Billet invité
« Too big to fail » (TBTF), c’est ce que l’on entend en boucle depuis le début de la crise pour parler des établissements financiers « trop gros pour faire défaut » sans que le système financier ne s’effondre dans leur sillage (c’est ce que l’on appelle le risque systémique). Ce concept économique a justifié plus d’une fois des décisions controversées pour venir au secours de ces mastodontes dont la santé vacillante mettait en péril le système dans son ensemble, faisant du contribuable américain le garant en dernier ressort (l’un des exemples les plus emblématiques étant le sauvetage d’AIG). Et mis à part une petite minorité, personne ne semblait vouloir s’attaquer à cette réalité. Il y avait désormais des compagnies qui ne pouvaient pas faire faillite, quel que soit l’état de leurs finances, et c’était comme ça.
En mars dernier, Eric Holder, le procureur général des Etats-Unis reprenait presque à son compte le petit frère du TBTF : les TBTJ, « too big to jail » (littéralement « trop gros pour être emprisonnés », un bon mot dû à Neil Barofsky), pour signifier que certains dirigeants de ces établissements financiers étaient désormais hors d’atteinte pour la justice, de crainte que cela n’ait des conséquences sur l’économie nationale et même mondiale ! Il y avait désormais des individus qui ne pouvaient pas être poursuivis, quels que soient leurs agissements, et c’était aussi comme ça.
Que fait-on lorsque l’on se retrouve en face de deux régimes d’exception, parfaitement opaques dans la détermination des bénéficiaires, créant de facto un aléa moral de nature à remettre en cause tout l’édifice – l’un comme l’autre entérinant de manière discrétionnaire l’irresponsabilité totale d’une partie des protagonistes ? Tout ceci aurait pu en rester là, consacrant une situation juridique totalement inédite. Mais c’était sans compter sur une variable de l’équation dont on ne fait généralement que peu de cas : nous, l’opinion publique.
Premier acte. En 2010, lors des discussions relatives au Dodd-Frank Act, principal volet législatif de la réforme américaine du marché financier, les sénateurs Brown et Kaufman (tous deux démocrates) avaient tenté d’introduire un amendement s’attaquant directement au régime TBTF. Leur proposition s’inscrivait dans la lignée des propos tenus par Alan Greenspan, qui déclarait alors « If they’re too big to fail, they’re too big » (« si elles sont trop grosses pour faire défaut, c’est qu’elles sont trop grosses »), en proposant de limiter la taille des établissements pour les empêcher d’atteindre le seuil « systémique ». Leur proposition fut rejetée au Sénat par 66 voix contre 31.
Deuxième acte. Le 22 mars 2013, les sénateurs Brown (le même que précédemment) et Vitter (républicain) proposent une résolution non-contraignante pour mettre un terme au statut TBTF. Ce qui retient immédiatement l’attention lorsque l’on compare le Dodd-Frank Act et cette résolution, c’est la simplicité de cette dernière. Alors que les contempteurs étaient légion pour dénoncer la complexité du Dodd-Frank Act et de ces milliers de pages de nouvelles régulations, Brown et Vitter prennent l’exact contrepied en établissant essentiellement trois grands principes :
– un capital élevé et liquide ;
– la non prise en compte des notes des agences de notation ;
– la consolidation des dérivés et des actifs hors-bilan sur le bilan.
Quel fut donc le résultat du vote concernant un amendement qui vient durcir les conditions posées par la réglementation Bâle III tant décriée par les milieux d’affaires ? 99 voix… pour, 0 contre ! Cette résolution s’est depuis transformée en proposition d’amendement. Le nom de cet amendement ? TBTF… pour « Terminating Bailouts for Taxpayer Fairness » (« Mettre fin aux sauvetages pour rétablir l’équité du contribuable »). Les Sénateurs américains ont de l’humour.
Quelle signification faut-il donner à un tel plébiscite du Sénat ? Premièrement, que la simplicité est un gage d’efficacité. Deuxièmement, que les efforts bi-partisans (puisque la résolution était portée par un démocrate et un républicain) peuvent produire des majorités impensables sur les sujets économiques, un consensus politique qui confère la force de l’inéluctabilité et la légitimité nécessaire aux grandes réformes. Enfin, que nous, l’opinion publique, avons un rôle primordial à jouer. En effet, quel est l’élément essentiel qui a évolué entre 2010, date du premier essai, et 2013, date de sa réalisation ? L’abaissement considérable du seuil de tolérance des contribuables américains. Notez bien la coïncidence : le 23 mars 2013, le sondeur Rasmussen Reports faisait paraître les résultats de son enquête sur les établissements « trop gros pour faire défaut ». Résultat sans appel : 55 % des sondés pensent que le gouvernement américain devrait laisser les TBTF faire faillite plutôt que de venir à leur secours avec l’argent du contribuable (25 % seulement pensent le contraire, 21 % ne se prononcent pas). L’air du temps… Wall Street : 0. Opinion publique : 1.
