L’ÉCONOMIE POSITIVE : « J’ai des doutes… », par Maurice Lévy, suivi d’une réponse par Paul Jorion

Maurice Lévy, P-DG de Publicis Groupe, fait partie, au même titre que moi-même, du groupe de réflexion sur l’économie positive dirigé par Jacques Attali. Je suppose que les choses se sont passées pour lui de la même manière que pour moi, à savoir qu’il a reçu un jour une lettre de ce dernier lui demandant d’accepter de faire partie du groupe, et qu’il a répondu oui.

Vendredi, Maurice Lévy a adressé une lettre à Jacques Attali intitulée « J’ai des doutes… » Si j’ai eu l’occasion de la voir, c’est que Maurice Lévy en a fait une « lettre ouverte » au sein du groupe en en adressant copie à chacun de ses membres. Ma réaction à ce texte a été d’y apporter une réponse, que les membres du groupe ont reçue hier samedi en début de soirée.

Avec l’aimable accord de Maurice Lévy, et avec les encouragements de Jacques Attali, je publie ici cet échange.

 

L’économie positive : « J’ai des doutes… » par Maurice Lévy.

4 avril 2013

J’avoue mon embarras.

S’agissant de se projeter à l’horizon 2030 l’exercice devrait pourtant s’avérer facile. Il suffit de se laisser porter par l’utopie d’une économie « qui ferait du bien à tous » et du mal à personne. Une économie respectueuse des ressources, de l’égalité entre les hommes (ils naissent et vivent égaux).

Mais,

Il y a une situation de départ qui est de plus en plus déprimante, où la France perd chaque jour des points (ce n’est pas d’aujourd’hui : cette situation trouve son origine dans l’incapacité du modèle social français de s’adapter à un monde qui change..).

Il y a un monde ouvert à la concurrence où la guerre économique a remplacé (pour partie) les guerres de conquêtes de territoires.

Et une mondialisation qui a produit des effets considérables pour le mieux-être des populations des pays émergents (avec des déséquilibres considérables) et des tensions sur l’emploi dans la majorité des pays matures.

Et surtout un pays surendetté, incapable de maitriser sa dépense publique, de juguler le chômage et de trouver les bases d’une économie qui favoriserait le rebond et préparerait à cette économie positive des années 2030.

Je m’interroge sur la pertinence de la question : aujourd’hui cinquième puissance économique mondiale, la France en 2030 sera sans  doute entre le huitième et le dixième rang si les courbes continuent leur poursuite dans le sens amorcé depuis quelques années.

Dès lors, on peut s’interroger :

Faut-il investir de l’intelligence, de l’énergie, de la mobilisation des forces vives pour penser  2030 ? ou au contraire pour maintenir le rang de la France à plus court terme ? J’opterais pour le second terme de la proposition. D’où mon embarras.

Cela étant posé, je me suis livré à la figure imposée demandée lors de la réunion précédente.

Réactions aux propositions

  • Le mot « altruisme » est trop explicite et connoté pour l’utiliser, y compris avec toutes sortes d’explications. Je peux me tromper et les medias peuvent avoir fait de très grands progrès dans leurs capacités à analyser et commenter, mais je crains fort que le terme ne soit pas compris dans l’acception voulue par son auteur. Malheureusement, je n’ai rien à proposer en français. En anglais je dirais « caring ». « A caring society » ou « a caring economy ».
  • Au dernier paragraphe de la page 4, il est dit «  le moteur de l’économie positive est l’altruisme. L’individualisme projette de donner une valeur et des droits égaux à chaque personne. Cet objectif doit être conduit à un niveau supérieur, celui où la coopération et la prise en compte de l’autre deviennent la norme. L’altruisme rationnel est la condition de l’économie positive ». Cette définition de « l’économie positive » est belle et je serais tenté d’y adhérer presque sans réserves mais elle me rappelle, à des nuances près, celle du marxisme et de ses avatars cubain et vénézuélien  dont on connait à la fois la force du rêve et la douleur des échecs. Là-dessus, et sans porter de jugement de valeur, je  dis avec autant de force que je peux qu’à supposer que nous nous engagions dans cette voie il faudrait que les principales puissances du monde s’y engagent en même temps. Toute démarche unilatérale serait non seulement vouée à l’échec mais creuserait encore davantage l’écart qui sépare la France de ses concurrents.
  • Sur les propositions (page 24) :

Education : je comprends l’esprit des propositions : faire confiance au côté positif de l’élève, l’étudiant et ne pas stigmatiser par des notations qui peuvent avoir un effet négatif. Je crois que c’était également l’esprit des réformes de 1968 et suivantes et, in fine,  on constate une aggravation de l’illettrisme en France, des échecs scolaires, et des difficultés d’adaptation à l’emploi, ainsi qu’une dégradation sérieuse de notre système éducatif depuis des décennies. Je crains que ce type de propositions relève de la générosité utopique et ne conduise  finalement à creuser encore, en notre défaveur, l’écart des performances de notre système éducatif.

