Ce dont on (ne) parlera (pas), par Zébu

Billet invité.

La fin de la prise d’otages à In Amenas scellée dans le sang et la guerre au Mali se poursuivant, on est amené depuis plusieurs semaines à parler de nombreux sujets, et non des moindres, de manière récurrente ou par intermittence dans les media.

On parle par exemple, concernant la prise d’otage en Algérie, de la stupéfaction des Occidentaux face à ce qui a semblé une défaillance béante de l’appareil sécuritaire algérien quant à la protection de sites (majeurs) de production d’énergie fossile, ce qui ne peut qu’interroger ces mêmes pays occidentaux, en bonne partie consommateurs de ces énergies, de la capacité réelle dudit régime à garantir leur approvisionnement. Plus profondément, on parle aussi avec inquiétude de la lutte des factions au pouvoir, qui semble avoir été ravivée avec l’autorisation de survol du territoire algérien pour les avions français allant bombarder au Mali et le départ prochain du président Bouteflika. Certains parlent même des ‘complicités’ dont les djihadistes auraient pu profiter au sein du site de production gazier, leur permettant d’y stocker des armes en vue de la prise d’otages. D’autres accusent les services algériens d’entretenir des liens avec ces mêmes djihadistes, maîtrisant plus ou moins les manipulations de ces groupuscules qu’on leur prête.

De manière générale, on s’accorde à reconnaître à l’Algérie un rôle central dans cette région mais dans le même temps, le fait que les questions restées pendantes, comme la gestion du terrorisme, la question des autonomies (Kabylie, Touaregs) et la gestion de la manne énergétique ont été passées sous le tapis dans l’attente de jours ‘meilleurs’, sous l’excuse toute trouvée de la nécessaire « stabilité régionale » face aux imprévus des printemps divers et variés qui ont fleuri au Maghreb et au Machrek. A moins que ces questions n’aient été purement et simplement enterrées, dans l’espoir qu’elles ne finissent un jour par se fossiliser.

On en parlera d’autant plus volontiers que l’on n’aura aucune information directe, la gestion de la prise d’otage ayant été à 100% algérienne et les remontées d’informations toujours sujettes à manipulation médiatique : la ‘vitrification’ médiatique vient ainsi renforcer celle exprimée par l’intervention quasi immédiate des forces armées algériennes, coupant court aux multiples spéculations sur l’état réel du régime et ses rivalités ainsi qu’aux stratégies d’internationalisation et de multiplication de points focaux des terroristes, à moins que ce ne soit justement l’occasion de faire fleurir les suppositions les plus diverses, l’obscurité étant propice à tous les questionnements.

Le dossier est ‘forclos’, n’en parlons plus. On parlera donc des conséquences que la guerre en Libye a produites. Celles-ci sont multiples. En premier lieu, on parle beaucoup des anciens stocks d’armement de l’ancien régime Kadhafi sur lesquels les groupes djihadistes notamment ont pu mettre la main, de ces armes que l’Occident (mais pas que) avait vendu à profusion et qui se retournent maintenant contre l’armée française au Mali. On parle aussi de la déstabilisation régionale qu’a produite cette guerre, dans laquelle d’ailleurs des combattants touareg sont intervenus (des deux côtés), le commando djihadiste ayant réalisé la prise d’otage en Algérie provenant dit-on de ce pays. On parle même d’objectifs de cette guerre qui en seraient les vrais motifs, à savoir si l’élimination de Kadhafi n’était pas le véritable but de l’intervention occidentale (mais aussi qatari), le tout en lien avec des campagnes électorales menées en France.

Mais on parlera de ce sujet en passant, relié à l’actualité présente, comme un facteur de déstabilisation régionale (encore elle) supplémentaire. De fait, on n’y changera pas grand-chose, ce qui fut fait l’a été, mais on s’interroge cependant si cela le fut en bien ou en mal. À l’évidence, cela n’arrange guère la situation actuelle mais le procès en légitimité n’ira guère au-delà, sauf à ce que la question ne se transforme véritablement dans le cadre de financements politiques occultes. On s’éloigne donc du sujet …

On parlera donc surtout de la guerre au Mali, bien que les media ne soient même plus ‘embedded’ mais surtout cantonnés dans les limites que les communicants de guerre leur délimitent. Certes, la frustration, voire l’exaspération, voit poindre le bout de son nez, mais les thématiques à aborder sont tellement vastes que l’on peut parler d’ailleurs et d’autres choses qu’une guerre dont on ne voit finalement que les carcasses (encore fumantes !) des pick-ups et blindés légers ayant servi aux djihadistes et la sempiternelle vidéo de missile muet tombant là où il doit tomber.

