CE QUE LE LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE DOIT AU JANSÉNISME, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité

À l’heure où les libéraux de droite et de gauche font assaut de jésuitisme pour célébrer en Stéphane Hessel l’indigné prenant ses distances avec les indignados et vilipender l’indigné s’indignant de la poursuite de la colonisation israélienne de la Palestine, à l’heure où d’aucuns, dans une surenchère suspecte, parlent de transférer les restes encore tièdes du résistant au Panthéon, ce dépotoir pompeux des grands hommes qu’on se croit dispensé d’imiter parce qu’on les a statufiés, il me paraît salutaire d’évoquer un hommage inattendu de la vertu au vice, celui qu’a rendu Pierre Nicole (1625-1695), l’une des principales plumes de Port-Royal, à la cupidité providentielle, dont la « main invisible » d’Adam Smith (évoquée dans Théorie des sentiments moraux en 1759 et dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations en 1776) reste l’émanation la plus commentée et la plus discutée.

Je ne vais pas refaire le procès d’Adam Smith. Je conseillerai simplement aux manucures du libéralisme moderne de relire les passages où apparaît cette main d’escamoteur. Ils y verront que Smith ne dit pas qu’à tout coup l’intérêt particulier contribue au bien public :

« Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, [l’individu] travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. » (Recherches sur la nature…, livre IV, chap. 2)

Souvent ne signifie pas toujours. Le souci du « bien général » est tout de même qualifié de « belle passion », ce qui relativise la virulence du mal. Du reste, on en « guérit » facilement. On ne tranchera pas dans le lard de cette passion au prétexte que les moralistes – au nombre desquels il faut compter Smith – en ont fait leur bête noire. Il y a passion et passion. La Passion du Christ est un dévouement total encore érigé en parangon comportemental au XVIIIe siècle, même s’il fait rire sous cape les libertins. Elle se tient en embuscade derrière la « belle passion » des marchands altruistes. C’est un genre de maladie contre lequel la plupart des chrétiens d’aujourd’hui, étrangement, semblent immunisés. On les entendra beugler par centaines de mille contre le mariage pour tous, qui met en péril les fondements de l’univers, on les verra brandir une bible qu’ils n’ont visiblement pas lue puisqu’on y apprend qu’Ève, la première femme du premier couple, est née par scissiparité, mais combien prendront la défense des petites gens jetées à la rue, combien renonceront à leur famille et à leurs possessions terrestres pour servir leur prochain et, à travers lui, ce Dieu d’amour au nom duquel ils bornent leur amour ?

Le relais entre Nicole et Smith est assuré par Mandeville et sa Fable des abeilles (1714), que Smith range parmi les « licentious systems » dans Théorie des sentiments moraux, quoiqu’il en ait fait son miel. Mandeville a lu les Essais de morale de Nicole, qui ont commencé de paraître en 1670. Il est allé à Nicole par le truchement de Pierre Bayle, comme on le découvre dans Free Thoughts on Religion, the Church and National Happiness (1720). Ceux d’entre vous qui connaissent Mandeville se sentiront vaguement en pays de connaissance dans ce passage des Essais de morale :

« L’ordre politique est […] une invention admirable que les hommes ont trouvée, pour procurer à tous les particuliers les commodités dont les plus grands ne sauraient jouir, quelque nombre d’officiers qu’ils aient et quelques richesses qu’ils possèdent, si cet ordre était détruit. Combien faudrait-il qu’un homme sans cette invention, eût de richesses et de serviteurs pour se procurer simplement les avantages dont un Bourgeois de Paris jouit avec quatre mille livres de rente ? Combien faudrait-il qu’il eût de vaisseaux pour en envoyer en toutes les parties du monde, afin que les uns lui apportassent des remèdes, les autres des étoffes, les autres des curiosités et des ouvrages de ces peuples éloignés ? Combien faudrait-il qu’il eût de gens, pour avoir des nouvelles réglément tous les huit jours de tous les endroits de l’Europe ? Quelles richesses suffiraient à l’entretien de tant de courriers qui lui seraient nécessaires pour envoyer dans tous ces lieux différents, de tant de postes pour leur fournir des chevaux, de tant d’hôtelleries pour les loger ? Combien faudrait-il de soldats pour leur assurer les chemins, et les garantir des voleurs ? Combien faudrait-il qu’il eût d’artisans pour son vivre, pour son logement, pour ses habits ?

Tous les Arts étant enchaînés, et ayant besoin les uns des autres, il se trouverait qu’il aurait besoin de tous, et qu’il ne lui suffirait pas d’en avoir pour lui, il lui en faudrait pour tous ses officiers et pour tous ceux qui travailleraient pour lui ; ce qui va à l’infini. Un simple Bourgeois a tout cela, et il l’a sans peine, sans tracas, sans inquiétude. On va lui quérir tout ce dont il a besoin […]. Tous ces gens qui travaillent pour lui ne l’incommodent point ; il n’est point obligé de pourvoir à leurs nécessités ; il n’est point chargé de faire leur fortune […]. Qui peut assez estimer ces avantages qui égalent ainsi la condition des particuliers à celle des Rois, et qui les dispensant des inquiétudes des grandes richesses, leur en procurent toujours les commodités ? » (« De la grandeur », chap. VI)