Inégalités : beaucoup de mesures proposées devraient pouvoir être appliquées sans attendre. Sur la fiscalité, imaginer de l’alourdir encore me laisse circonspect lorsque l’on a en tête le taux de prélèvement français qui atteint des sommets et décourage l’initiative.

Confiance : je ne suis pas convaincu que ces propositions soient de nature à créer ou rétablir la confiance. Je le regrette. La crise qui vient d’exploser montre, si besoin en était, que les solutions de rétablissement de la confiance ne se trouvent pas dans l’arsenal des mesures proposées.

Les marchés financiers, dette… : on ne peut qu’être d’accord avec les intentions et dans le même temps frémir d’inquiétude à la lecture des solutions.

Il a été demandé de faire des suggestions et c’est bien timidement que je m’aventure sur ce

terrain :

  • Politique : quelques uns des problèmes que nous connaissons tiennent aux décisions (ou manque de décisions) des dirigeants politiques. Comment responsabiliser les hommes et les femmes politiques pour éviter les fautes coupables aux conséquences graves ? C’est d’autant plus vrai en Europe où la confusion règne dans l’empilement des structures de décisions. Je veux être clair : les acteurs économiques et ceux de la finance ont des responsabilités considérables qu’il n’est pas question d’excuser. Mais il serait dangereux de ne pas voir la responsabilité des politiques. Nul n’ignorait les comptes de la Grèce avant son adhésion à l’Euro, ou celle de Chypre avant son adhésion à l’Europe et à l’Euro. Les régulateurs étaient au courant des pratiques et de la situation de certaines banques, etc…
  • Mondialisation : comme je l’ai dit plus haut, la mondialisation a été un bien indiscutable pour les populations des économies émergentes et un défi inattendu pour les économies matures. Toute décision qui rendrait la compétitivité des pays matures plus difficile aurait des conséquences graves. Comment s’assurer que les principaux pays de la planète (le G 20 ?) avancent d’un même pas ? Prendre des mesures isolées comme dans le cas d’UnitAid ou de la taxe sur les transactions financières n’aboutirait qu’à l’aggravation des situations actuelles de la France et d’autres pays.
  • Succès : que ce soit à l’école, l’université, les sports,  l’industrie ou toute autre expression, l’homme a toujours cherché (au moins une forte minorité) à performer. Dans une économie positive, comment valoriser les performances, le succès ?

Mais surtout :

Pour envisager de pouvoir  participer de ce mouvement qui présente beaucoup d’aspects favorables à la société, au bien être des individus et à leur épanouissement, il faudrait d’abord que la France soit en état d’assumer un rôle de leader pour faire avancer cette idée. Pour pouvoir prétendre à ce rôle (ou à tout le moins y participer) il faudrait d’abord traiter quelques uns des problèmes fondamentaux que notre pays connait sur le plan économique, administratif, fiscal et de redistribution. Cela passe par des réformes sérieuses, profondes, douloureuses. Or, aujourd’hui (comme hier) nos politiques ne vont pas au bout des problèmes et comme Sisyphe à chaque crise il faut redoubler d’effort et la tâche n’en est que plus rude. Tout passe, pour moi, d’abord par la résolution de notre situation périlleuse.

Désolé si je donne le sentiment d’être sceptique ou pessimiste ou pire encore d’un affreux conservateur. C’est à l’encontre de mon caractère et de mon action mais à la hauteur de mes inquiétudes pour mon pays, de  ce que je vois et compare avec les pays que je visite à travers le monde.

Maurice LEVY

 

L’économie positive : « Réponse à Maurice Lévy », par Paul Jorion

Le 6 avril 2013

Cher Maurice Lévy,

Il y a, dites-vous : « un monde ouvert à la concurrence où la guerre économique a remplacé (pour partie) les guerres de conquêtes de territoires ».

Le problème n’est-il pas déjà là ? Le temps n’est-il pas venu d’extraire la concurrence du cœur de la vie économique où elle se trouve aujourd’hui et de cesser de faire de la guerre son modèle ? En 1944, à Bretton Woods, John Maynard Keynes proposait un autre modèle : celui d’un monde économique « pacifié » où l’agressivité des « exportateurs nets » triomphants (suivez mon regard dirigé Outre-Rhin) serait maîtrisée et le manque de tonus des « importateurs nets déprimés », revigoré. Comment y parvenir ? Keynes en avait déjà offert la recette huit ans auparavant dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie : par l’« euthanasie du rentier ».

Par une édulcoration typique, comme la pensée de Keynes n’a pas cessé d’en subir, on feint de croire aujourd’hui que l’on parle d’inflation quand on évoque cette « euthanasie du rentier ». Non : l’euthanasie du rentier s’obtient en éliminant la rareté du capital et le capital cesse d’être rare une fois que la répartition de la richesse nouvellement créée devient beaucoup plus homogène qu’elle ne l’est maintenant.

