Le Handelsblatt a publié vendredi le mémoire de la Bundesbank adressé à la Cour constitutionnelle allemande, contestant la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne. Cette fuite intervient alors que la campagne électorale est engagée en Allemagne. Est-ce une manière pour la Bundesbank de s’inviter dans le débat électoral ?
On ne peut que se poser la question de cette fuite. Pourquoi ce mémoire sort-il maintenant ? Est-ce une volonté de la Bundesbank ou du gouvernement allemand ? Il y a un précédent. Au début de la crise grecque, le Spiegel avait publié une longue enquête sur les montages financiers – les swaps de change – mis au point par Goldman Sachs pour aider le gouvernement grec à masquer sa dette. Ces révélations avaient pesé sur tout le débat sur le sauvetage ultérieur de la Grèce : les Grecs avaient triché. Ils devaient donc payer le prix fort. On ne peut que s’interroger sur la motivation qui a poussé à révéler ce mémoire, aujourd’hui. Il est en tout cas clair que la Bundesbank s’invite dans le débat électoral allemand.
Ces critiques marquent-elles une rupture dans le débat sur la zone euro ?
En soi, le mémoire de la Bundesbank n’apporte aucune information nouvelle. Sa position est connue depuis des mois. Jens Weidmann (le président de la Bundesbank) a fait savoir dès cet été tout le mal qu’il pensait de la politique menée par Mario Draghi (président de la Banque centrale européenne) et son opposition aux mesures prises. C’est un banquier central d’un très grand rigorisme.
En l’occurrence, si Weidmann a une fois de plus une opinion qui se distingue de celle de ses confrères européens, ce n’est pas tellement dû – comme on l’imagine toujours – au fait qu’il représente l’Allemagne, mais au fait qu’il comprend les mécanismes monétaires. Sa candeur, c’est de croire que tout le monde les comprend aussi bien que lui. Du coup, il ne prend jamais la peine d’expliquer son raisonnement. Ce qui ressemble à de l’arrogance est en fait une erreur de jugement sur le degré de connaissance de l’opinion.
Parmi les arguments présentés par la Bundesbank figure notamment celui de l’irréversibilité. Selon elle, il ne relève pas du rôle d’une banque centrale d’assurer l’irréversibilité de la monnaie. Qu’en pensez-vous ?
L’allusion est transparente. C’est une pierre dans le jardin de Mario Draghi, qui avait assuré à Londres l’été dernier, en pleine crise européenne que l’euro était irréversible. Quand le président de la BCE annonce la création prochaine du mécanisme OMT (outright monetary transactions, rachat des dettes souveraines par la BCE) et ajoute que « Tout sera fait pour préserver l’euro ! », quelle est la part de sa déclaration qui fait retomber le taux grec à 10 ans au niveau « quasi raisonnable » de 10 % ? La seconde partie bien entendu. Cela n’avait pas été compris et j’avais déjà souligné à l’époque qu’il s’agissait d’un abominable malentendu. Mario Draghi n’a pas agi comme banquier central mais comme politique dans cette affaire.
La Bundesbank a raison dans son argumentation. Mario Draghi est sorti de son rôle de banquier central. Il est très important de séparer les rôles. Il n’est pas du ressort d’une banque centrale de s’assurer de l’irréversibilité d’une monnaie. Cela relève de la mission des gouvernements et des politiques. Une monnaie commune ne peut subsister que s’il existe une volonté commune de l’ensemble des nations à travailler ensemble. Ce sont les gouvernements qui doivent se faire l’expression de cette volonté, pas la banque centrale.
Rebâtir un ordre monétaire international
Le deuxième argument fort présenté par la Bundesbank dans la critique de l’intervention de la BCE est que toute son action repose sur des analyses et des « éléments hautement spéculatifs » sur la transmission monétaire. Jugez-vous cette argumentation fondée ?
Là encore, la Bundesbank raisonne avec rigueur sur ce qu’est une politique monétaire. Les analyses de la BCE ne sont pas fondées. Le mécanisme OMT mis en place, mais qui n’a jamais été activé, n’a aucun sens. Pour qu’il y ait transmission monétaire, il faut un système fiscal et budgétaire unique associé à une devise. Ce n’est pas le cas en Europe : nous avons une monnaie commune mais dix-sept systèmes fiscaux différents.
