J’étais dans le train lorsque j’ai reçu un mail de Martine Orange me proposant un entretien pour Mediapart au sujet d’un billet incendiaire de Yanis Varoufakis, accusant Jens Weidmann, le gouverneur de la Bundesbank, de vouloir détruire l’euro. Je me suis immédiatement mis à rédiger des notes. Comme celles-ci couvrent des points qui ne furent pas évoqués durant l’entretien, je les reproduis maintenant dans leur intégralité.
Les conclusions de Yanis Varoufakis au billet alarmiste qu’il poste sur son blog sont probablement bonnes mais pas pour les raisons qu’il avance. Il ne comprend pas comment se détermine le taux associé à la dette souveraine, du coup est incorrecte son interprétation de l’opinion soumise par la Bundesbank à la cour constitutionnelle de Karlsruhe qui permettra à celle-ci de se prononcer le 12 juin sur la constitutionnalité du mécanisme OMT.
Il n’y a en effet aucun scoop dans le rapport que publie le Handelsblatt, déposé le 10 décembre : l’opinion de Jens Weidmann qu’on y trouve est celle qu’il exprime depuis qu’il est à la tête de la Buba, telle qu’on la trouve par exemple dans l’entretien qu’il a accordé le 14 avril au Wall Street Journal. Et tout particulièrement la défiance qu’il exprime envers le mécanisme OMT (Outright Monetary Transactions) qui permet en principe d’agir sur les taux longs de la dette souveraine mais qui dans le cas des dettes souveraines des pays individuels de la zone euro serait – comme il le voit très bien – parfaitement incapable de jouer ce rôle.
Le fait que Weidmann ait une fois de plus sur cette question une opinion qui se distingue de celle de ses confrères européens n’est pas tellement due – comme on l’imagine toujours – au fait qu’il représente l’Allemagne, mais au fait qu’il comprend les mécanismes monétaires. Sa candeur, c’est de croire que tout le monde les comprend aussi bien que lui et de ne jamais prendre la peine du coup d’expliquer son raisonnement. En fait, le principe général qui veut qu’une part considérable de la population ne comprenne pas le métier qu’elle exerce s’applique également aux banquiers centraux. Je soupçonne Weidmann de ne pas connaître ce principe et que son arrogance apparente vienne simplement de là.
Varoufakis dit en substance (et avec véhémence !) : « Weidmann dit que ce n’est pas une banque centrale qui peut assurer la pérennité d’une monnaie commune, que c’est aux politiques de s’en occuper. Mais si ! Qui d’autre qu’une banque centrale ? Le fait qu’il affirme cela ne peut signifier qu’une seule chose : que l’Allemagne – dont il est le porte-parole – a d’ores et déjà fait son deuil de l’euro ! » Et là Varoufakis révèle simplement sa mécompréhension des mécanismes monétaires, je vais expliquer pourquoi.
L’Allemagne a probablement déjà fait son deuil, sinon de l’euro, du moins de la zone euro sous sa forme actuelle – pour une raison que je dirai à la fin – mais rien de ce qui est écrit dans le rapport du 10 décembre ne l’indique spécialement. Je vais étayer ce que je dis – et du même coup ce que Weidmann avance – en expliquant son opposition justifiée au mécanisme OMT.
Pour comprendre pourquoi l’OMT serait bien incapable de jouer le rôle qu’on voudrait lui faire jouer et pourquoi seules des décisions politiques pourraient le faire, il faut d’abord comprendre pourquoi un mécanisme comme l’OMT peut fonctionner et fonctionne effectivement dans un cas comme celui des États-Unis.
Le but de la manœuvre est de faire baisser les taux d’une maturité particulière, disons la dette à cinq ans. La banque centrale se rend sur le marché secondaire des instruments de dette (là où on peut en acheter et en vendre dans la période qui suit leur émission, c’est-à-dire l’emprunt par un Etat souverain de sommes importantes sous la forme d’émission d’obligations, lesquelles sont des reconnaissances de dettes), là, elle va racheter en grande quantité de la dette à cinq ans : l’Etat avait émis de la dette à cinq ans (il avait emprunté) maintenant il en rachète (il se désendette). Ce faisant, il raréfie l’offre de cet instrument de dette sur le marché, la concurrence entre les acheteurs éventuels augmente, pour satisfaire leur demande, ils sont obligés de se montrer moins exigeants, c’est-à-dire d’accepter un rendement moindre sur des obligations à cinq ans : le taux d’intérêt effectif sur le cinq ans a baissé. En se plaçant sur le marché secondaire de sa propre dette en tant qu’acheteur, l’État américain a renforcé le rapport de force en sa propre faveur : il versera désormais des intérêts moindres s’il emprunte à nouveau pour cinq ans. Le mécanisme qui a joué est bien connu, c’est celui que l’on appelle « l’offre et la demande ».
