Billet invité. A paru initialement dans La Presse.tn.
Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, un marchand ambulant s’immole par le feu. Un agent municipal, une femme rigoureuse et sans histoire, lui aurait confisqué son gagne-pain, l’aurait bousculé et peut-être même giflé. Acte de révolte ou de désespoir ? Le marchand s’immole par le feu. Beaucoup de jeunes chômeurs, comme lui et avant lui, se sont aspergés d’essence, ont activé leurs briquets, se sont consumés. Le suicide est devenu banal. Mais Mohamed Bouazizi, lui, a désigné les coupables de son mal-être. Il est mort devant la mairie. Il a dévoilé l’envers d’un décor de pacotille. La pauvreté et le chômage des diplômés frappent désormais en pleine figure. Il n’est plus possible d’être aveugle et pour y voir clair, il suffit d’aller devant soi, par-delà les boulevards de l’Environnement, de l’Excellence ou de la Qualité de la vie. Ce n’est pas une plaisanterie, ce sont de vrais noms de rues. On les retrouve dans toutes les villes. Le pays a eu pourtant de grandes cités, des écrivains, des artistes, des hommes d’État, des princes et des militants. Mais on n’aime que ce qu’on n’a pas : l’environnement, l’excellence et la qualité de la vie. Où que vous soyez, sur la côte ou à l’intérieur des terres, parcourez cinq cents mètres, un kilomètre tout au plus, et vous vous retrouverez dans un de ces quartiers déshérités où une jeunesse livrée à elle-même et désabusée en arrive à la délinquance et à la prostitution.
Par sa violence et son immédiateté comme par sa valeur symbolique, le geste de désobéissance absolue du jeune homme, a rendu aux Tunisiens le droit de se révolter. Nul ne condamne son suicide, pas même les islamistes, car en s’immolant il a reconquis l’espace des libertés confisquées et fondé, à son insu, une conscience politique et une solidarité nationale inédites.
En décembre 2010, les régions intérieures du pays se soulèvent. La police de Ben Ali frappe fort. Les blessés et les morts se comptent par centaines. La révolte s’intensifie, la grève est générale, le couvre-feu est décrété mais des manifestations s’organisent à Sfax puis à Tunis. Le 14 janvier, le pouvoir vacille et tombe.
Ce jour-là, à Tunis, durant près de quatre heures, jusqu’au moment où la police a lancé des bombes lacrymogènes, s’est ruée sur eux, les a pourchassés dans les ruelles et les refuges qui s’offraient à eux, les manifestants ont vécu un moment magique. Tunis leur appartenait et le temps n’avait plus que la mesure de leur marche jubilatoire. Soudainement conscients de leur force et débarrassés de la peur qui les engourdissait, ils ont recouvré, dans un acte de révolte que ne venait altérer aucune tension partisane ou idéologique, une liberté qui, pour être le fondement même de l’humain, ne leur en était pas moins étrangère.
Au mois de janvier 2011, après la fuite du président Ben Ali et de certains membres de sa famille, un esprit civique, jusque-là inconnu, se révèle. Dans les villes de Tunisie que protègent les comités de vigilance, les clients ne se bousculent pas devant les magasins où déjà manquent des denrées de première nécessité, les conducteurs respectent la signalisation, ne klaxonnent plus et ne s’insultent plus. Les citoyens veillent à la propreté de leur ville, à la bonne marche des cours dans les écoles et à la sécurité de leurs voisins.
Que s’est-il passé ? Comment expliquer cette soudaine émergence de la conscience citoyenne ?
La révolution n’a pas eu pas de chef et les Tunisiens ont cru, pendant un court laps de temps, en une cohésion sociale jusque-là inconnue. Personne, pensaient-ils, n’allait plus jamais leur confisquer leurs droits de citoyens libres. Tant qu’ils avaient le sentiment de constituer une unité indivisible dans sa diversité, ils se sont comportés en vrais citoyens. Mais la politique a vite repris ses droits et opéré des découpages : les idéologies ont ressurgi, sûres d’elles-mêmes et des vérités qu’elles s’imaginent véhiculer, les intérêts matériels des uns et les ambitions des autres ont refait surface et la corruption, le népotisme et le clientélisme que l’on croyait à jamais enterrés, sont réapparus toujours aussi démoniaques. L’unité s’est rompue, la solidarité s’est émoussée et l’indiscipline a émergé. Le pays s’est embrasé à nouveau.
