Billet invité. Dans le billet qui suit, l’auteur écrit : « … puisque Paul Jorion lui-même a renoncé, dans son propre pays, à enseigner dans la langue de Verhaeren ». Ceci appelle le commentaire suivant : je n’ai renoncé à rien ! J’ai enseigné en français trois ans de ma vie, deux ans à l’Université Libre de Bruxelles, qui ne pouvait me rémunérer en raison de difficultés budgétaires conjoncturelles, et un an à Paris VIII, soit la durée du contrat qui m’avait généreusement été accordé. L’offre d’enseigner en anglais qui me fut faite par l’université néerlandophone de Bruxelles (VUB), l’année dernière, clôt vingt-six années de vaines tentatives de ma part de me trouver un autre enseignement (ou même un poste de chercheur) en français. C’est la communauté francophone dans son ensemble qui n’a pas voulu depuis 1986 – et malgré mon acharnement – que j’enseigne dans sa langue. Désolé ! la responsabilité est la sienne, certainement pas la mienne !
Anglais de Shakespeare :
« Unthrifty loveliness, why dost thou spend
Upon thy self thy beauty’s legacy ?
Nature’s bequest gives nothing, but doth lend,
And being frank she lends to those are free :
Then, beauteous niggard, why dost thou abuse
The bounteous largess given thee to give ?
Profitless usurer, why dost thou use
So great a sum of sums, yet canst not live ?
For having traffic with thy self alone,
Thou of thy self thy sweet self dost deceive :
Then how when nature calls thee to be gone,
What acceptable audit canst thou leave ?
Thy unused beauty must be tombed with thee,
Which, used, lives th’ executor to be. »
(Sonnet 4)
Anglais de l’Empire :
« No one wants to die. Even people who want to go to heaven don’t want to die to get there. And yet death is the destination we all share. No one has ever escaped it. And that is as it should be, because Death is very likely the single best invention of Life. It is Life’s change agent. It clears out the old to make way for the new. Right now the new is you, but someday not too long from now, you will gradually become the old and be cleared away. Sorry to be so dramatic, but it is quite true. Your time is limited, so don’t waste it living someone else’s life. Don’t be trapped by dogma – which is living with the results of other people’s thinking. Don’t let the noise of others’ opinions drown out your own inner voice. And most important, have the courage to follow your heart and intuition. They somehow already know what you truly want to become. Everything else is secondary. »
(Steve Jobs, Stanford Commencement Address, 2005)
Mercredi 22 mai, un projet de loi sur le développement à l’université des cours en langue étrangère sera débattu à l’Assemblée Nationale. L’objectif affiché est de faire grimper la part des étudiants étrangers de 12 à 15 %. Tempête sous les mortiers. Tempête sous les bicornes. Tornade à Oklahoma City, par effet papillon. La chose est évidente, tellement évidente que ses promoteurs pensent qu’elle n’en paraîtra que plus nécessaire. C’est bien la suprématie de l’anglais qu’un tel projet entend consacrer, sous le faux-nez pentecôtiste du pluralisme. On ne s’étonnera pas outre mesure qu’une ministre socialiste, Geneviève Fioraso, poursuive le modèle universitaire nord-américain en tirant la même longueur de langue que ses prédécesseurs de droite, au premier rang desquels s’est distinguée la grande Pécresse devant l’Éternel. On s’étonnera grandement en revanche qu’un consensus politiquement aussi transversal n’ait pas encore accouché de monstres hexagonaux autosuffisants, talentophages, brevetogènes, ultrasélectifs et hyperperformants, capables de tenir la dragée haute à Harvard, Yale ou Princeton (un des rares, sinon l’unique campus francophone d’excellence). La faute aux sempiternels mandarins, n’est-ce pas, plus incrustés dans le gras des institutions que les sempiternels professionnels de la politique (admirons au passage l’opiniâtreté de Jérôme Cahuzac, lequel ne désespère pas de revenir un jour en politique, dût-il emprunter la porte de service ou le conduit du vide-ordures). Il va de soi que tous les étudiants n’aspirent qu’à faire leurs les idéaux mercenaires des écoles de commerce, pardon, des Business Schools, or, depuis quand vend-on son âme dans la langue de Lacordaire ? Heureusement, Michel Serres veille et ce bavard impénitent (car faire des phrases complexes, de nos jours, c’est bavarder) de nous prévenir : une langue qui ne peut plus tout dire, de la simple joie de se sentir exister à l’interpolation du fragment non monotone de la logique linéaire positive dans la boucle affine du lambda-calcul typé (clin d’œil à Alessio Moretti), est une langue moribonde.
