Billet invité
Nous sommes les contemporains sidérés de l’achèvement d’un processus entamé il y a quelques siècles : l’humanisation de la biosphère, ce que le prix Nobel de chimie Paul Crutzen a baptisé du nom
d’« anthropocène ». Même les pôles, relativement épargnés jusqu’à présent par notre empreinte, se trouvent ravalés, du fait de la fonte de la calotte glaciaire, au rang d’eldorados accessibles. Un nouveau gold rush s’ourdit dans les pays circonvoisins et les scientifiques sont invités à troquer leurs carottes contre des sondes. L’ère des explorateurs monomaniaques, des mappemondes extrapolantes, des léviathans anthropophages, des sirènes naufrageuses et des maelstroms avaleurs d’armadas se referme. L’ère des prospecteurs, qui se superpose à la précédente, l’intérêt guettant toujours dans la folie l’apparition du grain avec lequel il fera son blé, entre dans sa dernière phase. Les conquistadors modernes s’attaquent au dernier bloc de rêve que l’éternel hiver à son jusant découvre. Du point de vue de Sirius, nous sommes tous des animalcules, à l’échelle du globe, nous sommes tous des demi-dieux. Il n’est pas jusqu’à nos flatulences – il n’y a pas de raison objective à ce que les vaches soient toujours montrées du doigt – qui n’aient un impact sur la marche du monde. Notre technologie prothétique, depuis Archimède, qui se vantait, si l’on en croit Plutarque, de pouvoir soulever par un jeu de poulies une trirème et son chargement complet de rameurs et d’hoplites, a fait un bond considérable. Zeus pouvait ancrer Délos, île à la dérive ; nous, nous pouvons fabriquer dix Délos et leur donner toutes les formes imaginables.
Seulement voilà, notre surpuissance conduit à un siphonage de la matière utile. Les partisans de la croissance-dont-nous-serions-tous-les-bénéficiaires ne voient pas qu’ils parlent d’un élastique qui ne s’étire à un bout que parce qu’on n’entend pas le lâcher à l’autre, en sorte que le gain de longueur n’est obtenu qu’à force d’amaigrissement dans les parties antérieure et centrale. Leur préoccupation n’est pas d’utiliser l’élastique à des fins projectives, mais de s’en arroger le tronçon le plus long. Nous approchons du point de rupture. Si l’élastique rompt, chaque parti se retrouvera avec un tortillon inégal et fragilisé de caoutchouc, ce qui limitera d’autant ses capacités projectives, pour autant qu’il s’en inquiète. Nous ne sommes pas devenus des géants par un étoffement naturel de notre insignifiance, mais par un culturisme de la cupidité, cupidité qui, sous le patronage jésuitique du libre-échangisme, serait en passe de sortir de la catégorie du vice pour entrer dans celle de l’émulation positive. Ce qu’il y a de beau, dans le martyre du Christ, si l’on retient l’hypothèse – que les athées m’en absolvent – d’une théophanie, c’est que pour la première fois, on y voit un dieu renoncer provisoirement à l’ivresse de la toute-puissance pour goûter à la détresse de la finitude. Au degré de puissance où nous sommes parvenus, nous pourrions, nous devrions, pour le salut de notre espèce et celui des espèces associées à notre destinée, renoncer à la divinité, du moins à cette forme-là d’affirmation de soi, comme le fit Achille au siège de Troie.
Dans une confrontation de points de vue récente publiée sur Atlantico.fr, à la question « Malgré la volonté de réformer le système financier, est-il tout simplement impossible d’élaborer la régulation bancaire qui permettra d’éviter la prochaine crise dans la mesure où il est impossible d’en anticiper les éléments déclencheurs ? », le chroniqueur économique Pascal Ordonneau répond :
Oui ! La plupart des produits financiers qui se sont trouvés être les vecteurs de la crise n’existaient pas un quart de siècle avant. Aujourd’hui, nous sommes à la veille d’une triple révolution bancaire et financière : la technologie des moyens de paiements est sur le point de mettre en cause « le monopole bancaire », la puissance de calcul des ordinateurs et leur interconnexion au niveau mondial vont avoir un effet dont le trading haute fréquence n’est qu’une maquette, les besoins considérables des économies émergentes vont provoquer la multiplication des marchés de capitaux, régulés ou non régulés.
