Billet invité.
Mes chers compatriotes, nous déclinons. La France n’est plus ce qu’elle était. La nouvelle n’est pas neuve. Le chef de chœur des déclinologues, Nicolas Baverez, décline le déclin sur tous les tons depuis qu’il est entré dans l’âge mûr, comme s’il fallait que toute chose autour de lui se marquât plus profondément des signes de la péremption qu’il observe sur lui-même. Convenons néanmoins que ce penchant se manifeste avec une constance on ne peut plus rectiligne : Les trente piteuses, La France qui tombe, Nouveau Monde, vieille France, à quoi fait suite, formant chiasme, Vieux pays, siècle jeune. Réveillez-vous ! est le dernier branle de tocsin en date, car, non content de décliner, le Français somnole et se laisse rouler mollement jusqu’à la tombe. Mais attention, « Réveillez-vous ! » ne signifie pas « Indignez-vous ! » Il ne faudrait pas casser la machine à concentrer les richesses, dont les rendements suivent une progression ascendante inédite. « Réveillez-vous ! » signifie « Remettez-vous au boulot, feignasses ! » L’approche décliniste, outre qu’elle pense trouver la confirmation de ce qu’elle projette dans le fait qu’elle ne voit jamais finir la pente, passe assez vite sur la localisation dans la chronologie de l’apogée économique, politique et sociétal à partir duquel le déclin est censé s’amorcer, car cet apogée risquerait fort de ne pas se rencontrer dans les parages de la République, ni même dans quelque parages que ce soit.
La République, en effet, comme bien des régimes, a été frappée de déclin quasiment dès l’origine, dans tous ses avatars successifs, notamment à cause d’affaires de concussion retentissantes et de témoignages répétés d’impéritie qui ont immanquablement fait les gorges chaudes de l’opposition réactionnaire ou révolutionnaire. Même la période gaullienne, souvent alléguée pour son exemplarité, en a connu de gratinés, qui n’ont pu échapper entièrement à l’œil perscrutateur de « Mon Général » et dont celui-ci s’est donc coupablement accommodé. Ce que ne veulent pas voir la plupart des déclinologues et que le dénouement de l’affaire C(h)ahuzac met spectaculairement en exergue, c’est que ce n’est pas la France qui tombe, mais une certaine conception de l’État comme marchepied ou couverture d’ambitions personnelles contraires au bien public. Les citoyens français sont réveillés depuis longtemps, bien ou mal réveillés, on en jugera aux prochaines élections, selon qu’on est partisan de taper fort, de viser juste ou de s’en foutre ; ils sont réveillés depuis que le « réalisme », dernière sécrétion idéologique d’une caste dirigeante coupée de la réalité existentielle de ses administrés, fait la guerre à leur confort, un confort amplement mérité, un confort chèrement acquis, arraché à force d’empoignades sanglantes avec la troupe soldée par leurs impôts ; ils sont réveillés, oui, messieurs les apparatchiks. Vous vouliez que les citoyens se fissent un scrupule de jouir de leurs droits et une honte de les défendre, qu’ils se sentissent embarrassés d’être des citoyens, et vous vous rendez compte qu’en maints endroits, la cité n’a plus besoin de vous.
Hasard heureux du calendrier, le jour même où le baril Cahuzac explosait, les auditeurs de France Culture pouvaient entendre dans la matinale Brice Couturier et Luc Chatel railler de conserve l’inflation normative française en matière de construction et donner comme exemples d’absurdité les empêchements et les retards induits par la préservation de l’habitat d’un scarabée ou d’une alouette. Allons bon, pourquoi balancer entre un centre commercial et une alouette ? Faut-il être pénétré de son importance pour juger du droit d’exister d’un être vivant d’après sa taille ! J’ai envie de dire à ces deux-là qu’ils doivent leur existence à l’animalcule spermatique et que l’espèce à laquelle ils appartiennent s’origine dans une bactérie. Le même Luc Chatel évoquait ses projets d’aménagement en usant de l’adjectif possessif singulier de la première personne, comme s’il était Dieu et qu’il fît tout lui-même. Son attaché parlementaire, présent dans le studio, a dû goûter modérément cette déclaration d’omnipotence. Non, ce n’est pas la France qui décline, c’est sa représentation politique. Du reste, le déclin est une obsession de vieillards impuissants. Une majorité de députés de l’Assemblée Nationale, en 2012, avait plus de 60 ans[1]. Mais il y a pire que les vieillards impuissants incrustés dans l’hémicycle, il y a les jeunes serins du « There is no alternative », qui croient que c’est par là qu’on entre en politique, alors que c’est précisément par là qu’on en sort.
