pas assimiler le réel de la crise systémique, c’est parce que le changement qui en résulte n’est pas qu’économique, mais implique la nécessité de modifier notre civilisation et nos manières de vivre, et de faire face à la complexité et au tragique. Deuxièmement, nous ne devons pas oublier que toute modification des habitudes quotidiennes et des manières de vivre prend du temps, et que seule une véritable assimilation du réel, en-deçà de l’évolution des opinions, permet une telle mutation. Troisièmement, une autre raison de cet échec ou de ce retard dans l’assimilation du réel est l’efficacité des moyens et des ruses mis en place par le système pour occulter le réel. En effet, jusque récemment, le réel était méthodiquement occulté par les gouvernements en place, ainsi que par une très grande majorité des classes dirigeantes et responsables, dont le monde politique, mais aussi une bonne partie de la population. L’ivresse ponctuelle et aveuglante de l’élection présidentielle et de sa performance narrative (qui est l’opération même de l’occultation politico-médiatique du réel ainsi que l’a montré Christian Salmon2) illustre bien l’efficacité de ces techniques d’occultation. Si ces dernières n’arrivent pas à emporter l’adhésion active, elles convainquent en tout cas de l’acceptation passive de ce qui est présenté comme un moindre pire. Là est la victoire de cette performance narrative. De plus, dans la mesure où une majorité de la population ne la soutiendrait pas, cette politique néolibérale n’est pas présentée comme telle par les gouvernements successifs qui la mènent, ni par les institutions économiques, sociales, médiatiques et étatiques – dont le monde politique dans sa large majorité – qui la mettent en oeuvre. Le discours politique est dès lors habilement construit pour cacher ce qui a réellement lieu, et cette occultation marche efficacement.

Les gouvernements, la majorité des classes dirigeantes et responsables, les institutions et les partis politiques menant ou soutenant une telle politique néolibérale, visent la perpétuation et l’approfondissement du fonctionnement néolibéral de notre société. Ils servent en cela la logique de concentration des richesses et d’oligarchie qui a permis de prendre possession d’une bonne partie des institutions économiques, politiques, sociales et médiatiques, et vise encore à prendre le contrôle d’autres institutions. De plus, ils refusent de se poser les questions du réel, et de l’effondrement à venir si nous ne changeons pas de cadre. Cette occultation du réel et de l’avenir leur permet d’imposer un court-termisme et un discours de l’ « absence d’alternative », en fait du moindre pire. Une grande partie du discours du gouvernement et de ces institutions visait et réussissait à perpétuer une telle occultation du réel et de l’avenir. Cette ruse néolibérale a longtemps fonctionné. Cela a été permis par le fait qu’une large partie des opposants au système ne fonde pas son opposition politique sur le réel, sur sa révélation et sur la construction de l’avenir en regard de celle-ci. Au contraire, sans s’en rendre compte et malgré beaucoup de bonne volonté, cette large partie des opposants au système participe à sa manière de cette occultation collective du réel. Heureusement, les voix qui ont essayé de montrer ce qu’il en est vraiment ont réussi à opérer une véritable brèche dans le système. Comme l’écrit Foucault, le dire-vrai a bien un « effet de retour »3.

Mais les choses changent. L’occultation du réel et de l’avenir par le système fonctionne – et fonctionnera toujours – de moins en moins. Le réel de l’effondrement rampant et de la crise systémique se révèle inéluctablement. L’idée de la nécessité d’un grand tournant progresse aussi. Cet échec de l’occultation et cette révélation progressive du réel constituent un tournant politique majeur.

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1 Voir sur cette question François Leclerc et Edgar Morin, La Voie, Fayard, 2011.

2 Christian Salmon, La cérémonie cannibale, Fayard, 2013.

3 Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres I. et II., Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, 2008 et 2009.

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