Il n’y a pas de langues par nature plus propres à dire ceci ou à exprimer cela, nous dit Du Bellay, dans La Défense et illustration de la langue française (1549). Les langues prospèrent ou déclinent à l’initiative de ceux qui les parlent. Le français n’est pas moins diabolique que l’anglais, à preuve : le laisser-faire prépare le terrain à Lucifer. Quitte à apprendre une langue étrangère, autant l’aborder dans toute l’étendue de son spectre et accepter modestement qu’il nous en échappe toujours quelque chose, plutôt que de chercher absolument à se faire le singe des poètes et des savants qui l’ont illustrée. Du Bellay, derechef (Défense, Livre I, X) : « [S]ongeant beaucoup de fois d’où provient que les hommes de ce siècle généralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j’oserai dire la principale : c’est l’étude des langues grecque et latine. Car si le temps que nous consumons à apprendre lesdites langues était employé à l’étude des sciences, la nature certes n’est point devenue si bréhaigne qu’elle n’enfantât de notre temps des Platon et des Aristote. Mais nous, qui ordinairement affectons plus d’être vus savants que de l’être, ne consumons pas seulement notre jeunesse en ce vain exercice, mais, comme nous repentant d’avoir laissé le berceau et d’être devenus hommes, retournons encore en enfance et, par l’espace de vingt ou trente ans, ne faisons autre chose qu’apprendre à parler, qui grec, qui latin, qui hébreu. »
On pourrait se dire, en vrac, que tout ce barouf n’est qu’une diversion, pire, un baroud d’honneur, voire, dans le genre funèbre, un chant du cygne ; que la cause est entendue puisque la majorité des articles scientifiques est déjà rédigée en anglais, puisque Paul Jorion lui-même a renoncé, dans son propre pays, à enseigner dans la langue de Verhaeren, comme si l’économie de marché, par un détour machiavélique, forçait ses détracteurs à utiliser, pour se faire comprendre du plus grand nombre, le véhicule qui la rend odieuse au plus grand nombre ; on pourrait se dire qu’il vaut mieux ravaler son indignation plutôt que de se retrouver à tirer Durendal de son fourreau dans la compagnie des pairs fouettards de l’Académie ; que les langues vivent et meurent, ainsi que leurs locuteurs, et que le tour de l’anglais viendra, après celui du français, après celui du latin, après celui du grec classique (Marx écrivit sa thèse en grec pour toucher tout l’œcoumène des cuistres) ; qu’une écoute et une pratique plus régulières des langues étrangères feraient un bien fou aux étudiants français, régulièrement montrés de l’index pour leur inaptitude quasi native à parler une autre langue que la langue de Kevin ; on pourrait se dire que c’est un retour normal de balancier, qu’après avoir colonisé le saxon en 1066, le français soit colonisé par lui ; que nous devrions nous sentir incomparablement plus agressés par le latin, qui continue de faire peser le joug de l’occupant romain sur notre lexique ; que les langues sont perméables l’une à l’autre et que leur vigueur se mesure à leur perméabilité.
On pourrait se dire tout cela, on se le dira en effet, mais on se le reprochera aussitôt. Non pas qu’on ait la nostalgie du temps où le français était la langue internationale, un français châtié, du reste, qui s’est conservé en Afrique, dans les anciennes colonies, bien plus qu’en France. On date généralement de la rédaction du traité de Versailles la fin de ce monopole. La Grande guerre, en mêlant les soldats de toutes les régions, avait porté l’estocade aux patois. Le français sortait renforcé du conflit dans les limites du pré carré mais il se trouvait durablement diminué au plan international, car pendant quatre ans, il avait habillé de mots la plus innommable des boucheries. La patrie des droits de l’homme avait consommé ses enfants au lieu de les affranchir. On lui découvrait une gueule en lieu de bouche. Si l’on avait voulu instruire le procès de la langue d’après la somme des inepties criminelles proférées au nom du patriotisme, on eût vite conclu à la nécessité de la réformer de fond en comble. D’ailleurs, les mouvements dada et surréaliste, en externalisant le sens, soumirent le français à un simulacre d’exécution.