La déclinologie, en République, n’est pas née de la dernière pluie acide. Elle s’est répandue en alarmes et invectives à la veille de la première guerre mondiale, sous la plume entre autres des énergumènes Barrès et Maurras, qui n’avaient plus l’âge, à l’époque où ils exaltaient le roman national, d’avoir à en soutenir l’idéal racinaire les armes à la main sur les champs de bataille. Ils lui consacraient leur vie, cela valait bien que d’autres lui sacrifiassent la leur. Quels étaient les ennemis de ces messieurs ? Les juifs, les protestants, les maçons, les métèques, rassemblés sous l’étiquette des « quatre États confédérés »[2]. Quels sont les ennemis de notre droite « décomplexée », cette droite à laquelle, précisons-le, n’appartient pas Nicolas Baverez, bien qu’il lui serve sur un plateau un argument familier ? Les étrangers, encore et toujours, du moins ceux qui ont un lien avec notre tristement illustre passé colonial, les musulmans, qui s’incarnent sans nuance dans les types, au choix, du caïd de banlieue ou du barbu prosélyte et misogyne, les homo- et transsexuels, qui perturbent l’enracinement identitaire « naturel », les chômeurs, qui sont encouragés par la solidarité nationale à tirer au flanc. Voilà les quatre nouveaux États confédérés : les étrangers, les musulmans, les homo- et transsexuels, les chômeurs. Si les quatre anciens étaient soupçonnés de conspirer ensemble à la subversion des sacro-saintes valeurs, à la dilacération du corps national et au décervelage collectif, ils ne pouvaient pas se superposer comme le peuvent les quatre nouveaux.
Qu’y avait-il en face de Barrès et consorts ? Les émules de Stirner, issus du courant symboliste. Ceux-ci prétendaient s’appartenir totalement, mais sur un mode viril impitoyable teinté de darwinisme social. Le tableau horrifique du naufrage du Bourgogne en 1898, avec ces passagers coupant à la hache les mains d’autres passagers agrippés aux canots de sauvetage, appuyait leur délire, bien qu’une telle extrémité eût surtout profité, en définitive, à l’ensemble des rescapés, au groupe tant décrié, donc. Des deux côtés, la même rhétorique martiale appelant au piétinement des faibles et des tièdes. Toutes ces énergies dévoyées se trouvèrent un débouché dans la conflagration mondiale. Les jeunes mobilisés, convaincus par ce matraquage anxiogène que la guerre était la conséquence de leur mollesse et de leur tiédeur, déployèrent des trésors de courage pour prouver qu’ils étaient durs et ardents à la tâche, avec les résultats qu’on sait. La guerre des nations détourna des millions d’hommes de la lutte des classes, qui s’était passée d’elle jusque-là pour obtenir des concessions. Avec l’avènement du communisme totalitaire, la lutte des classes parut se confondre avec la guerre des nations.
Et maintenant ? Le déclinisme pourrait-il conduire les peuples européens à s’entretuer de nouveau sur commande ? Je ne le crois pas. Ce que les peuples ont découvert, ces dernières années, c’est la caducité du système de gouvernement économique mondial. Il est douteux qu’ils se battent pour sauver un moribond qui n’a plus que l’antienne du « sacrifice » à la bouche. Le discrédit d’un homme politique de haut rang en France met un comble au rejet d’élites qui n’en sont point, ce qui rectifie au moins une impropriété lexicale, mais ce rejet n’emporte pas la politique avec lui, comme l’atteste une infinité d’initiatives locales, inspirées de modèles anciens et éprouvés de collectivisation apaisée des ressources et des énergies, qui n’attendent de l’État qu’un cadre et s’affranchissent pour le reste du réseau mafieux des baronnies partisanes. Le pouvoir comme couveuse des possibles s’est déplacé dans les marges et celles-ci grignotent inexorablement le champ morne du pouvoir comme tombeau des possibles. Bien sûr il y a des résistances, parce que la mafia a su intéresser à sa cause perdue une nombreuse clientèle dont nous sommes les maillons ultimes. Pourtant, les signes de détricotage se multiplient, comme le montre la panique à bord du navire de la représentation nationale. Les cheveux de nos député(e)s se dressent d’un coup à l’évocation d’un certain parjure. Si celui-ci, par désespoir, avait eu des velléités de s’accrocher au canot en perdition, tous ses amis d’hier s’acharnent à lui couper les mains aujourd’hui, plutôt que de battre leur propre coulpe. N’est-ce pas Michel Rocard qui disait récemment que le mensonge est monnaie courante en politique ? Le déclin est là, il n’est que là, et il est, espérons-le, rédhibitoire. Réjouissons-nous, non de ce que l’extrême-droite fera de cette nouvelle affaire Stavisky, mais de ce que le parlement des cœurs, premier parlement de la République, a déjà commencé à prendre le relais du parlement des notables.
Une réponse à “PÉREMPTION DU DÉCLIN, par Bertrand Rouziès-Leonardi”
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