Billet invité. Paru dans « La Tribune » du 17 au 23 mai.
La crise n’est pas seulement financière, elle est devenue globale dans ses manifestations comme dans sa perception. Les banques ne sont pas désignées seules coupables, l’État ne joue plus le rôle qui lui est alloué face à une économie de marché porteuse de dysfonctionnements à répétition, avec toujours la même origine : l’argent, dont l’accumulation prend le pas sur toute autre considération. Le sentiment d’insécurité s’est en conséquence élargi à de nouveaux domaines de la vie, rendant la société anxiogène. Le constat est partagé, l’avenir a cessé d’être porteur de promesses, aux vertus du progrès a succédé la prise de conscience de déséquilibres menaçants de toute nature qui s’accentuent : destruction de l’environnement, disproportion de la sphère financière par rapport à l’économie, distribution inégale de la richesse.
Au besoin de changement n’est apportée aucune réponse satisfaisante. Dans la pratique, l’impuissance des dirigeants domine et leurs discours sont ressentis comme velléitaires. Partout, leurs indices de confiance chutent, tandis que des décisions majeures sont prises par des instances hors de portée et sans mandat électif. La Banque centrale européenne, dont le rôle est déterminant et l’indépendance absolue érigée en principe, est le symbole de cette situation malsaine qui, faut-il le rappeler, résulte de la constatation que l’on ne peut pas faire confiance aux gouvernements !
La crise, nous dit-on, durera encore dix ans, mais la pensée économique dominante reste crispée sur ses recettes dogmatiques qui la prolonge indéfiniment. Il y a malaise : les mesures libérales qui sont préconisées s’inscrivent dans la continuité de celles qui ont suscité une crise aux origines oubliées, comme s’il ne fallait pas s’y arrêter. Les mesures de régulation, toujours en chantier, n’ont comme objectif que de mieux maîtriser le prochain épisode, considéré comme inévitable, des régulateurs de plus en plus nombreux doutant que cela soit même possible.
La société est entrée dans une phase de recherche et d’innovation. De nouvelles logiques économiques sont élaborées (collaborative, circulaire, contributive…) afin de prendre à bras-le-corps les dysfonctionnements constatés. Des pratiques sociales novatrices apparaissent, qui s’en inspirent ou les préfigurent : mutualisation de moyens, prêts, échanges, recyclages, circuits courts de distribution, ateliers de production 3D… Sur Internet et avec le mouvement des licences libres, la sphère des rapports non marchands s’est élargie, abolissant le principe sacré de la propriété. Chacun à sa manière, les réseaux sociaux et la vie associative traduisent le besoin de recréer un lien social et une convivialité raréfiés. Un courant profond mais naissant parcourt la société, ébauchant les contours flous d’un nouveau paradigme et témoignant d’aspirations partagées qui ne se reconnaissent pas dans une société dont le déclin est entamé. C’est toujours ainsi que les grands tournants s’annoncent, par petites touches annonciatrices – ou pas – d’un changement d’ampleur.
Parallèlement, des réflexions sont approfondies, des mécanismes sont démontés pour être remontés autrement, dans les domaines les plus variés : énergie et environnement, santé et éducation, fiscalité, ou encore chômage, retraites et partage du travail en général… à chaque fois qu’il est fait état de contraintes incontournables pour justifier un choix qui ne peut être refusé. Des mesures « non conventionnelles » se précisent, à l’image de celles que prennent les banques centrales quand toutes les autres ont échoué. Elles s’appuient sur les connaissances et les expériences acquises au sein de la société civile, qui trouve ainsi une voie exemplaire pour s’exprimer – ni en tant qu’électeur, ni comme consommateur – refondant cette citoyenneté dont il est fait grand cas mais en définitive peu d’usage. Instituant les prémices d’une sorte de version moderne et informelle des États Généraux. Il n’est opposé à cette perspective créatrice qu’une pauvre théorie, dont l’image la plus proche est celle du culbuto, selon laquelle tout redeviendra comme avant. Mais le réalisme a changé de camp, l’utopie est passée dans celui du conservatisme.
Dérangeante, une même question traverse toutes les problématiques : celle de la rareté, et donc celle du partage. Le partage des ressources de la planète, dont nous mesurons mieux la finitude et qui est porteuse de conflits annoncés, celui du travail, dans nos sociétés au chômage « structurel » établi et aux emplois perdus que l’on ne retrouvera pas en raison des progrès technologiques, et enfin celui d’une richesse qui ne cesse d’être de plus en plus inégalement distribuée. C’est le moins que l’on puisse dire : dans aucun de ces trois cas de figure le marché ne se révèle être à l’origine de la meilleure allocation possible des ressources, celle qui a pour but de favoriser le bien-être, la seule raison d’être de l’activité économique.
Le procès de l’État et de ses vices n’étant plus à faire, par quels autres mécanismes pourrait-elle être optimisée ? L’enjeu sous-jacent est de donner à la démocratie – la souveraineté du peuple – un moyen de s’exercer en accord avec l’époque, ses exigences et sa complexité. En déprofessionnalisant la politique, qui est devenue une caricature, en l’élargissant là où elle n’a pas eu jusqu’à maintenant droit de cité : le fonctionnement de l’économie. En la généralisant au niveau local comme à l’échelle mondiale, plutôt qu’en s’en remettant à l’État ou au marché, ces démiurges auxquels a été donnée leur chance, avec les résultats que l’on sait. Une nouvelle génération d’institutions démocratiques serait appelée à succéder à celles qui ont été créées aux lendemains des Première et Seconde Guerres mondiales.
Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, une réforme d’un système monétaire international – qui n’est pas davantage immuable – pourrait l’accompagner, ainsi qu’une réflexion approfondie sur les modèles de développement, afin de généraliser les réflexions engagées, puis interrompues, sur la mesure de la richesse et par voie de conséquence sur la croissance. Le luxe qui consisterait à en faire l’économie est-il dans nos moyens ?!
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