Pour comprendre pourquoi l’OMT serait bien incapable de jouer le rôle qu’on voudrait lui faire jouer et pourquoi seules des décisions politiques pourraient le faire, il faut d’abord comprendre pourquoi un mécanisme comme l’OMT peut fonctionner et fonctionne effectivement aux États-Unis.
Le but de la manoeuvre est de faire baisser les taux d’une maturité particulière, disons la dette à cinq ans. La banque centrale se rend sur le marché secondaire des instruments de dette (où on peut en acheter et en vendre dans la période qui suit leur émission), là, elle va racheter en grande quantité de la dette à cinq ans : l’État avait émis de la dette à cinq ans (il avait emprunté), maintenant il en rachète (il se désendette). Ce faisant, il raréfie l’offre de cet instrument de dette sur le marché, la concurrence entre les acheteurs éventuels augmente ; pour satisfaire leur demande, ils sont obligés de se montrer moins exigeants, c’est-à-dire d’accepter un rendement moindre sur des obligations à cinq ans : le taux d’intérêt effectif sur le cinq ans a baissé. En se plaçant sur le marché secondaire de sa propre dette en tant qu’acheteur, l’État américain a renforcé le rapport de force en sa propre faveur : il versera désormais des intérêts moindres s’il emprunte à nouveau pour cinq ans. Le mécanisme qui a joué est bien connu, c’est celui de l’offre et la demande.
Dans le cas de la zone euro, ce même mécanisme ne peut pas jouer. Il n’y a pas de dette communautaire de l’euro : il n’y a pas d’eurobonds, pas d’euro-obligations. Quand on parle aujourd’hui d’obligations européennes, il s’agit de la dette souveraine d’un pays européen individuel. Quand la question se pose de faire baisser le taux long d’un pays de la zone euro, c’est que celui-ci est déjà en difficulté. Or s’il est en difficulté, la question du défaut, du non-remboursement de sa dette ou du non-paiement par lui des intérêts promis se pose. Ce qui signifie que la « prime de crédit » comme composante du taux a cessé d’être négligeable. L’intervention de la banque centrale ne peut pas faire disparaître ce risque et elle ne peut pas faire baisser les taux à long terme.
Dans le cas de la Grèce en juin 2012, le risque avait désormais deux composantes : le risque dû à un défaut éventuel, mais aussi la « convertibilité », le retour du pays à sa monnaie nationale, le risque pour le prêteur qu’il ne serait pas remboursé en euros mais dans une devise nationale dévaluée par rapport à l’euro.
Un économiste grec, Yanis Varoufakis, considère sur son blog que le mémoire de la Bundesbank est un acte de guerre et annonce la fin de la zone euro telle que nous la connaissons. Partagez-vous cette analyse ?
Les conclusions de Yanis Varoufakis au billet alarmiste qu’il poste sur son blog sont probablement bonnes mais pas pour les raisons qu’il avance. Entre la Grèce, Chypre, le Portugal, il est clair que c’est l’Allemagne qui tient la zone euro. Elle a commencé à faire les comptes. L’addition devient de plus en plus lourde et les risques aussi, comme le traduit Target 2 (système de compensation intra-européen qui montre que l’Allemagne est créditrice à hauteur de 700 milliards d’euros à l’égard du reste de la zone euro). Enferrée dans sa position d’exportateur net, elle devient de plus en plus en risque. Les Allemands sont devenus les seuls répondants. La zone euro est devenue un fardeau beaucoup trop lourd pour eux. L’intérêt calculé de l’Allemagne est de couper le cordon.
Peut-elle décider de le faire ?
La raison voudrait que l’on arrête la politique du chacun pour soi, qu’on rebâtisse un ordre monétaire international, dont l’absence depuis 1971 entraîne tout le monde par le fond. Au niveau européen, la construction telle qu’elle a été faite montre toutes ses lacunes et ses erreurs. Il faudrait aller vers plus de fédéralisme, afin qu’un système budgétaire et fiscal commun vienne compléter la monnaie unique. Mais si cela se fait, ce sera contre les opinions publiques. Celles-ci ont décroché du projet européen : elles souhaitaient une Europe des citoyens, elles n’ont que l’Europe des marchands.
À ce stade, il y a toutes les raisons d’être pessimiste. Nous sommes dans une période très critique. La zone euro est à deux doigts de l’éclatement. Le système est dans une telle situation de fragilité que la moindre étincelle peut le faire exploser.
La réponse est ici : entre Avranches et Granville.