Le parti du Peuple majuscule, par Bertrand Rouziès-Leonardi

Billet invité.

Le populisme existe-t-il autrement que comme injure à destination de l’adversaire politique dont la drague ramène une clientèle plus nombreuse ? Arrêtons-nous un instant sur le mot, qui doit bien signifier une chose avenante pour qu’on en fasse un repoussoir parmi ceux-là mêmes qui recherchent les suffrages du peuple, gardent les suffrages et régurgitent le peuple.

POPULISME. Les termes en -isme n’ont pas la cote. Selon qu’on s’y trouve coincé comme sur une langue de terre paradisiaque que pincent deux océans ou qu’on actionne soi-même, depuis l’Olympe, la pince océanique, ils suggèrent un resserrement subi ou machiné de l’idée exprimée par le radical. Mais si l’on entend « isthme » dans populisme, on peut aussi bien, moyennant une petite manipulation, entendre « -issime », survivance d’un suffixe superlatif latin, ce qui ferait de notre populisme le parti du Peuple majuscule. Un parti du Peuple majuscule ne constitue pas le peuple en force de frappe uniforme, en marteau-pilon pour tête de Turc du moment. Cela, ce serait le parti du peuple minuscule, de même qu’il existe dans l’Islam un jihad minuscule, une ascèse par la violence à l’usage des croyants frustes pour qui verser le sang honore le verset qui l’ordonne. Un parti du Peuple majuscule ne court pas après un chef de guerre, un démagogue viandard dans le style d’un führer, d’un conducator ou d’un caudillo ; pas davantage après un chef de secte, un mystagogue psychopompe (aspirateur d’âmes) dans le style d’un gourou, d’un pape ou d’un docteur de la Loi révélée. Un parti du Peuple majuscule n’est pas une meute de lévriers lancée à la poursuite d’un leurre pour le plaisir de quelques parieurs fortunés. Il ne court pas du tout. Dans ce parti, on – du latin homo ; on, c’est vous ou moi, pas plus vous que moi – se pose à côté de son prochain, mais pas de cette manière distante, soupçonneuse, tout juste polie qui est de règle sous l’abribus et qui fait du prochain un déjà lointain contre lequel on n’a jamais fini de se précautionner. On se pose à côté de son prochain parce que, pour tenir debout et toucher le ciel, contrairement à ce que disent les paléontologues, il ne suffit pas de se dresser sur ses deux pattes postérieures, il faut pouvoir compter sur un ou plusieurs épaulements, en cas de défaillance ou d’insuffisance de l’ossature, il faut également fournir un épaulement à son voisin, lequel contribue à rigidifier l’ensemble. C’est cela, faire société, s’arc-bouter les uns sur les autres pour répartir les charges au cas où, et c’est un principe d’architecture élémentaire qui explique la diffusion et la longévité de l’architecture ecclésiale improprement appelée gothique. En exhibant ce principe, jusque-là dissimulé dans les murs, les ingénieurs médiévaux donnaient à entendre à la société chrétienne ce qu’il lui restait à accomplir pour faire advenir l’ecclesia évangélique. La nef et le transept figurent la croix. Fort bien. Mais que figurent les arcs-boutants ? Toutes les épaules secourables qui ont manqué au supplicié sur le chemin de la Passion. Le Christ attend toujours qu’on le soulage. Avis à tous les imprécateurs de Civitas et d’Ichtus qui mettent des conditions à l’amour du prochain où leur prophète n’en mettait aucune. 

Il n’a tenu qu’à deux arcs-boutants que la cathédrale de Rouen ne s’effondrât comme un château de cartes en 1944. Dans la nuit du 18 au 19 avril, plusieurs torpilles avaient fauché tout le bas-côté, sauf une chapelle, celle de Sainte-Catherine. Ce n’est pas sainte Catherine qui a contenu la poussée formidable de l’ensemble de l’édifice, ce sont deux frêles épaules de pierre, qui n’étaient rien, mais qui étaient tout. Les cyniques et les blasés riront de cette naïveté qu’ont eue et qu’ont toujours certains hommes et certaines femmes de croire que le temps passé à s’élever dans l’indifférence pour le sort d’autrui (le génie de l’ambitieux se mesure à l’épaisseur de son blindage) est un temps perdu et que rien de grand, rien de beau, rien de durable ne s’édifie à la force du poignet d’un seul, ni pour le plaisir d’un seul. Les mêmes oseront-ils pour autant vanter l’espèce branlante de redressement que permet le capitalisme ? La station debout du capitaliste n’est qu’une station de boue. Des milliers d’hommes se sont rendus liquides pour lui permettre de se penser solide. Le capitaliste fait la guerre au monde entier avec la procuration du lâche. Le monde entier est trop occupé à éteindre la guerre entre chacune de ses parties pour voir que c’est par elles que le capitaliste lui fait la guerre. Ses soldats, le capitaliste les recrute parmi nous. C’est encore nous qu’il décime en punition de ses échecs, jamais bien démêlés de ses succès. Démobilisons-nous et nous redeviendrons Peuple, épaule contre épaule. C’est la seule assurance que nous ayons contre la cupidité et c’est le seul moyen, au degré actuel de conscience qui est le nôtre, de la circonscrire. Toute charge nous semblera individuellement plus légère d’être répartie sur l’ensemble de notre communauté d’appartenance. C’est l’inégalité du partage des charges qui donne un prix à l’inappréciable, qui monétise le non-quantifiable, au point que pour survivre, des millions d’hommes s’interdisent de vivre. Mais nous tardons à nous mettre en branle et les quelques épaules qui tiennent encore nos sociétés se lassent.

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