Billet invité
Dans un passage de La Montagne magique, Settembrini fait remarquer au jeune Hans Castorp que « l’homme n’émet aucune affirmation de caractère général tant soit peu suivie sans se trahir tout entier, sans y mettre involontairement tout son Moi, sans y représenter, en quelque sorte par une parabole, le thème fondamental et le problème essentiel de sa vie ».
J’aime beaucoup cette citation et il m’arrive fréquemment de constater combien elle est vraie. J’ai remarqué toutefois que, lorsque un dirigeant d’entreprise richissime prend la parole, le « thème fondamental et le problème essentiel de sa vie » revient plus souvent qu’à son tour à justifier des revenus extravagants ; mais loin d’être l’expression d’un « Moi » unique et singulier, ses propos ne font que charrier les poncifs et les stéréotypes les plus communs du discours néolibéral ; les considérations personnelles, quand il y en a, se contentent en général d’expliciter de façon brutale ou cynique les présupposés idéologiques de ce discours.
Je me suis fait de nouveau cette réflexion à la lecture de l’entretien que M. Bernard Charlès a accordé au Monde le 12 mars 2013. M. Charlès est le directeur général de Dassault Systèmes, la filiale du groupe Dassault qui développe et vend des logiciels pour l’industrie (2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 10 000 salariés, 11 milliards d’euros de capitalisation boursière). Dans les colonnes du Monde, il dit réfléchir à quitter la France en raison d’une fiscalité trop lourde, notamment celle pesant sur « le capital, les stock-options et les actions gratuites ». Selon lui, les actions gratuites et les stock-options sont un moyen indispensable de recruter, de motiver et de fidéliser les « top manageurs » dans le secteur des hautes technologies – un secteur soumis à une très forte concurrence internationale (Etats-Unis, Allemagne, Chine, Corée). En alourdissant la fiscalité sur le capital, le gouvernement met ainsi en péril la filière numérique française tout entière. (Pour une analyse des chiffres avancés par M. Charlès concernant les taux d’imposition, voir l’article d’Anne-Sophie Jacques sur le site d’Arrêt sur images.)
L’entretien porte donc sur deux sujets d’une brûlante actualité : 1) l’exil fiscal des entreprises et des personnes fortunées ; 2) les rémunérations très élevées au sommet de l’entreprise, via la distribution d’actions et de stock-options. Evidemment, M. Charlès justifie les deux pratiques, au nom d’une rationalité économique supposée irrésistible. Toutefois, pour illustrer son propos, M. Charlès a recours à des expressions, des comparaisons et des métaphores qui, loin d’appuyer ses arguments, dévoilent les présupposés néolibéraux qui les fondent et reflètent une conception quasi féodale de l’homme et de l’entreprise.
Commençons par examiner le plaidoyer de M. Charlès en faveur des actions gratuites et des stock-options. Ce mode de rémunération, rappelons-le, est actuellement très critiqué : il est vu comme un moyen permettant d’aligner l’intérêt des cadres dirigeants sur celui des actionnaires, et par là même de privilégier, dans la gestion de l’entreprise, les choix visant à maximiser les cours en bourse de la société (à court et moyen terme) au détriment des considérations économiques de long terme ; par ailleurs, en favorisant un type d’acteurs au sein de l’entreprise (les détenteurs d’actions : actionnaires et « top manageurs ») aux dépens des autres parties prenantes (salariés ordinaires, fournisseurs, clients, administrations, etc.), elle contribue dans chaque pays à l’émergence d’une classe de « super-riches » qui met en péril la cohésion sociale.