On parlera ainsi des prolégomènes de la guerre, à savoir l’instabilité et in fine, la ‘faillite’ de l’Etat malien face au péril islamiste, d‘un État dont on montrait l’exemplarité démocratique jusqu’à ce qu’un coup d’État vienne la contredire. On montrera alors certaines coulisses des rapports de force actuellement en présence dans cette région, entre la France et les États-Unis, au travers de personnages clefs comme le capitaine Sanogo, lequel fut formé aux USA, y compris comme officier de renseignements. On y parlera des richesses présumées dont regorgerait le sous-sol malien (le pétrole est toujours présent pour justifier le ‘grand jeu’, celui de l’Afghanistan, déjà, comme celui mené au Moyen-Orient), comme cause plausible de cet affrontement, mais aussi du trafic de drogue et de cigarettes réalisés par des groupes islamistes empruntant à la Camora, de leur volonté de se créer un ‘sahelistan’ (le néologisme le plus en vogue) en prenant possession de cet État ‘failli’, au centre d’une région ‘stratégique’ (n’arrête-t-on pas de nous répéter…).

On parlera aussi beaucoup de stratégie militaire dans cette guerre, sur la préparation (à l’évidence) de l’opération menée par l’armée française, sollicitant ses troupes spéciales et ses rafales pour stopper une ‘invasion islamiste’ qui semblait inéluctable. On glosera sur l’intégration de la communication comme arme de guerre, sur les discours réitérés du Président de la République française de ‘l’absence de troupes françaises au sol’, pour mieux faire passer le message aux djihadistes que ‘la route est libre’, en l’absence de troupes d’une CEDAO à la peine comme toujours pour trouver un consensus en la matière, entre accusations de néo-colonialisme et craintes de précédents dont certains pourraient faire les frais par la suite, sans compter les coûts qu’une telle participation induirait. Une même communication que l’on réitérera plus tard avec un général malien parlant d’un délai d’un mois pour atteindre Gao et Tombouctou quand ces villes le seront en l’espace de 48 heures. De fait, on parle beaucoup d’un piège que la France aurait tendu aux islamistes armés pour les attirer profondément sur un territoire surdimensionné, afin de mieux frapper leurs bases arrières distendues sur un terrain qu’ils maîtrisent moins bien, en combinant l’utilisation de la rapidité de colonnes motorisées séparées, de moyens de renseignements et de logistiques modernes (empruntés aux ‘alliés’, ce qui fait beaucoup parler de l’obsolescence de l’armée française en la matière) et de moyens aéroportés : la ‘Blietzkrieg’, revue et corrigée ‘couleur désert’.

Malgré la réussite actuelle de cette stratégie, on parlera néanmoins des risques qu’elle comporte car la dissémination des djihadistes augmente le risque d’attentats et de coups de mains contre les forces armées françaises et africaines reprenant le terrain concédé, sans compter le risque de sanctuarisation dans le Nord-Est malien, autrement plus problématique militairement. De même, on soulignera les risques potentiels qu’une intervention des forces armées africaines pourrait induire comme risques de représailles contre les Touaregs lorsque celles-ci auront pour tâches de contrôler la zone ‘libérée’ par l’armée française, qui voudrait bien partir au plus tôt, quitte à en avertir les responsables, y compris des risques ultérieurs de poursuites internationales sur de potentiels crimes de guerre.

Ces mêmes Touaregs, islamistes ou non, qui jouent actuellement leur survie dans une stratégie de retournement d’alliance contre les djihadistes et dont on dit qu’ils font partie de la problématique comme ils feront (éventuellement) partie de la solution.

On parlera donc beaucoup de ‘réconciliation nationale’, y compris à grand renfort de ‘conférence nationale’ si nécessaire, de lutte contre le terrorisme, de stabilité régionale où l’Algérie est la grande présente-invisible, de ‘stratégies’, militaire et politique.

Mais on ne parlera pas des choses qui fâchent, des sujets dont on affirmera qu’ils sont sans lien et en tout état de cause, sans causalité.

