Billet invité.
Pour retrouver la consistance de l’économie, il faut expliciter la différence de perspective entre le vendre-acheter courant et le vendre-acheter financier. Dans la vie courante, on achète et on vend des réalités sensibles. Un tiers neutre peut témoigner de l’objet livré à l’acheteur par le vendeur ; il suppose par là-même que l’acheteur règle le vendeur par un paiement bancaire « dématérialisé », s’il ne voit les « espèces » circulant de la main de l’acheteur vers la main du vendeur.
En finance, c’est le temps qui s’achète et se vend. Mais le temps du vendeur est le temps de l’acheteur puisque logiquement l’acheteur et le vendeur se « placent » à une même origine et à une même échéance commune que l’un achète et l’autre vend. Ce n’est donc pas par un objet visible que l’on observe le sens de la transaction financière mais par un objet de contrat écrit quelque part. Que contient le contrat financier ? qui est acheteur face au vendeur ?
Pour dire qui vend et qui achète, il faut que l’observateur choisisse son référentiel cognitif. S’il se place du côté de la réalité, il pense au bien ou au service réel qui pourra être échangé à l’échéance de la transaction financière. Par exemple : une tonne de blé, une année de soins de santé, une ligne de crédit pour régler un certain prix de quelque chose ou la garantie quoi qu’il arrive d’avoir un toit pour passer l’hiver. Dans ces cas, l’acheteur est le bénéficiaire à terme du bien et du service concret : donc il règle immédiatement une prime en monnaie au vendeur engagé à terme.
Une prime est par nature un paiement en monnaie à une personne physique qui vend. La personne physique vend le produit de son travail dans une société. La société vend le produit de son organisation dans un univers monétaire. L’univers monétaire est vendu à l’acheteur réglant la prime par un prélèvement fiscal assurant le prix de la monnaie du prix de la réalité en nature.
Si l’observateur de la transaction financière se place du coté de la représentation financière de la réalité, c’est à dire du coté du prix nominal présent et du prix réel à terme de ce qui sera concrètement et conditionnellement cédé à terme, alors l’acheteur et le vendeur sont intervertis en parole. L’acheteur du prix est celui qui vend l’objet à terme en recevant immédiatement un paiement en monnaie. Le vendeur du prix est celui qui s’assure du prix réel à terme en payant immédiatement la « prime » en monnaie.
Si le point de vue de l’observateur qualifiant le sens d’une transaction financière n’est pas précisé par la chose ou par le prix, alors les contreparties d’une même transaction sont à la fois acheteuse et vendeuse de la prime. Et il faut attendre l’échéance pour dire que le vendeur était le vendeur parce qu’il a finalement concrètement livré ; et dire que l’acheteur était l’acheteur par le fait qu’il doive régler en monnaie l’échéance effective de la transaction.
Quand l’objet d’une transaction est une prime de crédit, la qualification vendeuse ou acheteuse de la position des contreparties l’une par rapport à l’autre n’est lisible que s’il existe un marché objectif du crédit. La prime de crédit est en effet la « monnaie » du crédit de la personne engagée à vendre comme de la personne engagée à acheter. Le crédit est indifféremment une réalité et une représentation : la représentation de la réalité comme la réalité de la représentation.
Le crédit est une réalité personnelle qui existe par la volonté d’un acheteur et d’un vendeur qui sont à la fois réels et potentiels. En l’absence de visibilité de l’objet quelconque transacté dans le crédit, l’existence du crédit n’est vérifiable que par un marché du crédit où n’importe quel prêteur et n’importe quel emprunteur s’intègre dans une chaîne interpersonnelle de crédit.
Le marché du crédit est le lieu ou n’importe qui peut se dire débiteur ou créditeur d’un prix. Mais cette liberté est subordonnée à la certification d’une contrepartie en position inverse quels que soient la chose, le prix transacté et les événements possibles contrariant la chose ou le prix. Rappeler que la monnaie est la prime de tout crédit, c’est supposer l’existence d’un marché du crédit où il est impossible de vendre toute chose ou tout prix sans que quelqu’un d’autre rachète effectivement le risque de crédit de la transaction « déposée ».
Le risque de crédit est non seulement la possibilité que le règlement d’une transaction à terme ne puisse pas se faire par la « faute » de l’acheteur ou du vendeur ; mais aussi la possibilité que l’objet acheté et vendu du crédit n’advienne pas à l’existence concrète malgré toute la bonne volonté de l’acheteur et du vendeur ; enfin la possibilité que la représentation de la réalité possible par l’engagement parlé de l’acheteur et du vendeur soit erronée en réalité constatée dans le déroulement du temps.
