CHYPRE, LA GUERRE DÉCLARÉE DE L’ÉTHIQUE CONTRE LA MORALE, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité.

Pour raconter ce qui se joue actuellement dans l’euro et dans le système financier globalisé, il faut poser des définitions et prendre position. Posons que l’éthique est d’origine grecque : cette discipline concerne les individus citoyens dans le régime de la démocratie. La démocratie grecque est la délibération des lois et de leur application dans la cité.

La délibération des lois applicables par l’éthique distingue le citoyen du barbare. Le citoyen est capable de dire ce qu’il fait, de se soumettre à la critique de ses concitoyens et de poser des conclusions collectives sur ce qui est bien ou mal pour l’individu solidaire de la cité. Le barbare est mu par sa cupidité : inconscient de ce qu’il fait, il ne domine pas sa nature et vit dans la misère de ne pas répondre de ce qu’il est.

Posons que la morale est d’origine latine : cette discipline concerne les individus citoyens dans la république. La république romaine est la délibération des lois et de leur application dans un ensemble de cités réunies dans un empire. Dans l’empire de la république romaine multinationale, les barbares sont tellement éloignés des centres de discussion qu’ils n’ont d’existence qu’abstraite. La barbarie est une sous-humanité théorique ; l’étranger fait partie de l’empire, il est le citoyen de la cité d’à côté.

Ethique et morale sont deux façons de démocratie dont l’une est républicaine et l’autre pas. Dans la démocratie romaine, les limites du peuple sont aux frontières de l’empire : il y a donc plusieurs langues, plusieurs cultures, plusieurs moeurs, plusieurs théologies de la république des citoyens. Ce qui fait l’unité du vivre ensemble dans l’empire, c’est la soumission à une même autorité romaine “écclésiale”.

La soumission à un ordre commun est matérialisée par le culte de l’autorité républicaine impériale. Dans l’économie romaine de la république, la visibilité du vivre ensemble est le libre commerce à l’intérieur de l’empire moyennant le paiement de l’impôt. Les charges matérielles de la législation commune sont mutualisées dans un trésor impérial. La fiscalité est le gage du crédit dans l’émission monétaire.

Dans l’éthique de la démocratie, la monnaie n’a cours qu’entre les citoyens d’une même cité. Dans la morale impériale de la république, la monnaie a cours dans toute démocratie payant son tribut fiscal au corps de lois économiques communes. En éthique, le prix des biens est inconvertible entre deux citoyennetés barbares l’une pour l’autre. En morale, le prix des biens est convertible par la parité fiscale de change ; les monnaies différentes de cités en cohabitation sous le même empire changent de cours selon les lois appliquées localement.

Comment analyser notre situation d’aujourd’hui entre l’éthique et la morale ; entre la démocratie et la république ; entre l’empire et la monnaie ? Factuellement le dollar monnaie internationale officielle depuis 1944 a produit l’empire mondial de l’économie matérialiste. Le libre échange et la libre circulation des capitaux ont aboli le financement par l’impôt d’un ordre commun de lois négociables. La confiance dans les transactions repose exclusivement sur l’éthique d’individus en concurrence de droit.

Formellement, le respect de la loi est la condition des affaires. Mais la loi qui régit la vie concrète n’est pas délibérable par la démocratie. La loi et l’application de la loi sont révélées par des sciences abstraites produisant des « normes objectives » ; aucune assemblée de citoyens ne saurait en délibérer publiquement. Aucun juge ne peut faire appel à des principes universels de la démocratie.

La démocratie dirigée par l’éthique n’a pas besoin de république. Des « citoyens » plus éclairés que d’autres connaissent les normes de la réalité objective. Ils les appliquent sans alternative possible dans les frontières de l’empire mondial. La république n’est pas réellement utile puisqu’il n’y a rien à délibérer. Toute chose est ce qu’elle est et pas autre chose que ce que les citoyens initiés peuvent en dire.

A réalité unique, monnaie unique. Les Européens désireux de se mesurer aux élites étatsuniennes ont créé un double du dollar : l’euro. L’euro est comme le dollar l’empire sans république : il n’est pas nécessaire que le pouvoir public veille à la visibilité des transactions par le paiement en monnaie. Un règlement en monnaie est par essence l’application de la norme éthique. Personne n’a le droit d’en douter.

L’invisibilité des paiements entraîne l’inutilité des impôts et des taxes. La moralité des transactions n’est pas une question d’économie publique. Mais les citoyens scientifiquement éclairés ont quand même une responsabilité personnelle sur les institutions qu’ils dirigent. Cette responsabilité leur coûte toute la vie qu’ils consacrent à expliquer à leur concitoyens ignorants ce qu’ils doivent faire et ne pas faire.