Et on ne parlera donc pas ‘économie’ car cela mènerait à parler de la répartition des richesses créées dans cette région, et en premier lieu, celle issue des énergies fossiles ou minière : cela pourrait nuire à la sacro-sainte ‘stabilité régionale’. En conséquence, on ne parlera pas de l’inégale répartition des richesses au sein de chaque pays entre les différentes régions, ni de la décentralisation au Mali, chantier sans cesse promu mais sans effets réels car sans moyens véritables.

On ne parlera pas non plus du modèle économique indexé sur la ‘croissance économique’, que ce soit au Mali ou ailleurs en zone sahélienne, laquelle ferait pâlir d’envie n’importe quel pays européen, à +5% l’année, mais une croissance insuffisante pour s’attaquer au chômage massif des jeunes, ceux-là mêmes qui sont les cibles désignées des fondamentalistes. Un modèle de ‘développement’ qui a bien failli, lui, et qui ne dit rien de la redistribution des richesses au sein des populations qu’une telle croissance a créée depuis plus de 10 ans.

Une ‘croissance’ insuffisante en tout cas pour résoudre l’épineuse question de la dette publique extérieure aux dires de nombreux économistes, une dette pour laquelle le Club de Paris a pris pour engagement un allégement de 600 millions de dollars (le coût prévisionnel de la guerre actuelle menée au Mali !) mais… sur 30 ans, et sous conditionnalités des ‘institutions multilatérales’, FMI en tête, lequel impose depuis le retour de la démocratie au Mali (plus de 20 ans déjà) les mêmes réformes structurelles qui ont partout échoué, d’autant mieux imposées que l’essentiel de la dette du Mali ne relève plus d’accords bilatéraux (entre pays) mais multilatéraux (donc, le FMI, entre autres). Autant dire que sur une telle duration, l’application des dites ‘réformes’ aura tout le loisir de produire les effets mêmes qui permettront à terme de maintenir au même niveau la dette extérieure, l’État finissant par s’endetter petit à petit pour pallier les effets générés par ces ‘réformes’ : chômage, pauvreté, crises alimentaires, gabegie, corruption, privatisations dont l’aubaine sera uniquement captée par quelques élites …

D’ailleurs, on ne parlera pas non plus des paradis fiscaux, qui permettent aux élites africaines corrompues d’exporter leurs ‘avoirs’ sous des cieux plus cléments ou d’investir dans des actifs ‘bien acquis’, en Occident ou ailleurs.

On parlera encore moins du système monétaire et de la dévaluation du CFA en 1994, qui devait alors permettre à ces pays de ‘booster’ leurs exportations tout en leur apportant la garantie de la parité fixe à l’euro, garantie elle-même par le Trésor Français, aux investisseurs étrangers dont on attendra pour alimenter la ‘croissance’ qu’ils apportent leur écot sous la forme d’IDE (investissements directs étrangers), particulièrement sous la forme de biens publics privatisés et dans le cadre d’une législation adaptée pour favoriser la réception de ce que l’on pourrait définir comme un ‘don’ véritable d’investisseurs œuvrant pour le ‘développement’, le catéchisme économique chassant le précédent. Une dévaluation monétaire de 50% (!) dont on ne peut que constater les effets ‘bénéfiques’ vingt ans plus tard pour une économie d’exportation essentiellement portée par l’or et le coton, dont les prix sont déterminés par des marchés financiers massivement spéculatifs et qui n’ont rien à voir avec la ‘loi de la demande et de l’offre’, prix du coton qui se sont par ailleurs effondrés depuis plusieurs années, emportant avec eux un secteur économique majeur pour un pays comme le Mali et une partie de l’agriculture et de ses agriculteurs.

Des agriculteurs qui n’ont alors pas d’autres choix que l’émigration urbaine dans l’espoir d’y trouver du travail ou plus ‘sûrement’, d’émigrer essentiellement clandestinement, seul viatique pour assurer les ressources financières nécessaires à la survie des familles restées au pays : ce que l’on appelle pudiquement les ‘transferts’, qui sont plus importants que l’aide financière octroyée par l’Occident au Mali. Immigration par ailleurs de plus en plus restreinte car criminalisée, l’UE s’appuyant pour ce faire sur des partenariats avec les pays du Maghreb pour les ‘aider’ dans la bonne gestion des flux migratoires, l’effondrement du régime de Kadhafi n’étant pas un des moindres effets sur cette gestion des flux pour l’Europe, flux provenant désormais majoritairement d’Afrique subsaharienne.