C’est que la langue est une affaire sérieuse, trop sérieuse pour qu’on l’abandonne aux seuls linguistes. La langue établit et manifeste la nature de notre rapport aux êtres et aux choses. Elle dit ce qu’on est tout autant que ce vers quoi l’on tend. Elle est à la fois idiosyncrasique et mimétique. Adopter la lingua franca du libre-échange, cela vous pose comme un terroriste économique potentiel. Rien ne garantit que vous le deveniez réellement, mais nul ne s’extrait de ce bain sans en ramener la tentation, sinon le goût de s’élever par l’abaissement d’autrui. Choisir sa langue, c’est choisir son camp. C’est du reste par là qu’on vous juge en premier. L’apparence vient ensuite. On ne reprochera pas à un individu de choisir son camp, mais on maudira une société qui, par un appauvrissement organisé du langage, restreint la capacité de choisir de ses membres. Or, avant que d’encourager l’apprentissage des langues étrangères, il serait judicieux d’entretenir à l’école et dans les médias la richesse lexicale et syntaxique de la langue maternelle. Queneau pensait naïvement que l’envahissement de l’écrit par l’oral serait d’un profit mutuel. Ce que nous observons à l’ère du tout numérique, c’est non seulement une aggravation de l’écart entre le français écrit et le français oral, mais encore, au sein même du français oral, un ratatinement qualitatif et quantitatif des différents secteurs, du registre familier au registre soutenu. L’argot tant vanté des banlieues, ersatz d’argot quand on le compare aux argots anciens, est affligé d’une métamorphosite qui bloque sa croissance et l’empêche d’accéder à la structure ouverte du langage. Il tourne localement avec le même nombre de mots et d’images, un peu plus d’une centaine, souvent grappillés dans les langues des perdants de l’histoire, et sa plasticité se résume au remplacement d’un élément périmé par un nouveau, qui fera presque immédiatement long feu, rendant caduque toute tentative d’en fixer l’usage dans le dictionnaire. Nombre de praticiens de cet argot font partie des 12 à 15 % de la population jeune qui possèdent en tout et pour tout 400 mots de vocabulaire, soit autant de mots que peuvent en comprendre les chiens les plus intelligents. « Je veux bien qu’on s’émerveille sur ce matériau linguistique, commente le linguiste Alain Bentolila, […] mais on ne peut pas dire : “Quelle chance [ils] ont […] de parler cette langue !” […] Elle est parlée par des jeunes qui sont obligés d’être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion, le même vide. » L’insécurité linguistique est à l’origine de comportements violents qui prennent pour cible, outre le voisin un peu plus à l’aise, les techniciens du Verbe, les journalistes, les représentants de l’État, les hommes politiques, etc. Elle révèle les enjeux de pouvoir associés à l’amplitude du vocabulaire.
Quant à nous, lecteurs et lectrices du blog, nous nous débrouillons avec 2500 mots en moyenne, un score ridicule rapporté aux quelque trente ou quarante mille qui composent le français dit usuel. Déplaçons-nous vers l’université et les grandes écoles pour héritiers : nous y retrouvons le même ratatinement de la langue, lequel induit un ratatinement de l’analyse, et ce ratatinement-là, fruit d’une triple démission en parts égales, des enseignants, des parents et des relais médiatiques, nuit bien plus à la recherche française que les carences des étudiants en anglais. Par ailleurs, puisque le projet de la ministre est censé aimanter les étudiants étrangers, ce serait bien d’aller interroger lesdits étudiants étrangers sur leurs motivations. M’est avis qu’il s’en rencontrerait un nombre conséquent pour qui venir étudier en France, c’est venir étudier dans la langue de la culture française (celle des Lumières, entre autres, qui provisionne d’espérance radieuse des millions de francophones privés des droits élémentaires) et pas dans le sabir de l’inculture marchande. Si ce pas-là de l’immersion linguistique n’est pas franchi chaque fois que l’on entre hors de chez soi dans un territoire étranger, c’est qu’on y vient en touriste, en parasite, en prédateur, en fugitif ou en esclave, aucunement en ami. L’amitié réclame un peu plus qu’un entrebâillement du cœur. Encore faudrait-il que l’hôte ait un autre monde à offrir.
« Welcome to France. Don’t worry. I speak Wall Street English. »
« Elle en est revenu à un jeu de dominos, visant à libérer les zones désireuses d’autonomie culturelle »… M’enfin Chabian, un…