VIE ET MORT DE LA NATURE (I), par Francis Arness

Billet invité.

Ce matin-là, alors que la petite terrasse resplendissait de l’odeur des orangers en fleurs, et que le ciel bleu, immense, offrait son infini, Jorge cliqua sur le dernier texte de Leclerc sur le blog de Paul Jorion. Un nouveau plan de sauvetage financier était adopté pour Chypre. Encore une fois, les anticipations économiques des experts étaient fallacieuses. Encore une fois, le discours des dirigeants politiques était aveugle. Encore une fois, le réel était annulé, et les mots « mobilisation… historique… croissance… », ou encore « production… consommation… sous contrôle… », flottèrent sur l’écran, puis dans l’esprit de Jorge. Il sentait comme une pression sur son thorax, comme si une main – invisible – cherchait à l’étouffer, une nouvelle fois, et encore et encore, en un scénario qui se répétait sans fin, comme si chaque bouffée d’air était la dernière. Nerveusement, il cliqua sur la page facebook d’un ami, et y découvrit la photographie d’un enfant en larmes, qui ne voulait pas quitter sa maison, et refusait en hurlant de se faire expulser : cinq policiers casqués et armés l’agrippaient violemment afin de le mettre à la rue. L’impression d’asphyxie de Jorge redoubla ; sa vue se brouilla ; l’effroi crispa son cœur. Les formes noires autour de l’enfant – parmi lesquelles il lui semblait reconnaître la Mort en personne, trônant là, triomphante, sa faux à la main – semblaient maintenant le battre à mort, au milieu de cheminées à perte de vue exhalant une fumée noire, si noire qu’il était difficile d’apercevoir la scène. Jorge fut pris de vertige. Perdu au milieu des ombres et de la fumée, l’enfant hurlait, puis disparaissait, se dissolvant comme s’efface la souffrance dans le discours des experts et des dirigeants.

Attiré par les parfums innombrables des fleurs, Jorge sortit faire quelques pas dans le parc aux orangers à côté de chez lui. Celui-ci était vide d’hommes et d’oiseaux, alors que le soleil irradiait sa clémence avec tendresse, enrobant le monde d’une douce lumière. Soudain, un frisson d’effroi parcourut le dos de Jorge pour éclore de terreur dans sa nuque. Les arbres, les fleurs, l’herbe étaient parcourus de taches brunes. Certaines plantes même étaient inertes, expirées, là, en plein mois d’avril, au moment même où la Nature, de toute part, érige éperdument la Fête infinie des orangers parcourus de blanc, des bourgeons et des feuilles d’un vert tendre, et des fleurs aux interminables couleurs.

Un enfant, qui n’avait que quelques printemps en mémoire, jouait là, inconscient, bienheureux, au pied d’un grand arbre dont un grand nombre de branches, à peine renaissantes, étaient en train de mourir. La Fête de la Vie innervant le petit corps de l’enfant n’était pas touchée par ce qui semblait bien le signe d’une catastrophe à échelle cosmique – du moins pour l’humanité dont la terre est le cosmos –, et il offrit à Jorge son grand regard bleu et son large sourire, pour se fendre même d’un rire de joie profonde. Les larmes montèrent aux yeux de Jorge.

Celui-ci s’avança dans une allée, y ramassa des feuilles mortes. Etrangement, elles n’étaient pas tout à fait mortes. Qui les prenait dans la main, les scrutait, pouvait apercevoir un chatoiement surgir dans leurs nervures, au milieu du brun morbide. Prêt à redonner vie à la feuille – c’est tout du moins ce qu’il se disait -, si quelque concours de circonstances – mais il ne savait pas lequel – rendait cela possible, ce scintillement brillait calmement, crépitait de lumière intense dans sa main. Puis la force de sa lueur diminuait, et le brun se répandait dans les nervures.