On ne parlera évidemment pas non plus de ce qui pousse ces Maliens à émigrer, dont une majorité vit de l’agriculture : la vente de terres arables à des ‘investisseurs’ étrangers bat son plein actuellement, que ce soit avec la Libye ex-Kadhafi, la Chine post-communiste ou les pays du Golfe, tous friands de ressources naturelles africaines qu’ils ont contribué à piller par ailleurs sans vergogne. Des terres vendues (ou expropriées) à ‘bon compte’ et qui nécessitent des ressources hydriques par ailleurs défaillantes, la désertification avançant et la lutte pour la prévénir faiblissant, notamment lorsqu’on lui applique des schémas directement usinés dans les institutions multilatérales, quand ceux-là même qui fonctionnent sont issus de l’ingéniosité paysanne : n’en parlons pas, les Maliens ont besoin de notre ‘science’ ! On taira aussi l’expérimentation conduite depuis 1993 au Niger, sur l’élaboration d’un code rural qui fait la part belle à la participation de tous les acteurs, y compris les nomades, pour définir un vivre ensemble certes compliqué (surtout en l’absence de moyens financiers pour ce genre d’action) mais néanmoins porteur d’autre chose que de représentations figées sur l’inaltérable opposition entre pasteurs et agriculteurs, entre Afrique subsaharienne et Afrique du nord.

On ne parlera surtout pas de ce qui est essentiel sur le plan stratégique, à savoir les accords de partenariat économique (APE) qui doivent faire suite aux accords de Lomé puis de Cotonou et qui devraient, enfin, permettre aux productions agricoles massivement subventionnées et autres produits à haute productivité d’envahir les marchés locaux, les débouchés pour les exportations se faisant rares pour les industries européennes. Il est bien évident aussi que l’on taira l’opposition forcenée de la société civile malienne à ce type de politique, laquelle redoute la destruction accélérée de la paysannerie et de l’agriculture déjà déstructurée par des décennies de ‘réformes structurelles’ imposées : la ‘libéralisation’ des échanges est un credo que l’on ne peut que réciter.

Enfin, on ne parlera pas non plus des ‘investissements directs étrangers’ (IDE) du Qatar et de l’Arabie Saoudite, lesquels sont en concurrence exacerbée, dans le créneau (porteur actuellement) de l’islamisme et/ou du salafisme, qu’il soit armé ou non, puisque l’on manque de preuves en la matière mais l’on sait aussi que le dit Qatar investit 10 milliards d’euros dans nos miséreuses multinationales du CAC 40, qui n’en demandaient pas tant, ou dans nos banlieues dites ‘difficiles’, qui avaient oublié, elles, ce que ‘demander’ signifiait.

De tout ceci, on ne parlera donc pas.

En premier lieu parce que cela instaurerait inévitablement des liens de cause à effet particulièrement ‘déstabilisants’, non pour la région mais pour les thuriféraires de la ‘lutte contre le terrorisme’, générique pratique quand on veut lutter contre divers maux sans pour autant remédier à l’instabilité des systèmes (économiques) qui les génèrent.

En second lieu, parce que cela offrirait aussi une image grimaçante dans le miroir que le Sahel tend à l’Occident, lui aussi ‘failli’ mais refusant de le reconnaître, comme une mise en abîme qui donnerait le vertige : corruption, gabegie, paradis fiscaux, modèle vicié de ‘croissance économique’, exportations à outrance, surexploitation sans fin de l’environnement et des ressources naturelles, chômage de masse (surtout des jeunes), émigration, inégale répartition des richesses entre les hommes et entre les régions, privatisations captées au bénéfice de quelques-uns, mise en coupe réglée par un système financier fondé sur la spéculation, racisme et xénophobie, impuissance du politique (consciente ou non, acceptée ou pas), islamisme radical, dette publique insolvable, artefact de système monétaire …

On parlera donc beaucoup, surtout de l’écume des jours de guerre et du ‘succès’ de celle-ci quand on décidera qu’elle sera terminée.

Mais on ne parlera surtout pas du ‘Business as usual’, qui permettra à la ‘croissance économique’ de ‘redécoller’, comme un bombardier plein de ses promesses futures.

Jusqu’à la prochaine guerre. Ou la prochaine crise.

À moins …

À moins que nos dirigeants politiques ne redeviennent ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être, avant que d’être des ‘chefs de guerre’ : des ‘dirigeants’ et des ‘politiques’.

 

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