LA BOUCLE RÉTROACTIVE DU TEMPS, par Nadir (Nadj Popi)

Billet invité

Je voudrais souligner la sagacité de l’analyse que Bernard Stiegler livre au journal L’Humanité datée du 26 avril dans laquelle il lit Marx en termes de causalité inverse. Je souscris pleinement à son propos en utilisant le système théorique d’Alfred Schütz qu’il est important de mobiliser pour comprendre la causalité circulaire de la dialectique matérialiste de Marx : sa logique extractive et déformatrice en forme de boucle.

Alfred Schütz (1899-1959) est un sociologue phénoménologue autrichien (qui a influencé des sociologues américains comme Goffman ou encore Garfinkel) qui, avec la publication de son opus magnum de 1932 : « The phenomenology of the social world » a tranché le conflit des méthodes entre les idéalistes et les historicistes qui a resurgi dans les années 1930 avec la critique de l’empirisme historiciste wébérien formulée par Von Mises défenseur de la position idéaliste (apriorisme).

Alfred Schütz trancha le débat en proposant, grâce à un appareillage théorique composé du processus de Constitution emprunté à Husserl et de la conception rétroactive du temps de Bergson, une véritable théorie de la dialectique matérialiste hégélienne et donc marxienne mais beaucoup plus précise que celle de Hegel et de Marx en cela qu’il introduit la temporalité rétroactive de Bergson qui confère à cette dialectique matérialiste le caractère de boucle soustractive.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il s’agit d’interpréter la victoire sur l’historicisme et l’empirisme comme un retour à la théorie marxienne par excellence : la résurgence du conflit des méthodes scelle, d’une certaine manière la victoire posthume de Marx par « le banquier phénoménologue Schütz » (allusion faite à Husserl qui disait de Schütz qu’il est « banquier le jour et philosophe la nuit » ; cela nous renseigne de facto sur la nature d’un nouveau type d’intellectuel que cela implique, analogue en tout point à Kojève dont on sait qu’il était fortement lié aux milieu des affaires).

Il faut en effet souligner que si la dialectique de Hegel et de Marx suggère la question cruciale de la temporalité par l’évocation des moments de la dialectique matérialiste, elle n’en offre pas une vision systémique cohérente telle que l’on peut la retrouver chez Bergson.

Autrement dit, de quoi l’importance accordée à la temporalité rétroactive est-elle le nom ?

Il s’agit prosaïquement de souligner par la boucle rétroactive du temps le caractère « critique du temps » et donc le caractère critique de la réalité et de la rationalité.

Bergson distingue le temps interne de la durée (le flux continu de la conscience) et le temps objectif de la réalité : une fois que l’on émerge dans la temporalité objective, la temporalité interne s’en trouve recomposée.

Le caractère critique de la réalité (ce que l’on nomme communément « réalisme critique ») et de la rationalité (rationalité critique de Popper) provient précisément de cette boucle rétroactive du temps.

En définitive, il faut traduire cet effet rétroactif du temps objectif par l’effet rétroactif des rapports de force dans la réalité objective.

C’est la raison pour laquelle Von Hayek (la théorie de la connaissance procède de cet effet de rétroaction, elle n’est qu’idéologie et utopie), Von Mises (rappelons que Mises parle de praxéologie, acception marxienne pour désigner sa théorie de la connaissance) et les autrichiens en général comme Rizzo et Odriscoll (1985) : « The economics of time and ignorance » (que l’on peut requalifier en économie du temps, théorie de l’idéologie et de l’utopie).

Il y a chez Popper lui aussi, cette boucle du temps, quand il parle de causalité inverse et d’effet de feedback : c’est la rationalité critique qui trouve sa meilleure expression dans son analyse situationnelle où l’effet crée rétroactivement sa cause, ce que Popper résume par la formule : « découvrir le connu par l’inconnu ».

Je souhaiterais, à présent, contrevenir à une sorte de loi d’airain de la théorie marxienne, solidement ancrée dans le livre 1 du î qui veut que Marx  » renverse » la dialectique de Hegel pour la « remettre sur ses pieds » afin de lui conférer son caractère éminemment critique.