Les Tunisiens n’étaient pas, en effet, encore revenus de leur émerveillement, de leur fierté d’avoir gagné l’estime du monde, quand ils voient apparaître, dès le mois de février 2011, timidement d’abord, puis avec force et arrogance, les drapeaux noirs, les mines menaçantes, les discours de haine et la violence. Les quartiers réservés, puis les synagogues, puis les femmes et enfin les artistes, les intellectuels, les journalistes sont les cibles des attaques dites salafistes. Ces derniers dressent la liste des renégats à abattre. Elle est longue et se charge chaque jour de nouveaux noms. Dans certaines mosquées, des imams autoproclamés appellent au meurtre des présumés ennemis de l’islam : les défenseurs des droits de l’homme, les laïcs, les cinéastes, les plasticiens, les sportifs, les hommes politiques, les bloggeurs et les caricaturistes, tous traités de suppôts du sionisme et de francophones invétérés.
L’été 2011, le pays se prépare aux élections de l’Assemblée nationale constituante. Un calme précaire s’installe comme par enchantement. Les extrémistes religieux se terrent. Leur retraite est stratégique, elle ne va durer que quelques semaines. La diffusion du film Persépolis de Marjane Satrapi par Nessma TV sert de prétexte à leur déchaînement. Des manifestations paralysent le pays. On lance l’anathème sur le directeur de la chaîne de télévision et sur ceux, les démocrates en l’occurrence, qui n’ont vu dans la scène jugée impie que la naïve représentation de Dieu par une enfant. Dès lors, démocrates, laïcs, mécréants sont autant de synonymes. Le scrutin s’en ressentira quelque peu. On ne vote pas pour les ennemis de Dieu !
Avant même d’arriver au pouvoir, les nahdhaouis avaient donné le ton : aucune tentative susceptible d’entraver leur marche inexorable ne serait tolérée. L’avertissement est clair et la menace sérieuse. Tandis que leurs discours déclament leur attachement à la république, à la démocratie, au respect des lois, aux libertés fondamentales, au code du statut personnel, leurs troupes et leurs sbires s’insurgent contre les principes qui fondent l’État de droit et agressent ceux qui prétendent les défendre, partis politiques, syndicats, associations, ou simples citoyens.
Forts de leur fulgurante arrivée au pouvoir par la voie démocratique et galvanisés par leur victoire, les nouveaux gouvernants du parti Ennahdha laissent transparaître des signes tangibles de leur volonté d’établir l’hégémonie de leur parti sur leurs partenaires de la troïka, le Parti du congrès pour la République et Ettakatol, sur les institutions de l’État et sur la société tunisienne tout entière.
Alors que l’Assemblée nationale constituante tente laborieusement de poser les bases d’une improbable démocratie, dans certaines mosquées, les extrémistes religieux énoncent les principes fondateurs d’un nouvel ordre moral qui prohibe la pensée, l’art, la mixité, l’amour, la culture, l’ouverture aux autres et dénient aux Tunisiens le droit de rire et d’aimer la vie. Épurer, assainir, supprimer, bannir, éradiquer, tuer pour mourir enfin, telles sont les actions qui mènent au paradis. Fascinés par la mort, ils considèrent la vie comme un passage obligé, comme un incessant combat contre le bonheur et la joie. Aussi ne pleurent-ils pas les morts et privent-ils les enfants de leur insouciance. La distraction n’est pas autorisée, ils ne peuvent oublier, serait-ce que le temps d’un sourire, d’invoquer Dieu et son prophète. Leurs amours mêmes sont éphémères et, si elles sont religieusement légalisées par un contrat de mariage à durée déterminée (mariage orfi), elles ne durent que le temps d’un accouplement.