Dans son entretien au Monde, M. Charlès se place uniquement sur le terrain du recrutement et de la fidélisation des cadres de l’entreprise : « Permettre aux cadres d’être actionnaires de leur société, c’est leur offrir une part de rêve. […] On ne peut embaucher des top manageurs sans des stock-options ou des actions de performance. Ne plus pouvoir le faire, c’est briser cette part de rêve. » M. Charlès dit avoir convaincu Serge Dassault de se rallier à une politique de distribution d’actions en ces termes : « “Vous êtes propriétaire du champ et moi cultivateur. Au lieu de me payer en sacs de blé, je préfère que vous me cédiez un ‘lopin de ce champ’, pour développer encore plus l’ensemble.” » Notons que l’image du « lopin de terre » est reprise deux fois : « Aujourd’hui, mille salariés de Dassault Systèmes, sur les dix mille que compte le groupe, ont un lopin de terre. […] Si je ne peux plus distribuer des lopins de terre, c’est-à-dire une part de capital de l’entreprise, je partirai. » Le mot « rêve » revient également à plusieurs reprises : « dans beaucoup de pays, on encourage le rêve. La plupart ne se comportent pas en salariés, mais en dirigeants d’entreprise. Comment voulez-vous conserver en France ceux qui réinventent Dassault Systèmes en permanence si vous ne pouvez plus les associer à cette part de rêve ? »
Le plus intéressant dans ces propos, ce sont les images utilisées (soulignées en gras par nos soins). M. Charlès assimile les actions et les stock-options à des « lopins de terre », et les salariés à des « cultivateurs ». Cette image bucolique et rustique, qui convoque une figure ancestrale de l’inconscient collectif français – le paysan travaillant sa terre –, permet de ramener la figure du salarié-actionnaire à une réalité familière et inoffensive. Elle présente l’entreprise comme une association de petits propriétaires indépendants, laborieux et pragmatiques, et n’est pas sans évoquer l’injonction voltairienne, pleine de sagesse et de bon sens, à « cultiver son jardin ». Toutefois, cette image rurale ne produit pas tous ses effets potentiels, car elle est brouillée par une autre image qui se superpose à elle et brouille son message : « Si je ne peux plus distribuer des lopins de terre, déclare M. Charlès, je partirai. » Ici, l’image qui s’impose irrésistiblement est celle du seigneur féodal : le DG de l’entreprise apparaît comme un suzerain qui concède des lots de terre à ses vassaux, à charge pour eux de les valoriser. L’entreprise n’est plus envisagée sur le modèle d’une association de petits cultivateurs de statut égal, mais selon les rapports hiérarchiques et inégalitaires du système féodal.
Cette vision néo-féodale de l’entreprise est renforcée du fait qu’elle distingue justement deux types de salariés : d’une part, les salariés qui n’ont pas droit au « lopin de terre » et bénéficient simplement de la politique de participation et d’intéressement de l’entreprise (9 000 personnes, soit 90 % du personnel) ; de l’autre, les salariées « qui dessinent le futur de l’entreprise », « qui réinventent Dassault Systèmes en permanence », qui « ne se comportent pas en salariés mais en chefs d’entreprise », et qui reçoivent donc des actions gratuites et des stock-options (1 000 personnes, soit 10 % du personnel). Je propose pour ma part d’appeler les premiers « salariés-serfs », et les seconds « salariés-vassaux », la différence étant que, pour les salariés-vassaux, le travail permet d’acquérir des droits de propriété sur l’entreprise, ce qui n’est pas le cas des salariés-serfs. On aura d’ailleurs compris a contrario que ces derniers, qui constituent quand même 90 % des effectifs de la société, « ne dessinent pas le futur de l’entreprise » et « ne la réinventent pas en permanence » – merci pour eux M. Charlès !
Dans cette structure hiérarchique, M. Charlès lui-même est le vassal d’un suzerain de rang supérieur, Charles Edelstenne, DG du groupe Dassault et président du conseil d’administration de Dassault Systèmes. Au niveau du groupe, le « suzerain des suzerains » n’est autre que Serge Dassault, lequel a reçu son fief (le groupe Dassault) en héritage de son père Marcel, et d’où procède le pouvoir de tous les suzerains de rang inférieur.
Cette vision féodale de l’entreprise se déploie sur plusieurs niveaux. Elle favorise d’abord l’hypertrophie du moi-suzerain, cette pathologie bien connue des dirigeants de société : « Cette entreprise, je la développe depuis trente ans » ; « J’ai aussi beaucoup enrichi le pays et les actionnaires de l’entreprise en créant l’un des deux leaders européens du logiciel » ; « Pensez-vous qu’il est anormal que je détienne moins de 1 % de l’entreprise que j’ai développée à partir d’une petite structure ? ». « L’entreprise, c’est moi », nous dit en substance M. Charlès, reléguant ainsi dans une ombre oublieuse un nombre indéfini de salariés. En l’espèce, cette rodomontade prête d’autant plus à sourire que, tout récemment, un article du Monde consacré à Charles Edelstenne (en date du 19 décembre 2012) attribuait justement à ce dernier la paternité de Dassault Systèmes, justifiant ainsi sa détention de 6,3 % des parts de la société. (M. Charlès et son « moins de 1 % de l’entreprise » – un peu ridicule en comparaison du pourcentage de M. Edelstenne – n’étaient bien sûr pas mentionnés dans l’article.) On ne saura pas in fine lequel des deux Titans est l’artisan véritable du succès de Dassault Systèmes ; soulignons simplement, dans la rhétorique managériale, cette manie à majorer exagérément l’apport des « grands hommes » de l’entreprise et à minorer systématiquement le rôle de dizaines, de centaines ou de milliers de salariés anonymes.