Même si l’agence de notation Standard & Poor’s a dégradé la dette de l’Etat américain, le marché des capitaux la considère effectivement comme toujours sans risque et le taux de sa dette ne comprend pas de composante « prime de crédit », celle qui constitue une composante du taux exigé s’il existe un risque de non-remboursement de l’emprunt, ou un risque de non-versement des intérêts. La seule composante du taux d’intérêt exigé par les acheteurs de la dette (les prêteurs à l’État) est dans ce cas-ci ce que Keynes appelait la « prime de liquidité », la prime qu’exige le prêteur pour s’être retiré la capacité d’utiliser cette somme dans l’immédiat. Quand on dit : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ! », la prime de liquidité, c’est le prix du « tu l’auras », la surcote qu’exige celui qui est prêt à attendre : si le temps d’attente n’est que de dix minutes : un « deux tu l’auras ! » est de loin préférable à un « tiens ! » Cette « prime de liquidité » est exposée tout entière au rapport de force entre prêteur et emprunteur, à l’offre et à la demande sur le marché des instruments de dette de cette maturité.
Passons maintenant au cas de la zone euro et voyons pourquoi le même mécanisme ne peut pas jouer, et pourquoi du coup, ce n’est pas une banque centrale qui pourra faire baisser les taux à long terme.
Il n’y a pas de dette communautaire de l’euro : il n’y a pas d’eurobonds, pas d’euro-obligations. Quand on parle aujourd’hui d’obligations européennes, il s’agit de la dette souveraine d’un pays européen individuel. Quand la question se pose de faire baisser le taux long d’un pays de la zone euro, c’est que celui-ci est en difficulté. Or s’il est en difficulté, la question du défaut, du non-remboursement de sa dette ou du non-paiement par lui des intérêts promis se pose. Ce qui signifie que la « prime de crédit » comme composante du taux a cessé d’être négligeable.
Quand, en juin 2012, le marché secondaire de la dette souveraine exige pour une obligation à 10 ans grecque un taux supérieur à 30 %, à une époque où il n’exige de l’Allemagne que du 1,2%, la différence entre les deux, ce qu’on appelle le « spread », ce n’est pas la « prime de liquidité » (encore que le rapport de force entre émetteur et prêteur se soit bien modifié), c’est essentiellement la « prime de crédit », la prime de risque.
Dans le cas de l’Allemagne et de la Grèce en juin 2012, on pourrait dire que la « prime de crédit » de cette dernière se monte à 29 %. Ce serait cependant une simplification, parce que le risque avait désormais deux composantes : le non-remboursement ou le non-versement d’intérêts mais aussi, la « convertibilité », le retour du pays à sa monnaie nationale, le risque pour le prêteur qu’il ne serait pas remboursé en euros mais dans une devise nationale dévaluée par rapport à l’euro.
Imaginons maintenant mis en place au sein de la zone euro un mécanisme de type OMT, qui permette à la Banque centrale européenne d’acheter des obligations des pays appartenant à la zone euro sur le marché de la dette souveraine, de la même manière que le fait la Réserve fédérale aux États-Unis. De tels achats seraient-ils susceptibles de faire baisser les taux ? Absolument pas bien entendu puisque si la question devait se poser d’un taux trop élevé pour la dette souveraine d’un pays, ce serait bien évidemment parce que la composante « prime de risque » du taux a décollé, prime découplée de tout mécanisme d’offre et de demande telle celui qui détermine le niveau où va se situer la « prime de liquidité ». Un mécanisme de type OMT, la possibilité pour la BCE d’acheter de la dette souveraine des pays membres dans le but d’influer sur les taux longs, est par conséquent sans objet et donc dénué d’intérêt.
Quand, en juillet 2012, M. Draghi, à la tête de la BCE, annonce la création prochaine du mécanisme OMT et ajoute que « Tout sera fait pour préserver l’euro ! », quelle est la part de sa déclaration qui fait retomber le taux grec à 10 ans au niveau « quasi-raisonnable » de 10% ? La seconde partie bien entendu.
Cela n’avait pas été compris à l’époque et j’avais consacré à la méprise sur mon blog, un billet intitulé : Mario Draghi : et s’il s’agissait d’un abominable malentendu ? Et aujourd’hui, Yanis Varoufakis, a-t-il compris de quoi il retournait quand il s’indigne que Jens Weidmann écrive dans le rapport qui fait scandale que ce n’est pas à la Banque centrale européenne de garantir l’irréversibilité de la monnaie unique ? Pas plus apparemment. Est-ce en effet à M. Draghi de faire tomber la « prime de crédit » des pays de la zone euro en difficulté en assurant que celle-ci mutualisera tout risque de défaut ? Est-ce à lui de neutraliser toute « prime de convertibilité » en jurant ses grands dieux qu’aucun pays de la zone euro n’aura à la quitter ? Poser ces questions, c’est bien entendu y répondre, et donner raison du même coup au patron de la Buba.
Est-ce à dire que la zone euro soit sauve ? Il faudrait pour cela que M. Draghi puisse répéter aujourd’hui les mots qu’il avait prononcés en juillet de l’année dernière. Après la restructuration partielle de la dette grecque intervenue entre-temps, après la « formule cypriote », qu’il essaye donc pour voir !
@Garorock (« La dernière nouveauté des 12 jours d’OpenAI s’appelle o3. Il s’agit d’un « frontier model » capable de raisonner…