Ce poncif rémanent d’une opposition radicale entre Marx et Hegel doit être substantiellement ébréché par l’utilisation de la conception rétroactive du temps de Bergson qui se trouve au cœur du système théorique de Schütz.

Autrement dit, grâce à la conception circulaire du temps de Bergson nous postulons que Hegel propose une théorie de la dialectique matérialiste utilisée par Marx lui-même.

Marx serait, d’une certaine manière, plus hégélien que Hegel en ce qu’il renouerait avec l’économie politique écossaise (Smith, Ferguson, Steuart) qui permit au « maître de Marx » de rompre avec l’idéalisme allemand traditionnel (Pierre Rosanvallon : « Le capitalisme utopique », page 167).

De facto, il faut reconsidérer la dialectique de Hegel avec Schütz c’est à dire avec la conception rétrospective du temps de Bergson : Hegel propose une véritable théorie de la dialectique matérialiste.

Ce faisant, les moments de la théorie de la dialectique matérialiste exigent indubitablement de relire Hegel avec Bergson.

La thèse centrale de Hegel est que l’esprit est constitué rétroactivement.

L’esprit émerge dans la temporalité objective, c’est le moment de sa négation, pour être ensuite nié de nouveau : c’est la négation de la négation qui constitue l’Aufhebung.

Ce concept d’Aufhebung est fondamental pour comprendre le caractère rétroactif de la dialectique matérialiste de Hegel puisqu’il désigne l’idée de renversement, de retournement de la dialectique, tout en indiquant sa nature extractive ou soustractive.

La négation de la négation correspond ainsi au mouvement de rétroaction de l’Aufhebung (dialectique négative) : c’est le mouvement de ré(troaction)flexion de l’essence.

La causalité circulaire du temps de Bergson est aussi d’une importance majeure pour lire ce passage de la conscience en soi (durée) vers la conscience de soi qui est constituée rétroactivement.

Prenons en exemple la célèbre citation de Hegel : la liberté est l’intellection de la nécessité .

La nécessité est niée en émergeant dans la temporalité objective « la sphère du nous » (étymologiquement, intellection signifie « nous »), une fois dans la temporalité objective la liberté est rétroactivement constituée : c’est la négation de la négation ou la boucle rétroactive de la dialectique.

La négation de la négation est le moment de renversement de la boucle rétroactive qui constitue rétrospectivement l’Aufhebung.

En dernière instance, Hegel nous propose une véritable dialectique matérialiste caractérisée par le moment rétroactif de la négation de la négation : la boucle de la dialectique de Hegel.

Ces trois moments de la boucle peuvent nous aider à lire le triptyque du père du fils et du saint esprit (rétroactivement constitué) : la boucle de la Sainte Trinité.

C’est à la lumière de cette boucle circulaire de la dialectique matérialiste de Hegel que Marx constitue un véritable ethos (Dardot et Laval : « Marx, prénom : Karl ») qui va lui permettre d’être cette machine à dévorer et à restituer de façon critique toute la littérature économique de Smith à Ricardo.

Subséquemment, Marx va reprendre la dialectique matérialiste hégélienne pour l’appliquer à l’ensemble de son corpus théorique.

De même, nous pouvons interpréter une partie de la littérature philosophique et sociologique à travers le prisme de l’effet de rétroaction.

C’est à l’aune de cette boucle rétroactive que l’on peut lire le cogito ergo sum de Descartes (une fois que le cogito émerge dans la réalité objective il devient ré-troactivement le sum), le Verstand de Kant (une fois que le Vernunft apparaît dans la sphère du « nous », étymologiquement l’ ntellection, il devient rétroactivement le Verstand), mais aussi la dialectique négative d’Adorno, la dé-construction de Derrida ou l’existentialisme de Sartre où l’existence constitue rétroactivement l’essence (re-construction ou re-production à la Bourdieu).

C’est par cette boucle rétroactive de la dialectique matérialiste que l’on peut comprendre en quoi la boucle de la pulsion est la déformation du désir, comment la boucle de l’idéologie est la déformation du concept ou de l’idée.

Cependant, la limite majeure à cette fin du sujet que la boucle de la dialectique matérialiste introduit c’est l’effet d’hystérésis (dont j’ai expliqué le mécanisme dans un billet précédent) que Zizek appelle le réel c’est à dire le « sujet qui fâche » (pour reprendre le titre de son opus), c’est à dire le sujet qui résiste et échappe à toute « symbolisation », c’est à dire à toute flexibilisation du sujet.