Ce discours apologétique a évidemment pour but de légitimer les fortes inégalités de revenu, mais il est permet également de justifier les prérogatives particulières dont bénéficient les dirigeants d’entreprise : il est ainsi plaisant de voir M. Charlès évoquer son ancienneté, ses trente ans passés chez Dassault, sa « fidélité » en somme à l’employeur (même si le mot n’est jamais utilisé), pour justifier sa rémunération, à l’heure où le discours patronal se consacre tout entier à promouvoir la flexibilité et à dénoncer les rentes de situation liées à la stabilité de l’emploi, à l’heure également où les réformes du droit du travail tendent justement à rendre de plus en plus difficile pour beaucoup la possibilité de carrières longues au sein de l’entreprise.
L’entreprise néo-féodale repose d’autre part sur une hiérarchie fondée non seulement sur des critères économiques mais aussi éthiques. Elle établit en effet, on l’a vu, deux catégories de salariés – les « salariés-vassaux » (qui reçoivent des actions gratuites et des stock-options) et les « salariés-serfs » (qui n’en reçoivent pas). Comment s’opère la sélection entre les deux groupes ? Outre les platitudes d’usage susmentionnées (ceux « qui dessinent le futur de l’entreprise », « qui réinventent Dassault Systèmes en permanence »), on suppose que les salariés-vassaux sont ceux qui se distinguent par leur « mérite » et leur « talent » incomparables (M. Charlès n’emploie pas ces termes) – ou, plus prosaïquement, ceux qui, sur le « marché du travail », du fait de la rareté de leurs qualifications et de leur expérience, sont susceptibles d’être débauchés par des entreprises concurrentes. M. Charlès utilise toutefois pour les caractériser une formule étonnante : ils « ne se comportent pas en salariés mais en chefs d’entreprise ».
La formule est révélatrice : elle indique que les salariés ne sont pas jugés seulement sur leur travail mais aussi sur leur « comportement » – et donc sur des critères éthiques –, et que les salariés « qui se comportent en salariés » (i.e. les salariés-serfs) n’ont pas vocation à devenir propriétaires de l’entreprise, non pas parce que leur travail est insuffisant, mais parce que leur « comportement » (leur ethos) ne satisfait pas aux critères de l’entreprise – en quelque sorte, ils sont inaptes à « rêver » adéquatement, à nourrir des ambitions suffisamment nobles. Par contraste, les salariés-vassaux apparaissent comme des êtres hybrides, salariés d’un point de vue juridique, mais chefs d’entreprise d’un point de vue éthique (spirituel), et c’est justement leur ethos particulier qui les rend dignes d’accéder à cette « part de rêve » qui, selon M. Charlès, constitue la fin ultime du travail en entreprise.
Qu’est-ce donc exactement que cette « part de rêve » dont M. Charlès fait grand cas ? Mystère. La notion est si nébuleuse que les journalistes du Monde eux-mêmes ont voulu en savoir plus (« Qu’entendez-vous par “rêve” ? »), sans d’ailleurs que M. Charlès ne fournisse de réponse claire. Pour nous, en tout cas, cette expression ne peut désigner qu’une seule chose : le rêve de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, le désir d’être riche. Si M. Charlès n’explicite pas l’expression en ces termes, ce n’est pas seulement par euphémisme ou pudeur excessive : c’est que, dans son système de valeurs, ce rêve d’enrichissement personnel constitue un élément positif, un idéal, qu’il convient comme tel d’« encourager ». Notons que, dans un autre système de valeurs, ce type d’aspiration pourrait tout aussi bien être dénommé « cupidité », « avidité au gain » ou « goût du lucre ».
