Réflexions pour un mouvement néodémocratique (I) – Le réel de la crise et la nécessité du grand tournant, par Francis Arness

Billet invité, premier d’une série à suivre

Le mot « crise » est souvent utilisé à tort et à travers dans les discours politiques, économiques et médiatiques. Il nous faut dès lors, avec tous ceux qui y travaillent, donner à entendre ce qui nous arrive réellement. Nous sommes pris dans une crise systémique. Celle-ci est due à la fois aux mutations démocratiques, sociales et techniques contemporaines, mais aussi aux conséquences chaotiques de différents facteurs[1] :

1. Le néolibéralisme mondialisé entraînant la concentration des richesses et du pouvoir dans les mains d’une véritable oligarchie et dès lors le fait que l’argent manque aux citoyens-consommateurs. Sur cette question de la concentration des richesses, nous disposons d’une étude toute à fait rigoureuse menée par Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston[2].

2. la colonisation agressive de la terre par l’espèce humaine qui détruit notre environnement ;

3. notre refus de nous interroger sur la complexité (liée en bonne partie à la globalisation et à l’informatique) que nous déployons ;

4. l’occultation du réel à la base de notre système économique néolibéral mondialisé[3]. .

Le néolibéralisme n’est pas qu’une politique. Il consiste dans les faits en un fonctionnement général, à la fois économique et financier, social et politique, médiatique et individuel. Bien sûr, l’économie réelle, la société, la politique et les médias, ne se réduisent pas au néolibéralisme, mais le rapport de force y est clairement en faveur de ce dernier. Le néolibéralisme est la forme récente, radicalement mondialisée, du capitalisme. Cette forme récente du capitalisme a abandonné la vocation organisatrice de ce dernier pour ne plus être qu’un système de concentration de la richesse et de prédation organisé autour de la finance et des multinationales globalisées, et s’appuyant sur ces pivots du système que sont les paradis fiscaux. La tricherie est la règle dans le monde financier, ainsi que le montre l’ensemble des affaires qui ne cessent de sortir le concernant.

Face à cela, le fait de rendre compte du réel de la crise demande de rompre avec le discours « respectable » de l’éditorialiste ou du politique « mesuré ». Celui-ci doit laisser place au discours éclairant de l’analyste lucide. Sans pour autant tomber dans l’agressivité ni dans un quelconque complotisme, nous ne devons pas avoir peur des mots.

Le néolibéralisme a gagné la bataille menée depuis trente ans contre l’économie réelle, la société et l’Etat, et ne cesse dès lors de toujours gagner du terrain. Il a par-là même en bonne partie détruit l’économie réelle au profit de l’économie spéculative. La machine économique étant irrémédiablement cassée, le capitalisme néolibéral sous sa forme post-2008, « bancale » (François Leclerc[4]), ne survit que grâce à la perfusion monétaire permanente que lui prodiguent les autorités, entraînant un risque d’hyperinflation et d’explosion de la bulle spéculative. Profitant pourtant de la crise systémique, le capitalisme néolibéral bancal essaie de réduire la crise de la dette publique, et développe en ce moment en Europe une politique non pas d’austérité, comme on le dit souvent, mais de déflation (Jacques Sapir[5]), qui nous mènera à l’effondrement si l’on n’y met pas fin.

Si l’on étudie les choses dans leur logique économique profonde, c’est-à-dire en laissant de côté l’écume des discours politiques et la soi-disant « résistance » de la France au néolibéralisme, nous ne pouvons que constater qu’il existe un néolibéralisme français depuis les années 80. La France est parfaitement intégrée à l’économie mondialisée. Une large partie de la haute fonction publique a trouvé sa place dans les groupes qu’elle a elle-même privatisés. Cela donne une structure de décision économique concentrée très singulière par rapport aux autres pays « développés », mais qui n’en est pas moins néolibérale. L’importance des dépenses publiques ne doit pas nous tromper sur la structure profondément – et spécifiquement – néolibérale du système économico-politique français. Dans ce cadre, la social-démocratie occultée puis assumée du centre-gauche, devenue dernièrement « social-libéralisme », n’est, en son réel – c’est-à-dire derrière les ruses des discours, des story-telling et des performances narratives[6] – qu’un néolibéralisme pseudosocial. Ses accents sociaux ne recouvrent que des mesures à la marge ayant comme objectif de faire passer le néolibéralisme de fait. L’un des éléments du drame de la France et de l’Europe est que le centre-gauche s’est converti au néolibéralisme.