La gorge serrée, Jorge s’assit sur un banc et alluma son téléphone. Allant sur le site de Mediapart, il lut : « Aujourd’hui – a déclaré un scientifique indépendant – en Europe et semble-t-il aussi dans l’ensemble de l’hémisphère nord, la nature s’est couverte de taches brunes et semble mourir, compromettant possiblement le retour du printemps, cette année et peut-être plus durablement. Tout ceci, nous l’avions prévu, mais personne ne nous a jamais vraiment écoutés, nous les scientifiques. Les destins de l’humanité et de la nature sont inextricablement liés – a-t-il ajouté -, il nous faut maintenant prendre les mesures nécessaires à l’arrêt de la destruction de la vie sur terre, et à la survie de notre espèce. Nous n’avons plus d’autre choix que la sobriété individuelle et collective, maintenant. Puissions-nous la réaliser de manière heureuse et démocratique ».

Jorge éteignit son téléphone, et inspira profondément pour se libérer de la sensation d’asphyxie qui l’oppressait toujours. La colère et la détresse lui serraient le cœur. Il secoua la tête, ne voulant pas y croire.

Il remonta dans son appartement, regarda par la fenêtre et vit l’enfant continuer de jouer en bas dans le parc, joyeux, insouciant, lui aussi solitaire. Parlant à des êtres imaginaires, il s’arrêtait parfois, tétanisé, puis se mouvait à nouveau, invoquant les ombres de son imagination qui semblaient lui répondre.

Le cœur déchiré de rage et d’impuissance, Jorge ferma les larges rideaux sombres de son salon, et s’allongea un instant sur le sofa. Il n’arrivait à joindre personne, que ce soit par internet ou par téléphone. Il essaya de faire le calme en lui. Ses mains tremblaient. Il avait envie de crier, mais n’y arrivait pas. Un large miroir inquiétait le fond du grand salon. Des ombres inconnues semblaient y danser, traçant des arabesques étranges dont le spectacle glaçait son cœur.

La sonnerie de son téléphone retentit. Il avait reçu un message étrange, d’un expéditeur inconnu – c’était tout du moins ce qui était écrit. Le mail disait : « Bientôt, du fait de l’hyperinflation, nos billets de banque auront perdu leur vertu magique de signifier quelque chose, et ne seront plus que papier que ne pourront même pas utiliser les enfants pour dessiner. Ce sera l’Apocalypse. Et sache, très cher Jorge, que je me réjouis que l’humanité disparaisse et que la terre, petite bulle de vie dans l’incommensurable univers, puisse survivre, débarrassée de ce parasite qu’est l’homme. » Abasourdi, il avait même reçu un second mail : « Car si l’on y regarde de plus près, ce sont d’un côté le comportement unilatéralement rapace d’une large partie de nos élites, et de l’autre la société de consommation et le culte de l’argent auxquels se voue une bonne partie de l’humanité aux yeux morts ou endormis, qui nous ont menés là où nous en sommes. Les feuilles des arbres, mortes par milliards dans l’hémisphère nord, auront bientôt pour reflets démultipliés les milliards de morceaux de papiers auxquels nous aurons cru, et que nous regarderons, amnésiques, en nous demandant ce qu’ils ont pu signifier. Nous avons pillé, fouillé, dévoré toutes les richesses de cette terre, maintenant ces réserves seront bientôt épuisées et la vie et l’humanité sont en danger. Nous avons détruit les sociétés et les sujets aujourd’hui pour une bonne partie exsangues. Notre espèce, si nombreuse, connaît, enfin, le plan social qui va assainir la terre. Même les actionnaires seront licenciés. » Jorge fut pris de nausée, tandis qu’à ceci s’ajoutait encore un troisième message : « L’histoire est arrivée à son terme. La démocratie néolibérale et le capitalisme financiarisé constituent le stade ultime de l’humanité, disent-ils, et ils ne savent pas à quel point ils ont raison. Ils ne savent pas à quel point ce qu’ils disent est vrai, parce qu’ils ne savent pas ce que cela signifie vraiment… mais nous nous le savons. Oui, nous sommes au stade ultime, t’écris-je, mon cher Jorge, plein de honte, car j’ai honte de cette colère en moi devenue destructrice ».