Les propos de M. Charlès signalent donc un déplacement : les stock-options, les actions gratuites, etc., ne permettent pas seulement de rémunérer un travail, mais également de récompenser une manière d’être – un habitus, aurait dit Bourdieu. Derrière la rationalité économique (conserver au sein de l’entreprise les salariés les plus performants pour rester compétitif) se dissimule une rationalité éthique (sanctionner une différence dans la façon dont les salariés existent, pensent, agissent, etc.). Dans cette perspective, les stock-options, les actions gratuites, etc., – et, plus généralement, les rémunérations exorbitantes attribuées au sommet de l’encadrement – apparaissent autant comme une contrainte économique imposée à l’entreprise par la concurrence extérieure que comme un modèle éthique et moral que l’entreprise impose à ses salariés, de façon à donner consistance au « rêve » cher à M. Charlès – ce rêve d’enrichissement personnel qui fonde une société inégalitaire. Ainsi, de notre point de vue, les stock-options, les actions gratuites, etc., sont bien un moyen de corrompre les salariés qui en bénéficient : non seulement parce qu’elles alignent l’intérêt de ces salariés sur celui des actionnaires dans la gestion de l’entreprise, mais aussi parce qu’elles cultivent en eux ce que nous appelions plus haut « cupidité », « avidité au gain » et « goût du lucre », et leur fait en définitive trouver « normal » de gagner des millions quand d’autres reçoivent très peu.
Il est inévitable que, en générant un système de valeurs qui lui soit propre, fondé sur l’appât du gain, l’entreprise entre en conflit avec l’Etat qui, à travers sa politique fiscale, est susceptible de promouvoir un autre système de valeurs, plus égalitaire et redistributif. Pour contrer l’Etat, l’entreprise a plusieurs moyens à sa disposition ; l’un consiste à distendre le lien qui rattache le salarié au pays dont il est membre. Voici comment.
Dans l’entreprise néo-féodale, le lien de dépendance hiérarchique DG/salariés se double d’un lien de dépendance personnelle suzerain/vassaux. Ce lien renforce l’emprise du chef sur ses subordonnés, à la fois sur le plan psychologique et idéologique, ce qui en retour alimente sa mégalomanie (« L’entreprise, c’est moi »). Mais la personnalisation de la relation s’accompagne également, comme nous l’avons vu, d’une dévalorisation du statut de salarié : M. Charlès salue ainsi ceux qui « ne se comportent pas en salariés mais en chefs d’entreprise ». Plus qu’aux chefs d’entreprise d’ailleurs, c’est aux entreprises elles-mêmes que les individus sont censés s’identifier, à l’instar de ce « membre du comité de direction, récemment délocalisé aux Etats-Unis ». Ce ne sont plus seulement les usines et les sociétés qui se délocalisent à l’étranger, mais aussi les personnes, invitées à se considérer comme des unités de production autonomes dont il convient de maximiser le rendement – conformément en cela au mot d’ordre néolibéral qui enjoint tout un chacun d’être l’« entrepreneur de soi-même ».
Or la dévalorisation du statut de salarié produit un affaiblissement du lien qui rattache l’individu à l’Etat dont il est membre. En effet, être salarié, c’est bénéficier d’un statut garanti par le droit et protégé par l’Etat. Dès lors que ce statut est fragilisé, sous l’effet à la fois de politiques dérégulatrices et de représentations péjoratives, l’individu voit sa dépendance à l’égard de l’entreprise se renforcer, aussi bien économiquement que psychologiquement. Lorsque éclate un conflit de loyauté entre l’entreprise (dont il est salarié) et le pays (dont il est citoyen), il prend alors parti pour l’entreprise. Les atermoiements de M. Charlès sur son exil fiscal fournissent l’exemple d’un tel conflit de loyauté : qui l’emportera, de sa fidélité aux valeurs de l’entreprise (au « rêve ») ou de sa conscience citoyenne ? L’issue, dans son cas, ne fait guère de doute. A la question : « En tant que chef d’entreprise, n’avez-vous pas la responsabilité de rester en France ? », M. Charlès répond finalement : « C’est l’avenir de l’entreprise qui m’intéresse. » On ne saurait être plus clair.
Il est d’autant plus facile de renier sa patrie que l’Etat qui l’incarne est réduit à une fonction instrumentale. Dans les propos de M. Charlès, l’Etat est ainsi vu uniquement comme un prestataire de services, aussi bien vis-à-vis de l’individu, auquel il fournit par exemple des services éducatifs, que vis-à-vis des entreprises, pour lesquelles il lui incombe de créer un « écosystème favorable » (sic). C’est sous cet aspect que l’impôt est légitime (« normal » dit M. Charlès) : il rémunère les prestations reçues. Sur le plan individuel, l’« homme-entreprise » évalue la contribution de l’Etat à la constitution de son propre capital humain (A la question : « En tant que chef d’entreprise, n’avez-vous pas la responsabilité de rester en France? », M. Charlès répond d’abord, au crédit de l’Etat : « Je viens d’un milieu modeste, j’ai bénéficié du système éducatif français »). Sur le plan de l’entreprise, le rapport coûts/prestations est mesuré à l’aune des standards internationaux (« au-delà de 60 %, vous êtes hors course au niveau mondial »). Quand le niveau d’imposition est jugé trop élevé, l’Etat est accusé de spolier l’individu (« au-dessus d’un certain seuil, c’est confiscatoire ») ou d’être inefficace (« Résider en France devient lourdement handicapant »). Dans cette optique, l’exil fiscal n’a rien de choquant : chaque individu (chaque « homme-entreprise ») est en droit, à l’instar des entreprises, de comparer les différents systèmes fiscaux en fonction de ses intérêts particuliers et de s’installer dans le pays où le rapport coûts/prestations lui est le plus favorable. Le citoyen n’est plus qu’un simple client de l’Etat : il peut donc s’adresser à un autre Etat pour satisfaire ses besoins s’il le souhaite, de même qu’un consommateur change d’opérateur téléphonique quand il est insatisfait. Autrement dit : l’exil fiscal des particuliers n’est pas une question politique mais relève du droit de la consommation.