On peut ici faire le parallèle avec l’audition ce jour des principaux dirigeants d’Apple devant une commission du Sénat américain présidée par le sénateur démocrate Carl Levin avec comme cosignataire du rapport d’enquête le sénateur républicain John McCain. Sur le grill, Tim Cook mais surtout l’optimisation fiscale à grande échelle de la firme à la pomme, qui prive selon le rapport d’enquête les Etats-Unis d’une manne fiscale considérable.
Les faits n’appellent pas d’objections particulières :
– 56 milliards de bénéfices en 2012 et seulement 14 milliards d’impôts, soit 25 % alors que la taxe sur les bénéfices aux États-Unis est de 35 % ;
– 5 milliards d’impôts qui sont en fait « reportés » de l’exercice 2011, soit seulement 9 milliards payés au titre des bénéfices de 2012 ;
– 19 milliards de bénéfices aux Etats-Unis, générant un peu plus de 8 milliards sur les 9 payés au titre de 2012 (répartis entre niveau fédéral – le fisc américain – et les États américains)
– 37 milliards de bénéfices dans le reste du monde, générant… 713 millions d’impôts, soit moins de 2 % !
Les ficelles de ce petit miracle fiscal sont connues : un havre fiscal, l’Irlande, des filiales qui ne résident fiscalement nulle part, et les techniques les plus avancées d’optimisation. La difficulté apparente dans l’audition de Cook, c’est évidemment le fait que le focus se fait uniquement sur les profits qui échappent au fisc américain, à travers les implantations en Irlande. L’explication du CEO d’Apple revêt presque alors un caractère légitime : 60 % des ventes se font en dehors des États-Unis, 64 % des profits sont déclarés en dehors des États-Unis. Le problème, c’est que ces 64 % sont déclarés uniquement en Irlande, où Apple jouit d’un accord particulier avec le gouvernement, et que l’argument logique perd toute sa force si l’on considère les pertes des autorités fiscales des juridictions dans lesquels s’opèrent réellement les ventes d’Apple en dehors des États-Unis.
C’est la sénatrice Claire McCaskill qui pose alors la vraie bonne question : si le législateur simplifiait le code fiscal et décidait de baisser le taux de taxation des profits ou la taxe sur le rapatriement des fonds détenus à l’étranger (Apple y possède la majeure partie de son trésor de guerre qui s’élève à plus de 100 milliards), qu’est-ce qui empêcherait les marchés émergents – qui représentent l’essentiel du potentiel de croissance des ventes – de proposer des conditions encore plus avantageuses ? Toute ressemblance avec un article récent sur l’alignement des salaires français sur ceux du Bengladesh…
C’est pourtant l’unique concession que fera Cook lors de son audition : Apple serait prête à rapatrier ses fonds et à envisager une autre façon de procéder, mais il faudrait que les taxes soient « adaptées ». Il a une idée en tête, et il la partage volontiers : « a one digit figure », un chiffre avec une seule unité ferait l’affaire, entendez moins de 10 %. Et c’est ainsi que Cook en vient à s’aligner alors sur les positions du trublion du Sénat – Rand Paul – libertarien, membre du Tea Party et fils de Ron Paul, qui préconisait en début d’audition une taxe unique de 5 % et se faisait l’avocat des pratiques d’Apple.
En fin de séance, le sénateur Carl Levin résumait parfaitement le problème tel qu’il se pose : certes, ce que fait Apple en décidant unilatéralement de l’endroit et du montant des impôts que la firme règle est « légal ». Ce faisant, c’est pourtant l’esprit de la loi qui est bafoué. Et c’est vite oublier que si Apple est ce qu’elle est, c’est grâce à la protection qu’offrent les États-Unis, que ce soit en termes de brevets, de propriété intellectuelle, d’incitations à la recherche-développement, de déductions fiscales, etc. Et de conclure que le sujet est aujourd’hui sur la place publique parce que l’opinion ne peut plus tolérer qu’au nom de cette légalité de façade, des dizaines de milliards « échappent » au financement de l’économie américaine.
Deux idées pour conclure. La première, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’en passer par des gouvernements d’union nationale s’il suffit d’introduire des législations qui, en appui sur l’opinion publique, font de la simplicité et du bon sens le moteur du consensus politique. La deuxième, c’est qu’il n’est pas inimaginable qu’un jour l’abaissement du seuil de tolérance du public face à un système basé sur la compétition entre les nations, qui crée de fait un risque systémique de par les déséquilibres inhérents à son fonctionnement, n’entraine les pouvoirs publics à considérer la pacification des relations économiques comme un objectif de bon sens consensuel, et la solution du bancor comme un remède finalement simple à mettre en oeuvre.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…