On trouvera bien sûr des personnes pour considérer que la répartition de la richesse telle qu’on la constate aujourd’hui n’est pas essentiellement fondée sur un rapport de force historique mais sur le talent. Le chiffre que l’on cite aujourd’hui à propos des principales multinationales est celui de leur P-DG gagnant en moyenne 450 fois ce que touche leur employé moyen. Il est bien possible que ce P-DG soit beaucoup plus talentueux que son employé moyen, l’éventualité n’est pas à exclure, mais 450 fois, comme le voudraient les chiffres ? cela dépasse les bornes de la vraisemblance.

Sur quoi débouchent de telles disparités ? sur des situations telles qu’on les observe par exemple aux États-Unis, où les 50% les moins riches de la population se partagent 2% du patrimoine, tandis que le 1% le plus riche détient lui 40% de la richesse nationale. Dans des conditions comme celles-là, les 1% voudraient-ils même consacrer leur fortune à l’investissement productif plutôt qu’à la spéculation comme ils le font en ce moment pour 80% du volume, qu’ils seraient bien incapables de le faire, faute de pouvoir d’achat dans la grande masse de la population. J’ajoute que la spéculation (qui ne crée de la liquidité que pour d’autres spéculateurs) est un facteur de déstabilisation dans la formation des prix, pénalisant le consommateur quand elle pousse les prix à la hausse et le producteur quand elle les entraîne à la baisse.

Tout ceci n’empêche pas que l’on recommande en ce moment-même dans les milieux où l’on décide (contre l’avis des milieux où l’on réfléchit) des ajustements « structurels », entendez des baisses salariales, au prétexte de faire baisser les coûts de production, comme si le souci de vendre pouvait mettre entièrement entre parenthèses la question de qui sera en mesure d’acheter. Oui, on imagine depuis les années 1975 que le crédit peut remplacer les revenus, comme si le crédit n’était pas une simple hypothèque sur des salaires encore à venir.

Vous êtes « conservateur », dites-vous ? Très bien, mais que s’agit-il encore de conserver sur une planète où le système économique en place dérègle de manière irréversible le climat, détruit la planète à coups d’excavatrices, rend l’air irrespirable, et où des calculs de risque fondés sur des bases fausses par excès de naïveté conduiront à ce que s’étendent sans cesse les zones interdites au peuplement en raison du danger d’irradiation ?

Que peut-on conserver encore dans un monde où le système financier est entré en déliquescence depuis six ans déjà ? où la destruction de l’économie est irréversible en raison de l’endettement des États qui, dans leur folie, ont tenu à régler rubis sur l’ongle les pertes essuyées par les spéculateurs dans les paris pharaoniques qu’ils engagèrent les uns contre les autres ? où la classe politique sera bientôt discréditée dans sa quasi-totalité quand il apparaîtra qu’elle s’est elle aussi compromise par des paris spéculatifs et la corruption que ceux-ci engendrent dans leur sillage.

Le monde se transforme aujourd’hui trop vite en raison des excès accumulés par une espèce animale « colonisatrice opportuniste » comme la nôtre pour qu’un « conservatisme » puisse encore – et ceci, quelle que soit la manière dont il se définit – trouver quoi que ce soit de solide à quoi s’ancrer.

Ce monde qui était le nôtre s’abîme dans un grand fracas, à nous de déterminer à quoi le nouveau devra ressembler. Vouloir conserver à tout prix celui en voie de disparition ne peut avoir qu’un seul effet : précipiter davantage encore sa chute, et rendre du coup plus désordonnée la transition vers celui qui lui succédera inéluctablement.

C’est de celui-ci qu’il est question quand nous parlons d’« économie positive ». Pour l’autre, rangeons-nous à ce que suggère la sagesse immémoriale et « laissons les morts enterrer les morts ».

Très amicalement vôtre,

Paul Jorion

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7 réponses à “L’ÉCONOMIE POSITIVE : « J’ai des doutes… », par Maurice Lévy, suivi d’une réponse par Paul Jorion

  1. […] L’ÉCONOMIE POSITIVE : « J’ai des doutes… », par Maurice Lévy, suivi d’une réponse par… […]

  2. […] Lundi 8 avril entre 15h et 17h, je débattrai avec vous des doutes de Maurice Lévy quant à la notion d’une « économie positive » et de la réponse que je lui ai apporté à ce sujet. Les deux textes se trouvent ici. […]

  3. […] L’ÉCONOMIE POSITIVE : « J’ai des doutes… », par Maurice Lévy, suivi d’une réponse par… […]

  4. […] L’ÉCONOMIE POSITIVE : « J’ai des doutes… », par Maurice Lévy, suivi d’une réponse par… […]

  5. […] Paul Jorion, sur son blog, le 6 avril 2013, donne le chiffre clef aux Etats-Unis : […]

  6. […] L’ÉCONOMIE POSITIVE : « J’ai des doutes… », par Maurice Lévy, suivi d’une réponse par… […]

  7. […] * Créé en 2012 par Jacques Attali, économiste et fondateur de PlaNet Finance. La prochaine édition du LH Forum aura lieu au Havre du 25 au 27 septembre 2013. Plus d’infos (programme et inscriptions) sur le site du LH Forum : http://www.lh-forum.com/ ** Article du 7 avril 2013 sur le blog de Paul Jorion : http://www.pauljorion.com/blog/?p=52218 […]

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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