Le néolibéralisme a été mis en place par l’ensemble des gouvernements européens et par la très grande partie des gouvernements mondiaux. Il s’appuie sur une gouvernance – et non un gouvernement – oligarchique et sans véritable pluralité. Le pouvoir cherche à piloter – à contrôler – la société plutôt qu’à se fonder sur une interaction avec elle. Il s’agit de grignoter toujours plus l’autonomie des personnes et des institutions pourtant fondatrice de la démocratie. Cela entraîne notre démocratie de basse intensité (Edwy Plenel[7]). Cette gouvernance était encore il y a peu soutenue ou tout du moins acceptée de manière passive par la majorité des populations européennes. L’argument du « il n’y a pas d’alternative » – en d’autres termes, du moindre pire – arrivait – et arrive encore – à convaincre cette majorité. Malgré tout, il existe des éléments démocratiques dans notre société, car ses acteurs résistent et se montrent inventifs, ainsi qu’en témoignent l’extraordinaire travail journalistique de Mediapart, celui d’une partie bien existante des médias, mais aussi l’ensemble des réflexions collectives et des engagements dans le monde « réel » et sur internet.

Ce fonctionnement néolibéral dominant dans notre société et dans nos existences risque de nous mener au grand effondrement économique, social et écologique. Comme cela a été largement établi, la catastrophe écologique est possible. Si celle-ci a lieu, elle sera liée au réchauffement climatique entraînant une trop grande augmentation de la température et une modification radicale du climat qui feront disparaître l’humanité. Si nous ne réagissons pas à  cela à moyen terme, et que nous dépassons le point de non-retour, cette catastrophe devient même de plus en plus probable. En 2008, l’effondrement économique a été évité. Mais les politiques actuelles ne mènent qu’à l’effondrement rampant que nous constatons. Dans le cadre actuel, le travail tend à se raréfier, à la fois du fait de l’absence d’investissement dans l’économie réelle inhérent à la concentration des richesses qui se placent en spéculation, mais aussi du fait de la robotisation toujours croissante – entraînant la nécessité de devoir reposer la question de la définition du revenu. Les pays soi-disant « gagnants » (comme on appelle par exemple l’Allemagne) rejoindront bientôt les « perdants » dans la défaite, même si l’effondrement sera moins terrible – si tant est qu’un effondrement puisse être moindre.

Le capitalisme est à moyen terme objectivement voué à l’effondrement. Un système basé a priori sur la recherche et sur la concentration de la richesse ne peut à moyen terme fonctionner avec les contraintes écologiques présentes et à venir. Il ne s’agit plus d’être pour ou contre le capitalisme. Ce n’est plus la question. Il s’agit d’être postcapitaliste. Il nous faut imaginer une économie de marché à la fois écologique, sociale et collaborative (voire circulaire et contributive). Seule une véritable métamorphose de notre civilisation et une réorganisation de notre fonctionnement général – en premier lieu de notre système économique global – peuvent faire en sorte que la métamorphose d’un grand tournant économique et civilisationnel s’opère pour le mieux, en lieu et place du grand effondrement[8]. Ce sont là des faits objectifs, que ne doivent nous amener à occulter ni les compréhensibles protestations de nos intérêts à court terme et de nos habitudes quotidiennes et mentales, ni notre tendance à ne pas vouloir envisager en leur profondeur – au profit de la superficialité de nos opinions ou de nos discours politiques, seraient-ils de gauche et antinéolibéraux – les déterminismes économiques, écologiques et anthropologiques. Notre société dans son ensemble doit enfin penser contre elle-même.


[1] Je m’appuie largement sur Paul Jorion, Misère de la pensée économique, Fayard, 2012.

[2] Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston, « The network of global corporate control », http://arxiv.org/abs/1107.5728.

[3] En ce qui concerne l’occultation du réel par le système monétaire, je renvoie aux billets de Pierre Sarton du Jonchay sur le blog. Voir par exemple : sur l’euro numérique, http://www.pauljorion.com/blog/?p=52959 ; sur le bancor, http://www.pauljorion.com/blog/?p=53474#more-53474

[4] Voir http://www.pauljorion.com/blog/?p=52689

[5] Voir par exemple http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2012/09/04/10001-20120904ARTFIG00503-jacques-sapir-et-philippe-villin-non-a-l-euro-deflation.php

[6] La cérémonie cannibale, Fayard, 2013.

[7] Voir par exemple http://www.mediapart.fr/journal/france/101212/affaire-cahuzac-le-ministre-la-presse-et-la-democratie

[8] Sur cette question du « grand tournant » (l’expression est de Paul Jorion), voir en premier lieu Paul Jorion, op. cit. et Edgar Morin, La Voie, Fayard, 2011.

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