Les islamistes ont leurs milices. On les appelle pompeusement « ligues de protection de la révolution ». Leur rôle est de veiller au respect des règles édictées par leurs pairs et de condamner les contrevenants. Ces milices sillonnent le pays, l’œil mauvais et le bâton à la main, et s’emparent des espaces publics, rues, places, universités et lycées. Elles dévastent les locaux de l’Union générale des travailleurs tunisiens, des radios et des télévisions ou de certains partis politiques jugés encombrants, saccagent les débits de boissons alcoolisés et les bars, agresse les couples, frappe les opposants, en tue un quand il le faut.
Aujourd’hui, la force du poing, du bâton et de l’arme blanche ne suffit pas. On recourt aussi au feu, lui seul peut éradiquer les racines du mal absolu : l’Histoire. Notre histoire est pour eux un lourd fardeau, elle témoigne de la diversité des civilisations, de leur décadence, de leur disparition mais aussi de leur survivance dans les livres, dans l’artisanat, dans l’art, architecture, calligraphie, peinture, théâtre et poésie, dans les coutumes et les traditions.
Sur la terre brûlée, terre sans âme et sans mémoire, les islamistes se préparent à fonder un empire éternel, où ne sera lu qu’un livre unique, le Coran, duquel sera bannie toute exégèse, toute lecture, toute interprétation. Un islam purifié par le feu, débarrassé de ses écoles juridiques, de ses théologiens et de ses penseurs verra le jour. Une nouvelle langue, étrangère à nos pratiques linguistiques, ronflante et redondante, remplacera notre dialecte tunisien que souillent tout un substrat berbère, des mots d’italien, de français, de turc, d’espagnol et même de grec. Un nouvel accoutrement qui masque le corps des femmes comme celui des hommes sous robes, niqabs, barbes, bonnets et foulards chassera le diable séducteur.
L’islam régénéré, unifié, unique et éternel n’a pas de mémoire. Ni Phéniciens, ni Byzantins, ni Romains, ni Omeyyades, ni Aghlabides, ni Fatimides, ni Zirides, ni Almohades, ni Turcs, le culte des ancêtres même, fondement de la culture maghrébine, est rejeté comme une hérésie. On incendie les mausolées et on profane les tombes. Dieu est un, sa parole est une, déclament-ils. Nul ne peut discuter cette vérité première et quiconque tenterait de le faire est destiné à la mort. Et s’ils se déclarent ennemis des juifs et des chrétiens, ils vouent une haine particulière aux musulmans qui prônent leur attachement à tel ou tel rite. L’islamisme ne repose pas sur une revendication identitaire, il s’applique à effacer toute différence. Il se veut le conquérant du monde, un monde sans culture, où il régnera sans partage.
Même un militant islamiste comme le cheikh Mourou est agressé à sa sortie de la mosquée de Jemmal. L’étonnement est général. N’est-il pas le vice-président du mouvement de la Nahdha et l’un de ses fondateurs ? C’est que ce militant de la première heure commet, de temps à autre, l’insigne erreur d’émettre une pensée personnelle. Un tel écart ne peut demeurer impuni. La personne même du cheikh est par ailleurs une offense aux militants de son parti : sa jebba, son turban, son accent, son humour, son urbanité qui témoignent de sa tunisianité provoquent les foudres des défenseurs de l’internationalisme islamiste.
Le cheikh Mourou est malmené au moment même où brûlent les tombeaux des saints et les mausolées. Est-ce un hasard ? Il serait naïf de le croire.
Arrivés au pouvoir par la voie des urnes, légitimes au regard des hommes et, croient-ils, au regard de Dieu, les islamistes ont un programme et un seul : ils mènent une lutte, que justifient tous les moyens, contre la mémoire et contre l’histoire.
En se jouant de leurs alliés de la troïka, en promettant monts et merveilles aux pauvres, aux chômeurs, aux célibataires, aux jeunes et aux vieillards, aux régions déshéritées, en embrigadant les enfants, en conservant un silence complice autorisant violence et mise à mort des institutions, les islamistes posent les premiers jalons de la conquête du pays, de la région et du monde.
Projet incertain qui va voir se lever devant lui la force évidente de l’Histoire et la résistance des Tunisiens.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…