La pièce se mit à trembler et à tourner légèrement. Le regard de Jorge tomba sur le miroir et sur les ombres informes qui l’habitaient. Innombrables, elles grouillaient les unes dans les autres, tel un flot tumultueux prêt à se déverser dans son imagination. Jorge frémit. Le contour de l’une d’elle se précisa à la manière d’une forme s’achevant dans l’imagination. L’ombre traversa silencieusement le miroir comme on traverse une surface d’eau. Jorge ne voulait pas y croire, mais une femme, au regard déchiré de souffrance, se tenait là, devant lui. Derrière elle, dans le miroir, apparaissaient des milliers de cheminée expulsant d’immenses nuages de fumée sombre qui recouvrait le ciel. Un nombre incalculable de trains ouverts, remplis d’ordinateurs ouverts, illuminés et crépitant de lumière au point de sembler affolés, remplis de voitures, de caisses de métal, de machines immenses, d’innombrables produits, roulaient au pied de ces cheminées, tombant les uns après les autres dans une immense crevasse. – Ce que tu vois – dit la femme – c’est notre système économique inéluctablement voué à l’échec ; c’est l’incommensurable pollution qui détruit la Nature ; ce sont les milliards de milliards de produits que nous fabriquons de manière absurde, comme si notre terre n’était pas limitée ; c’est l’humanité devenue folle, refusant de voir ce qu’elle fait et ce que cela implique – Jorge se sentait comme hypnotisé -. L’humanité n’a pas assez réussi à rendre son travail créateur, fécond, elle n’a pas réussi à civiliser l’économie et le politique pour les mettre au service de la vie et de l’humain. Au lieu de cela, à côté de tout un ensemble de personnes bien vivantes et créatrices mais le plus souvent impuissantes face au cours des choses, règnent les élites anonymes et la masse aux yeux morts ou endormis, qui créent tous ensemble la grande Voix de la Production, de la Consommation, de la Mobilisation de toute ressource matérielle, vivante ou humaine.

Derrière la femme, au milieu des cheminées, des trains et des marchandises trônait la Mort, immense.

– Moi aussi, mes yeux étaient morts – continua-t-elle -, moi aussi, j’ai écouté et me suis laissée traverser par la grande Voix de la Production, de la Consommation, de la Mobilisation. Mais je me suis éveillée.

Ses mains, son cou et son visage étaient parsemés de taches brunes. Les larmes aux yeux, elle secoua la tête, comme si elle-même elle ne voulait pas croire à ce qui arrivait à la Nature. D’une voix tremblante, elle demanda à Jorge si les arbres et les fleurs et l’herbe continuaient, dehors, de se couvrir de ces taches de mort. Oui, répondit-il, et malheureusement cela se répand de plus en plus. A-t-on espoir de trouver une solution ? demanda-t-elle encore d’une voix déchirée. Jorge ne répondit pas. As-tu, ajouta-t-elle alors, jamais vu ou lu Shakespeare ? La tragédie, c’est cela, lorsqu’un personnage a agi de manière inconsidérée et a mis en branle un engrenage qui le détruit, sans qu’il puisse rien faire contre. Et bien cette fois-ci, le personnage de la tragédie, c’est l’humanité entière. L’histoire de l’humanité est une pièce de Shakespeare. Il reste juste à savoir, continua-t-elle, si ce sera une tragédie ou une tragi-comédie, puisque Shakespeare, tout à la fin de sa vie, a aussi écrit, heureusement pour nous peut-être, d’autres pièces dans lesquelles le personnage affronte courageusement et intelligemment les conséquences de ses actions inconsidérées, et arrive à se sauver.

La femme baissa les yeux et se tut. Jorge scruta son pâle visage et ses mains parsemés de taches brunes. La Mort aussi s’infusait en elle. Il regarda derrière la femme les cheminées, les trains, les ordinateurs, les marchandises, la Mort. Il se dit que c’était la Mort qui se répandait dans la Nature, que c’était la Mort qui habitait les hommes, la société, l’économie, la politique. L’humanité a infusé sa Mort à la Nature.

(à suivre…)

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