OPINION
2013: le défi des dettes publiques
Une opinion de Paul Jorion, anthropologue, chargé de cours à la VUB, et Bruno Colmant, économiste, chargé de cours à l’UCL.
Il y a, bien sûr, un ralentissement généralisé du rythme de croissance mondiale, phénomène classique de tassement conjoncturel qui succède avec la régularité du pendule aux périodes de crédit excessif, comme celle qui a caractérisé la période 2001-2007, périodes de surexploitation de l’effet de levier qu’autorise l’endettement, débouchant sur un « moment Minsky ». Un tel « moment » s’exprime par un retour brutal au seul roc solide de l’économie : celui de l’argent sonnant et trébuchant, alors que les reconnaissances de dette – qui étaient fondées sur des châteaux en Espagne – feront apparaître, dans la vérité de leur prix, la différence qui existe entre la richesse qui a véritablement été créée et celle qui ne reposait que sur des espoirs infondés.
L’économie progresse de crise en crise, aucune de celles-ci n’étant identique à la précédente en raison des progrès technologiques intervenus entre-temps, et les agents économiques dans leur ensemble ayant heureusement tiré quelques leçons des précédentes catastrophes. Il n’empêche, la solution de chaque crise n’a rien d’automatique : chacune mobilise pour sa solution l’éventail complet de l’inventivité humaine disponible à son époque.
La crise, que la récession fait apparaître en pleine lumière, se cristallise dans l’endettement excessif de nos Etats. Elle est le fruit d’une redistribution déséquilibrée de la nouvelle richesse créée (la croissance), du remodelage dramatique du marché de l’emploi en raison des progrès de l’automation dans le secteur industriel, et du remplacement des tâches par le logiciel dans le secteur des services, mais aussi, et dans une proportion difficile à déterminer, de la spéculation, en particulier sur les marchés à terme des matières premières. Dans les pays de la zone euro, le niveau d’endettement public atteint près de 90 % du PIB (qui correspond à la richesse nationale) auxquels il faut ajouter le déficit prévisible du coût de vieillissement de la population. La dette publique totale doit donc approcher 130 % du PIB.
Cette dette publique est impossible à rembourser de manière ordonnée. De surcroît, elle constitue un obstacle à la prospérité économique pour deux raisons. Tout d’abord, elle oblige l’Etat à divertir une partie de l’épargne publique vers le financement de sa propre dette, au détriment de l’économie productive. Ensuite, le coût d’intérêt de cette dette entraîne un prélèvement significatif des recettes fiscales.
Adossée à des systèmes sociaux généreux mais rigides, l’Europe a échoué, car elle n’a pas suffisamment alimenté ses moteurs de croissance et la mobilité des facteurs de production. Alors que le monde s’immergeait dans l’économie de marché, de nombreux pays européens ont accru le poids de l’Etat dans l’économie, ce dernier intervenant souvent jusqu’à 50 % du PIB. Nous avons emprunté le confort financier de nos descendants. Le coût de cet emprunt de prospérité était lointain. Il devient aujourd’hui dangereusement circonscrit. Dans cette perspective, la crise a rapproché la confrontation avec l’avenir d’une génération.
Le modèle d’Etat-providence, ou de « prévoyance sociale », comme on disait plus justement autrefois, et nos systèmes fiscaux et sociaux n’en sortiront pas indemnes. La contrainte de l’endettement public est aggravée par la cohésion budgétaire liée à l’euro. En effet, la monnaie unique exige une homogénéité des paramètres des économies des Etats membres. Or, ces paramètres divergent dangereusement, faute d’avoir réussi, pendant les premières années d’existence de la monnaie unique, à unifier la zone euro sur le plan fiscal. Aujourd’hui, l’euro est une monnaie trop forte pour certaines économies européennes chancelantes.
Ecartelés entre une récession, des dettes publiques insoutenables et une monnaie inadaptée, comment s’extirper de cette situation ? Il faut, bien sûr, subir un appauvrissement collectif pour libérer les futures forces productives de l’économie. Il s’agit donc d’une dévaluation interne.
Deux voies se dessinent : la solution budgétaire et l’aboutissement monétaire. La solution budgétaire conduit à mettre en œuvre des politiques d’austérité, malgré l’évidence historique que cette dernière alimente la récession et le chômage. C’est la situation qu’on constate dans les pays méditerranéens, dont certains sont au bord de l’insurrection, puisque l’austérité s’exerce au détriment de la jeunesse. Qui peut d’ailleurs croire que les objectifs de retour à l’équilibre budgétaire en 2015 possèdent le moindre fondement ?
Mais alors, quelle est la solution résiduelle ? A l’intuition, c’est la solution monétaire qui se traduira par une combinaison de répression financière et d’inflation. La répression financière correspond au contrôle étatique des banques et du niveau des taux d’intérêt, afin de canaliser d’autorité l’épargne populaire vers le financement des dettes publiques. Quant à l’inflation, elle est alimentée par la création monétaire que les banques centrales mettent en œuvre afin de refinancer des dettes publiques. En d’autres termes, c’est la création monétaire qui va financer le gouffre financier des Etats-providence.
Certains économistes très écoutés recommandent d’ailleurs de relever les objectifs d’inflation de la Banque centrale européenne, actuellement fixés à 2 %, puisqu’il est impossible d’absorber les endettements publics tout en conservant le maintien du pouvoir d’achat.
Au reste, la question n’est plus de savoir si l’inflation s’imposera ou non : elle infiltre déjà insidieusement nos économies, alors que la récession aurait plutôt dû conduire à une déflation, c’est-à-dire une baisse des prix.
Nous sommes entrés dans la stagflation, c’est-à-dire une chimie perverse de stagnation et d’inflation. Mais l’inflation en tant que telle ne résout rien si elle est reflétée dans un ajustement permanent du coût du travail et du capital. Elle n’est opératoire que si elle est absorbée par les agents économiques qui subissent l’appauvrissement qu’elle cause en termes de baisse des revenus liés au travail, au capital, ou aux deux. Mais aurons-nous le temps d’utiliser l’arme de l’inflation pour ajuster l’endettement public dans un contexte de récession ? Certains analystes considèrent que des chocs sociaux perturberont une sortie de crise ordonnée et que des phénomènes plus graves, tels des rééchelonnements de dettes massifs, seront inéluctables. L’un d’entre nous préconise d’ailleurs un défaut généralisé de la zone euro, nécessitant une opération d’une envergure comparable à l’opération Gutt de 1944. Cette vision dantesque de l’économie est-elle justifiée ? Aussi difficile qu’elle soit à imaginer, elle n’est pas exclue, car l’ordre monétaire ne résiste jamais aux forces sociales.
Si l’avenir donne raison à ces prévisions angoissantes, ce serait un aggiornamento financier majeur qui aurait consommé un mode de croissance fondé sur l’endettement et le report démographique de son remboursement sociétal. Une course contre le temps a commencé, car l’année 2013 verra plusieurs paramètres s’ajuster : les rapports sociaux et la répartition des richesses, la juxtaposition des intérêts collectifs et individuels et la valeur de la monnaie. La crise rappelle que les hommes qui se laissent porter par les consensus flous et dominés par les peurs collectives ne sont ni des acteurs des ruptures ni des facteurs de progrès. L’année 2013 consommera la finitude des modes de pensée anciens. Elle sera décisive.
Une réponse à “LA LIBRE BELGIQUE, 2013 : LE DÉFI DES DETTES PUBLIQUES, par Paul Jorion et Bruno Colmant, le 23 février 2013”
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