Billet invité
Je le rappelle à intervalles réguliers, il y a une crise de l’économie réelle qui est antérieure à la crise de l’économie financière, entre autres parce que l’économie réelle offre de moins en moins de travail rémunéré dans des conditions permettant de créer une demande solvable. D’une part, le travail de la machine tend à se substituer au travail de l’homme, d’autre part, il y a une parcellisation croissante du travail qui recouvre la division des tâches et son éclatement géographique vers des pays où le rapport de force entre employeur et travailleur s’exprime sans contrainte.
Cette division du travail recouvre souvent une organisation de la production entre assembleur final et sous-traitant, une hiérarchie entre entreprises dominantes, celles qui accaparent le meilleur de la marge dans la chaîne de valeur, et entreprises dominées qui subissent de plein fouet la pression des entreprises dominantes. Cette organisation a permis non seulement de générer des gains de productivité directs et indirects (par la concentration de la valeur ajoutée dans l’entreprise dominante), mais aussi de produire plus de valeur par unité produite. Initialement mise en place pour compenser l’épuisement de la consommation de masse en lui substituant une consommation de reconnaissance, ce type d’organisation s’est avéré redoutablement efficace quand les attentes de profits se sont élevées à la fin des années 80.
La crise actuelle est d’abord vécue par les grandes entreprises dominantes comme un ensemble de contraintes supplémentaires qui se gèrent par une série de mesures « appropriées » : réduction d’effectif, pression supplémentaire qui se propage vers les sous-traitants et les partenaires, adaptation des capacités de production quand il paraît évident que le marché ne retrouvera pas de sitôt son niveau antérieur, la panoplie est bien connue. La crise perdurant, il se fait jour dans le monde de l’entreprise un discours sur la nécessite de réformes structurelles, les fameux discours sur la compétitivité largement relayés par les médias et le monde politique. À cette démarche somme toute sans surprise s’ajoutent des envolées lyriques sur la nécessité du changement et de l’innovation, seule garantie d’échapper à la crise.
Cette dernière thématique est récurrente dans le discours des entreprises, et plus encore dans un contexte de concurrence exacerbée. Il faut innover, toujours innover, ce qui se traduit concrètement par la volonté de raccourcir le cycle de vie du produit ou de proposer toujours quelque chose de neuf dans l’espoir un peu vain que le client suivra. Or dans la plupart des secteurs, c’est l’inverse qui se produit, seul un nombre limité de secteurs (et d’entreprises) arrivant encore à générer cette dynamique, tandis que le client de moins en moins solvable tend à réduire ses dépenses dans tous les autres secteurs. Un autre point incontournable des discours d’entreprises, c’est l’espoir placé dans les nouveaux outils de communication. Quel que soit le secteur, Internet doit drainer de nouveaux clients (ne serait-ce pas les mêmes qu’autrefois ?), permettre de générer des marges additionnelles (c’est vrai avec le yield management et l’IP tracking), une nouvelle relation doit s’établir avec le consommateur, votre produit doit communiquer, sans que le bénéfice ne soit toujours évident à part dans quelques domaines précis (alarme, guidage). Cette intrusion du high-tech même dans les domaines les plus incongrus ne refléterait-elle pas plutôt un manque d’imagination ?
Ce qui subsiste entre les lignes de ces discours, c’est l’expression nue de la loi du plus fort, l’espoir que la stratégie que l’on va mettre en œuvre permettra de se différencier des concurrents (en d’autres termes, de les éliminer). La crédibilité du discours sur le changement est d’autant plus sujette à caution qu’en réalité, dans le monde assez réduit des entreprises dominantes, tout le monde à l’œil rivé sur la stratégie de son voisin. Une part importante de la consommation finale est sous la coupe de la grande distribution, les quelques acteurs majeurs du secteur (ils ne sont pas nombreux) sont à l’affût de tous les changements, de toutes les innovations que l’on peut mettre en œuvre dans telle ou telle enseigne, tel ou tel magasin. Il ne faut pas un an pour que ce qui était une expérience dans un magasin devienne un standard du secteur. Pour les biens et services où le producteur reste dominant, chaque innovation d’un acteur majeur est disséquée, analysée et finit par apparaître sur l’ensemble des produits proposés au marché sous des appellations diverses qui reflètent le seul espace où l’imagination est encore reine : celui des « créatifs » publicitaires.
La technologie a permis de changer constamment les produits offerts au client, sans que les bénéfices qu’en tire le consommateur soient toujours évidents. Que dans cette course au changement, des entreprises disparaissent ne fait que justifier ex post cette stratégie de l’innovation permanente. Elle n’a pourtant pas changé fondamentalement la nature de la concurrence ou de la production depuis l’apparition de la norme de consommation à la fin des Trente Glorieuses.
En réalité, il y a une inertie énorme de la part des grandes organisations qui travaillent avec des processus et une organisation commerciale complexe, des outils de production lourds et souvent peu flexibles quand l’entreprise dominante produit encore elle-même. Les préoccupations sont avant tout de l’ordre de l’opérationnel, l’ampleur des changements que l’on peut en attendre est au mieux très limité, au pire préjudiciable à l’ensemble de la société. Il n’est à aucun moment question de remettre en cause un mode de production ou un mode de commercialisation. On peut toujours mettre en avant dans le monde libéral la mythique du garage, celle de l’innovation du petit entrepreneur qui révolutionne le monde, mais la probabilité que celle-ci réponde aux enjeux de demain est proche de zéro. Pire encore, si elle constituait une menace pour la survie de ces entreprises dominantes, il est probable que celles-ci mettraient tout en œuvre pour étouffer la menace dans l’œuf.
Un dernier aspect du discours d’entreprise relève de la propagande pure et simple. L’entreprise « éthique », « responsable », est aussi rare que l’entreprise ne pratiquant pas l’évasion fiscale. En mettant en avant quelques actions écologiques ou sociales, les entreprises obtiennent à bon compte auprès de leurs consommateurs un blanc-seing sur l’ensemble d’une politique souvent douteuse. Communiquer sur telle ou telle bonne action réalisée ponctuellement quand l’on sous-traite dans une entreprise du Bangladesh (ou d’ailleurs) la fabrication de ces produits dans des conditions proches du servage ne devrait duper personne. La seule vraie mesure de l’éthique d’une entreprise, c’est sa politique quotidienne en matière sociale et écologique, et cela sur tous les sites exploités en propres, mais aussi chez les sous-traitants auxquels le travail est confié.
Le monde de l’entreprise ne répondra pas naturellement aux enjeux de demain : partage du travail, production durable, écologie… Son inertie et sa réluctance aux changements autres que ceux concernant les produits ou les méthodes de commercialisation sont immenses. C’est donc au politique de fixer des visions au-delà des considérations opérationnelles. Faire bouger les lignes en profondeur pour répondre à ces défis revient à fixer des règles sur la durabilité des produits, leur fréquence de renouvellement, leur empreinte écologique globale, les modes de production. Au lieu de cela, les politiques confondent la demande des entreprises (entendez les réformes de compétitivité) avec une demande structurelle. Ils ne comprennent pas (à moins qu’ils ne comprennent que trop bien) que ces réformes ne font que prolonger les règles actuelles de la compétition, où logiquement ne survivront que quelques grands prédateurs. Décidément, « il fallait se dépêcher de tout changer afin que rien ne change » reste bien l’une des phrases clés pour notre compréhension de notre monde.
https://www.arte.tv/fr/videos/117217-023-A/tracks-east/