Comme on l’a fait remarquer plus haut, on ne peut pas se protéger contre les évènements dont on n’a pas idée, et si malgré tout on parvient à les imaginer encore faut-il arriver à faire partager cette « intuition ». On n’a jamais vu qu’un médicament soit inventé avant qu’ait été identifiée la maladie qu’il doit soigner.
Elle paraît bien chétive, en effet, la régulation, présentée sous ce jour. Que peut-on opposer à la formidable « puissance de calcul des ordinateurs » mondialement interconnectés ? L’informatique nous force à nous élever au niveau de paramétrage du Grand Architecte de l’Univers. Voilà la complexité érigée en fatalité dans le domaine des échanges économiques et financiers, dont l’inventivité serait à l’image de l’inventivité de la vie même. Et si l’on décrétait autre chose ? Et si l’on décrétait que la complexité n’est pas souhaitable dans ce domaine, précisément ? Que le mal ne se développe pas dans les marges ou les interstices de cette complexité, mais qu’il est logé dans son cœur même ? Certes, « on n’a jamais vu qu’un médicament soit inventé avant qu’ait été identifiée la maladie qu’il doit soigner », mais on s’épargnerait bien des maux si l’on ne réunissait pas les conditions de leur prolifération. Le progrès est trompeur, qui se réduit à l’augmentation indéfinie de la capacité et du rayon d’action des machines qui nous servent et nous asservissent. Nous progresserions beaucoup si nous nous interdisions d’abandonner aux machines tous les champs de l’activité humaine. Une reculade, une rétractation ne sont jamais déshonorantes, si on les accomplit en conscience et librement. C’est même à cette aune que se mesure la puissance noble, telle qu’elle s’exprime, par exemple, dans la mansuétude des princes.
L’aufklärung technologique des XXème et XXIème siècles, nouvel obscurantisme – Pascal Ordonneau en fait une nécessité supérieure à tout -, repose essentiellement sur un gain de puissance, bien plus que sur un gain d’éclairage. L’Internet n’est jamais qu’une extension incontrôlée, sur le principe, du réseau des tubes pneumatiques, qui fut en activité jusqu’en 1984 à Paris (il fonctionne encore à Prague). Pour prendre un exemple moins rebattu, on notera, comme l’a fait le pianiste libanais Ziad Kreidy dans son livre Les avatars du piano (Paris, Beauchesne, 2012), que depuis l’invention au XIXème siècle du double échappement par Érard et des cordes croisées par Steinway, la technologie du piano n’a pas évolué, sinon en termes de puissance. Balayé l’équilibre des registres des pianos anciens. Les pianos modernes, fabriqués à la chaîne, sont également résonants d’un bout à l’autre du clavier. Tout l’effort des facteurs se concentre sur des variations infimes d’épaisseur des matériaux, leur monstre devant être à même de tenir tête à un orchestre philharmonique au grand complet. Quand on sait que le pianoforte du XVIIIe siècle était moins puissant que le clavecin, on acceptera plus volontiers l’appellation de « monstre ». Le résultat de cette course effrénée à l’égotisme sonore est l’incapacité où se trouvent les interprètes de Chopin de respecter les nuances indiquées par Chopin. Leur astuce, toute de mauvaise foi, consiste à dire que Chopin s’est trompé. Mais, comme l’écrit Ziad Kreidy, chaque époque a le piano qu’elle mérite. Chi va piano, va sano, dit le proverbe. Nous avons réussi à faire mentir ce piano.
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