À quelques détails près, on croirait que c’est notre économie globalisée que Nicole décrit, et non une économie d’Ancien Régime, à moins que ne se fasse jour ici la vérité qui dérange la pensée libérale, à savoir que le libéralisme est une mue de l’économie d’Ancien Régime, et non son dépassement, né dans ses interstices. Cette économie-là, fondée sur le « commerce de l’amour-propre », ne tient que parce que chacun est dans la dépendance de chacun, le plus riche faisant vivre le plus pauvre, ce que Madame de Sévigné, grande lectrice de Nicole, résume en ces termes dans une lettre du 4 novembre 1671 à Madame de Grignan : « On songe à ce bel effet de la Providence que fait la cupidité, et l’on remercie Dieu qu’il y ait des hommes [les charpentiers affairés sur le toit de sa chapelle des Rochers] qui, pour douze sols, veuillent bien faire ce que d’autres ne feraient pas pour cent mille écus. » La France de Louis XIV avait ses Portugais. L’amusant de la chose est que le développement de Nicole est une glose d’un discours de Pascal sur le pouvoir et la concupiscence – un mot bas dans toutes ses parties -, sur le pouvoir de la concupiscence. Ce discours, ainsi que deux autres, était publié conjointement avec les Essais de morale :

« Qu’est-ce à votre avis d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous ; sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance, ainsi il est proprement le roi de la charité.

Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence. C’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence, votre royaume est de peu d’étendue, mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre. Ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs, soulagez leurs nécessités, mettez votre plaisir à être bienfaisant, avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. » (Trois discours sur la condition des Grands, Troisième discours)

La comparaison entre le roi de charité, Dieu, et le roi de concupiscence, le prince, n’est pas une équivalence, comme la locution adverbiale « de même » le laisserait entendre. Le second est une forme dégénérée du premier. Il serait pour le moins incongru qu’un ascète comme Pascal élevât un vice en dignité. Nicole ne s’y risque pas non plus. Le bon usage de la cupidité intéresse la civilité terrestre. Un homme pieux ne se souciera pas d’y avoir recours ou d’y céder. Il n’a qu’un seul désir, se fondre en Dieu, s’abandonner à sa volonté. C’est du reste aussi le point de vue de Mandeville, qui place la vraie vertu au-dessus des calculs que sa Fable dépeint. Le puritanisme flétrissait l’amour-propre et valorisait le self-denial. Pourtant, il y a un rat crevé dans le tabernacle.

Pour l’ordinaire des hommes, ce jeu des cupidités particulières qui s’entretiendraient et s’anobliraient les unes les autres, donnant à tous accès à un confort de vie calqué sur le modèle aristocratique, est au mieux une fable, au pire une farce à se fourrer dans le croupion à Noël. L’idée que le prince doit gouverner par la satisfaction contrôlée des désirs de ses sujets et non par la force est une prédéfinition du soft power de la « fabrique du consentement » (Edward Bernays). Une tyrannie bourrée d’édulcorants n’en demeure pas moins une tyrannie ; le tyran et les tyranneaux qui l’entourent n’entendent pas partager. Ils vous font l’aumône des restes, que les chiens vous disputent. On comprend que la liste des « justes désirs » n’inclut pas la contestation de la hiérarchie sociale. Tous les désirs ne sont pas les bienvenus quand le bien public s’identifie au bien de quelques-uns. On devine le profit que Nicole a retiré de la lecture de Hobbes. Les citoyens se tiennent par la barbichette, mais ils ne doivent pas toucher à celle du prince, que la Providence leur a donné pour berger. Cette métaphore du bon berger, qui réconcilie Dieu et César, explique que la Providence soit plutôt du côté de la concupiscence en rhingrave, qui ne sait plus quoi désirer, que de la concupiscence en haillons, qui désirerait avoir au moins de quoi survivre. On n’a jamais vu des brebis choisir leur berger. En échange d’un ajournement de la tonte, les brebis sont invitées à prier pour le salut du berger. Écoutons Nicole :

« C’est pourquoi l’Apôtre recommande aux Chrétiens de prier pour les Rois et pour ceux qui règlent sous eux l’État temporel ; et ces prières leur sont dues, quand ce ne serait qu’à cause de la part qu’ils ont à maintenir la paix et le repos entre les hommes. Ainsi il y a de la faute à ne pas s’en acquitter, et à négliger de prier pour les Rois ; et l’on se rend indigne par là de jouir de tous les biens que Dieu procure aux hommes par leur ministère. »

Ah bon ? Il m’avait semblé que le chrétien sincère devait mépriser les combinaisons du pouvoir et de la cupidité, et s’attacher à Dieu seul. Patatras ! Voilà que Dieu cautionne l’harmonie déficiente qui singe la sienne. Il y a du jésuite en Nicole, un comble ! Si l’on peut servir Dieu et le diable tout ensemble, c’est que Dieu est le diable. Enfer sur terre, enfer au ciel. Charmante perspective.

Ah, j’oubliais. Remplacez dans la dernière citation de Nicole « les Rois » par « les Marchés ». Vous constaterez combien peu d’eau a coulé sous les ponts. Les montagnes russes des cours de la bourse sont l’équivalent des levers et couchers de Sa Majesté, où toute l’abjecte clientèle des titrovores se pressait, guettant un signe d’élection dans les selles royales.

Ironie de l’histoire, Nicole, si empressé à flatter le prince, fut victime, avec ses collègues jansénistes, de l’arbitraire du prince et ne dut son retour en grâce qu’à une rétractation qui lui fit sentir le prix exorbitant du peu de confort qu’il recouvrait.

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