Cette vision néolibérale de l’Etat, fortement réductrice, omet bien sûr plusieurs éléments fondamentaux – en particulier, le fait que l’Etat est aussi l’instance chargée de mettre en œuvre les choix collectifs issus du débat démocratique, fussent-ils contraires aux intérêts des multinationales et de leurs actionnaires, et d’assurer la cohésion et le développement de la société en fonction des valeurs qui la fondent. Par ailleurs, il est cocasse – mais significatif – de voir ici M. Charlès passer complètement sous silence le rôle d’agent économique de l’Etat, lorsque l’on sait que, s’il y a bien en France un groupe industriel qui a bénéficié des commandes de l’Etat et de son indéfectible soutien politique et financier, c’est sans conteste le groupe Dassault ! M. Charlès dit : « J’ai aussi beaucoup enrichi le pays », mais on pourrait lui objecter que les contribuables français l’ont également beaucoup enrichi, lui.
En résumé, que nous apprend M. Charlès dans son entretien au Monde ? Il nous rappelle d’abord que, s’il y a en effet bien longtemps que la classe dominante ne tire plus sa richesse du travail de la terre mais de la propriété des moyens de production (les entreprises), la structure sociale est demeurée la même. La multinationale moderne est fondée sur un modèle néo-féodal – dans le cas de Dassault Systèmes : un suzerain-DG tout puissant, des vassaux méritants (les 1 000 qui touchent des actions gratuites et des stock-options) et des serfs reclus dans leur paisible médiocrité (les 9 000 autres). Cette hiérarchie est fondée sur des critères économiques autant qu’éthiques : les salariés doivent manifester leur loyauté non seulement envers l’entreprise, mais également envers les valeurs inégalitaires qu’elle véhicule – et c’est pourquoi le goût du lucre (euphémisé dans l’entretien sous le doux vocable de « rêve ») doit être encouragé, car c’est l’une des formes cruciales de l’allégeance à l’ethos de l’entreprise, d’autant plus contraignante qu’elle met le salarié en porte-à-faux avec une autre instance exigeant sa loyauté, et la seule en définitive susceptible de produire et d’imposer un système de valeurs alternatif : l’Etat. Celui-ci doit donc parallèlement être dépouillé de ses fonctions protectrices et régulatrices et réduit à un simple rôle de prestataire de services pour permettre aux entreprises et aux individus de maximiser leur capital (financier, humain, etc.).
On comprend du coup que la contrainte extérieure a bon dos, et que la concurrence que se livrent les entreprises au niveau international n’est qu’un argument de circonstance : même si demain la planète entière était soumise à un régime fiscal unique, il ne fait guère de doute que M. Charlès défendrait avec acharnement une fiscalité clémente sur le capital, afin de défendre le « rêve » qui motive ses troupes et d’assurer ainsi, plus banalement, la perpétuation d’une société hiérarchique et inégalitaire.
M. Charlès nous dévoile cependant, à son corps défendant, la grande faiblesse de sa Weltanschauung néolibérale : dans son modèle d’entreprise, 90 % des personnes sont explicitement – et tranquillement – exclues du « rêve ». Comment un système qui reconnaît combler les aspirations de seulement 10 % de ses membres peut-il longtemps survivre ? Il est fort à parier que, un jour ou l’autre, les 90 % restants s’attèleront à la définition d’un rêve alternatif qui les englobe et les exalte eux aussi. Tout le monde a bien le droit le rêver, n’est-ce pas ?
J’entendais récemment que d’après certains experts il y auraient à peu près 700.000 soldats russes hors d’état de nuire. Soit…