On comprend ainsi la portée de cela au regard de la tentative de flexibiliser le marché du travail.

La nature extractive de la dialectique matérialiste explique le désert du réel, ce paradoxe d’injonction que l’on peut qualifier de réalité dépouillée de sa substance : le formel (que Marx oppose au réel) est le réel « vide », dépourvu de tout lien avec la réalité, c’est une illusion, une fiction et une abstraction à laquelle nous sommes forcés d’adhérer (lien indissociable entre pouvoir et idéologie).

Cela aussi fait écho à la question de la vérité que l’on définit par une correspondance entre le concept et son objet : nous nous trouvons ici en présence d’une vérité dépourvue de tout lien avec la réalité (ce que Popper nomme vérisimilarité) caractérisée par une dissociation entre le concept et l’objet qu’il désigne, une « vérité qui à la structure de la fiction » selon Lacan.

Marx est plus hégélien que jamais lorsqu’il souligne dans l’introduction du Capital que l’esprit est le reflet de la réalité matérielle, l’esprit est le résultat de la re-production sociale : la boucle rétroactive de la dialectique matérialiste ou ré-(troaction) production sociale.

Pour Marx, il s’agit d’un mirage de l’apriorisme (ce que Mises comme Bourdieu appellent la praxéologie, praxis de Marx : Mises se réclamant de Schütz, et Bourdieu de Marx).

De même, on peut analyser la thèse de Weber relative au capitalisme en termes marxiens : la superstructure (l’ethos) constitue rétroactivement l’infrastructure (l’esprit) du capitalisme.

C’est le matérialisme historique de Marx : la superstructure crée rétroactivement l’infrastructure du capitalisme.

Cette boucle de la dialectique matérialiste nous permet de comprendre la loi de la baisse tendancielle du taux de profit où le taux de profit engendre rétroactivement sa propre cause qui vise à contrecarrer cette tendance en accumulant du capital, etc. cette boucle peut également nous amener à comprendre la logique d’extraction (on comprend la critique formulée par Hayek de toute idée d’agrégation lorsque l’on passe du micro- au macro-) et de soustraction de la plus-value qui est au cœur du paradoxe de la forme valeur travail.

Cette nature soustractive de la dialectique matérialiste introduit l’idée d’exploitation qui n’est pas uniquement propre à la plus-value mais s’applique aussi à toute « re-présentation » : toute re-présentation n’est pas uniquement domination mais exploitation compte tenu de la nature extractive de la boucle de la dialectique.

Voila pourquoi Marx est plus hégélien qu’Hegel lui-même lorsqu’il se livre à la critique de l’État comme re-présentation de l’intérêt général (l’État ne peut être qu’un État de classe) ou lorsqu’il s’agit de montrer en quoi la démocratie ne peut être « représentative » : une contradiction dans les termes.

Cette logique extractive de la dialectique se retrouve également lorsqu’il s’agit de re-présenter une identité particulière : la nécessité d’insister sur l’identité dissimule en réalité la logique soustractive de l’exploitation (phénomène d’esclavage d’exploitation).

Cette logique soustractive de la re-présentation est à l’œuvre aussi sur la question de la formation du prix : le prix re-présente-t-il réellement la valeur d’une marchandise ?

Le prix procède d’une conception dé-substantialisé de la valeur : c’est l’expression la plus parfaite de la logique soustractive de la dialectique matérialiste.

La dialectique matérialiste s’inspire donc de la dualité du temps (temps interne de la durée : fiction équilibre robinsonnade du troc) et temps objectif de la socialisation et du rapport de force et du caractère rétroactif du temps (la temporalité objective des rapports de force confère le caractère rétroactif et critique de la dialectique matérialiste).

Ce caractère circulaire de la dialectique est la base de la définition de l’idéologie : la liberté est rétroactivement l’intellection (entrée dans la sphère temporelle et spatiale du « nous », étymologie du terme intellection) de la nécessité, même si nous savons que nous ne sommes pas libres ; nous sommes forcés rétroactivement d’être libre : la liberté formelle ou l’idéologie de la liberté.