Economiquement, c’est à dire dans la logique de matérialisation du réel, il est impossible qu’un dirigeant et ses conseillers ne soient pas rémunérés de leur dévouement à la dictature du bien défini par l’éthique. L’économie n’étant pas dans l’éthique un sujet de morale publique, il n’y a pas lieu de publier les paiements dont bénéficient les décideurs légaux.

Sous le règne de l’éthique, la monnaie n’est pas une comptabilité publique du bien. Si la morale n’a pas de réalité collective, les réalités sont gérables en privé par un système financier qui n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. D’où les « paradis fiscaux » au coeur des démocraties pour récompenser les serviteurs du bien qui n’a pas d’existence publique réelle.

Inutile de rappeler que le règlement de la crise chypriote tranche l’humanité en deux : les citoyens de l’empire de la finance et les peuples barbares qui paient leur tribut aux lumières de la monnaie unique. Le fait radicalement nouveau est le retournement de l’éthique financière contre elle-même, faute de morale.

L’abolition de l’échange public de la monnaie contre réalités économiques réduites à l’individu, introduit la guerre dans les monnaies uniques. Les monnaies étant de fait convertibles exclusivement par des patrimoines privés, des élites dirigeantes sont entrainées à la guerre entre elles-mêmes. Il n’y a pas d’étalon partageable du prix des choses puisque chacun est à soi seul l’unité de mesure réelle de son éthique.

Sans la discussion morale du prix des choses, les individus obéissent à des normes inconvertibles dans la réalité. Le prix de l’échange n’a pas de sens collectif. Les dirigeants ne dirigent plus la réalité des choses mais seulement celle des individus qui leur donnent la possession de la représentation des choses. Le prix en monnaie n’a pas d’objectivité discutable ; la moralité du réel est une numération financière arbitrairement posée sur une réalité barbare éthiquement impure.

Dans la guerre civile de la finance épurée de toute réalité, les banques mettent en faillite les banques centrales émettrices des monnaies ; les banques centrales forcent les républiques à se mettre en faillite pour rembourser leurs dettes ; les dirigeants des « personnes morales » publiques et privées mettent leurs entreprises en faillite pour répudier leur dettes à l’égard des banques.

Dans le cercle vicieux des subprimes, les élites financières sont maintenant obligées de prendre position contre leur éthique. Pour garder une liquidité des échanges par les monnaies, il faut publiquement renier tout règlement du vivre ensemble ou bien reconnaître que l’éthique de l’individu n’a plus de sens si les sociétés politiques ne sont par réhabilitées.

La dictature financière consiste à forcer les prix hors de toute réalité négociable en loi publique d’égalité des droits. Les peuples renoncent à leurs relations de commerce et les ploutocrates se déchirent pour le solde virtuel de leur compte en banque. La ré-incorporation de l’éthique dans la morale de réalisation du vivre ensemble redéfinit la monnaie comme unité matérielle de l’hypothèse négociable d’un bien commun.

La restauration de la démocratie dans la république impose que les masses monétaires soient publiquement convertibles dans un marché des changes où tout citoyen égale un autre pour décréter le prix de sa réalité dans la loi des autres. Le vendeur de la chose soumet donc son prix à la loi d’une quelconque république qui émette la monnaie en contrepartie liquide des achats de ses citoyens.

L’acheteur de la chose soumet son prix à la réalité de tout citoyen qui travaille pour livrer un objet conforme à la loi d’une république identifiée. La république garantit la réalité sous la loi et la réalité de la loi. Il n’est plus possible d’acheter quelque chose sans acheter l’assurance de la loi par laquelle les citoyens produisent ce qu’ils vendent ; sans assurer la démocratie de la république posant les conditions d’une morale de la réalité des citoyens.

La certitude de la démocratie dans la république, c’est la monnaie exclusivement convertible par le marché d’égalité des citoyens et des citoyennetés. L’asservissement des démocraties chypriote et européenne est mis en oeuvre par la ploutocratie monétaire globale opposée au marché central public de la monnaie. Depuis aujourd’hui, la ré-ouverture des banques chypriotes établit l’objectivité morale.

Est un citoyen, celui qui utilise ses dépôts de monnaie pour acheter des biens et services réels en payant ses impôts à la république qui règle l’économie de la démocratie. Est un esclave de la ploutocratie, celui qui transfère ses comptes hors de la zone euro ou sur un compte en euro exonéré de fiscalité. Est un ploutocrate en guerre publique contre la démocratie celui qui emprunte son pouvoir d’achat hors la surveillance d’un juge indépendant rémunéré par un parlement élu au suffrage universel.

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