Si le marché du crédit n’existe pas en tant que système d’asservissement des représentations aux réalités par l’engagement des personnes, alors rien n’interdit de manipuler des prix de rien, ni de vendre ce qu’en réalité on achète ou de régler en monnaie ce qu’en réalité on vend. Ce qui se dévoile dans la crise chypriote et très bientôt dans la crise slovène, luxembourgeoise, allemande ou étatsunienne, c’est l’inexistence réelle du crédit. L’inexistence du crédit est la liberté de parler pour ne rien dire sans que cela se sache.
Depuis l’abolition juridique de la responsabilité personnelle du crédit dans les années 1850, toutes les monnaies sont des fausses réalités. Les États et les grandes entreprises, financières et réelles, sont en eux-mêmes leur propre marché du « crédit » ; ils s’accordent du crédit exclusivement à eux-mêmes. Le capitalisme financier libéral pose que la réalité n’est pas différentiable de sa représentation par la parole et par le prix.
Par conséquent les individus qui parviennent à monopoliser l’existence du marché dictent leur hiérarchie des réalités par les objets qu’ils mettent unilatéralement et librement sous les prix. La confusion dictée par les « lois » entre la réalité vécue par des individus universalisés dans l’impersonnalité et les représentations qu’ils ont le droit de négocier dans les échanges livre le sens de toute réalité à une poignée de privilégiés.
La monnaie devient ontologiquement vraie pour les ploutocrates et existentiellement fausse pour la démocratie. Le pouvoir politique et financier dit toute réalité pour que le travail effectif dans le prix ne soit plus le fait de la volonté personnelle mais la transformation mécanique des choses par des automates humains. Marx a parfaitement décrit le phénomène au moment où le libéralisme en a fait une loi.
L’abolition de toute volonté personnelle par la privatisation des marchés transforme toute prime de crédit en matière monétaire qui ne dit rien de la rareté réelle : c’est à dire des limites objectives de la réalité physique par rapport aux désirs illimités du sujet. Dans l’actuel marché du crédit appartenant exclusivement aux banques, l’individu n’achète ni ne vend aucune représentation.
L’objet des transactions financières n’est plus la réalité physique des personnes physiques mais le prix en monnaie de la représentation des représentations des prix qui augmentent sans cesse pour les vendeurs financiers et baissent indéfiniment pour les acheteurs financiers de la réalité. La réalité est totalement subjective pour les ploutocrates et absolument objective pour la démocratie qui n’a plus aucun objet de réalité à délibérer.
Les États ne peuvent plus exister en tant qu’organes politiques de la délibération des personnes. Les régimes politiques sont les éléments d’un système universel globalisé de majoration infinie du prix des représentations des primes de la réalité et de minoration infinie des primes du prix de la représentation en monnaie. Il ne peut plus et ne doit plus exister de lien entre la représentation monétaire et la réalité sensible des personnes.
La réalité de la monnaie déconnectée du réel, c’est le marché monétaire en dollar, en euro ou en livre interdit aux personnes physiques. En d’autres termes, acheter ou vendre un bien ou un service réel dans l’économie réelle est un phénomène sans aucun rapport légal avec acheter ou vendre le prix en monnaie de quelque chose. Le marché de la monnaie est représenté sans lien avec le marché du crédit réel entre les personnes physiques.
La « crise » déclenchée par les subprimes est la parallélisation du monde entre la réalité et ses représentations financières. La réalité n’a plus de sens et la finance n’a plus de prix. La divergence du réel et du représenté n’est plus maîtrisable. Pendant que les États et les banques jouent dans l’univers de la monétisation des prix abstraits, les personnes physiques essaient de transformer leur monde concret dans l’ignorance absolue des intentions acheteuses ou vendeuses de leurs vis-à-vis.
Ce qui va se passer est tragiquement simple. Les banques et les États actuels vont disparaître des consciences personnelles. Elles et ils vont se dissoudre dans un néant cognitif pendant que les personnes libérées de leurs fantasmes spéculatifs vont affronter le réel dans une solitude absolue. Le langage de la parole aura perdu toute signifiance dans les esprits ploutocratiques.
En revanche les personnes qui sont demeurées dans la démocratie du réel auront gardé la faculté du langage signifiant la réalité. Mais elles affrontent déjà les conséquences concrètes de l’insignifiance de toute représentation financière. De deux choses l’une : soit les ploutocrates auront totalement détruit le vivre ensemble par la guerre et les camps de travail-chômage ; soit ils se seront gentiment effacés dans l’insignifiance pour laisser place à un nouveau réel.
Redonner place à la réalisation des représentations par le prix, c’est ouvrir le marché de la monnaie à la réalité des personnes physiques. Dans un même marché d’égalité des personnes physiques, s’échangent à la fois les réalités objectives, les représentations verbales des réalités, les prix des représentations et la prime du crédit personnel des objets appréciés de la réalité possible. Dans la ploutocratie des représentations, c’est infiniment complexe ; dans la démocratie réelle, c’est radicalement concret.
Une réponse à “LA CRISE : QUELLE CRISE ?, par Pierre Sarton du Jonchay”
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