Il en est de même pour le Verstand de Kant : une fois le Vernunft sortant de sa temporalité de la durée de l’individu pour entrer dans la temporalité objective de la société (et de ses rapports de force), il devient rétroactivement Verstand (c’est ce que Marx décrivait dans l’introduction du Capital comme l’illusion de l’apriorisme) : c’est le principe de re-(processus de rétroaction)production sociale, c’est aussi le principe de la « boucle de l’habitus » et de la praxis (apriorisme rétroactif ou dialectique matérialiste : cf. « Thèse sur Feuerbach », numéro 1, raison pour laquelle Von Mises et Bourdieu appellent cela la praxéologie).

Ainsi, grâce au caractère dual et rétroactif du temps on comprend mieux ce qu’est la boucle ou le mouvement circulaire de la dialectique matérialiste qui va aussi induire le mouvement circulaire de re-production du capital.

En outre, on peut très bien expliquer le double caractère de la valeur : valeur d’usage et valeur d’échange ou bien travail concret (force productive) et abstrait (rapport de production).

La valeur « concrète » d’usage est celle de la sphère du temps interne de la durée propre à l’individu, dimension concrète de l’utilité alors que la valeur abstraite de l’échange est celle de la temporalité objective de la socialisation (rapport de force).

La valeur d’échange est constituée rétroactivement dans la temporalité objective des rapports sociaux : c’est la forme valeur ou l’idéologie de la valeur symbolisée par le prix qui est sans lien avec la substance de la marchandise.

Il en est de même pour la double dimension du travail (concret ou individuel en tant que force productive, abstrait ou intersubjectif en tant que rapport de production) et la genèse de la monnaie dans la dimension spatio-temporelle intersubjective de l’échange opposée à la sphère de la durée interne qui caractérise le troc : c’est la théorie épistémologique de la monnaie de Marx ou encore « théorie matérialiste de la monnaie ».

Une fois que la force productive entre dans la temporalité intersubjective du rapport de production se crée rétroactivement le mode de production capitaliste.

La thèse relative à l’invention historique prend tout son sens : (Schütz offre une théorie du matérialisme historique également) une fois l’événement survenu il crée rétrospectivement les conditions de sa possibilité.

C’est de cet effet de rétroaction que procède l’entreprise de révisionnisme de la pensée libérale entreprise par Hayek qui vise à la désolidariser de Marx.

Il est pour le moins étrange qu’Hayek, dans « La Route de la servitude » (1945) définisse le fascisme et le nazisme comme fondés sur un révisionnisme de la tradition socialiste expurgée de Marx et de sa tradition démocratique, alors qu’il se livre à la même entreprise en voulant couper le libéralisme de sa substance marxienne faisant ainsi de la liberté une idéologie au service d’une minorité.

Il est aussi très étrange que les nazis, selon Hayek, ont aussi un goût prononcé pour l’idéologie prônant la prise de risque et l’entrepreneuriat.

Hayek nous dit , probablement à ses dépens, deux choses : une forte proximité idéologique entre néo-libéralisme, fascisme et nazisme mais aussi que la social-démocratie c’est-à-dire un socialisme révisé, débarrassé de son ancrage marxien mène au nazisme.

Une leçon à méditer pour Philippe Manière et Brice Couturier, qui se réclament à la fois d’Hayek et de l’antitotalitarisme : autant dire « la quadrature du cercle de la raison ».

J’ajoute que ce concept de réel ou d’hystérèse, opposé au formel et symbolique, est crucial lorsqu’il est question d’évoquer les prix réels ou encore les salaires réels du point de vue du rentier puisqu’Hayek n’admet que la liberté formelle (la discipline de la liberté ou la fausse liberté) en excluant toute liberté réelle (véritable liberté).

Exemple d’effet d’hystérèse appliqué aux prix : les prix réels sont ceux qui demeurent après le changement que constitue l’inflation. Il en est de même pour l’égalité mais en revanche Hayek envisage plus facilement le « réel  » plutôt que le formel (ou nominal) lorsqu’il s’agit des prix et des salaires. On comprend pourquoi : Hayek abhorre l’idée de niveau général des prix puisque toute inflation ne touche que le rentier.

Partager :

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta