Je poursuis la publication des chapitres de Principes des systèmes intelligents. Chapitre court et quelque peu énigmatique mais qui vise à ouvrir la question : « À l’aide de quel objet mathématique modéliser la mémoire stockée dans un cerveau ? » (la « matrice » dont il est question dans la dernière phrase, est un type de tableau utilisé en algèbre).
8. L’organisation de la mémoire
Revenons un moment sur cette conception qui a considéré ce qui n’est – jusqu’à preuve du contraire – que de simples enchaînements de mots, comme des « idées ». Que sont en réalité les « idées » dans cette optique où « les dis- cours expriment des idées », sinon le sens, envisagé comme quelque chose qui pourrait être distingué des mots, à savoir la signification à l’état pur ? Et pourquoi les enchaînements associatifs pourraient-ils suggérer l’idée du sens à l’état pur, sinon parce que ces enchaînements ne sont précisément pas quelconques mais sont structurés de manière spécifique – avec pour conséquence qu’ils constituent à proprement parler des « unités élémentaires de signification ». On pourrait alors distinguer dans la mémoire d’un système intelligent, deux types d’unités distinctes : des signifiants isolés que nous avons appelés jusqu’ici éléments de discours, et les couples ordonnés d’éléments de discours que constituent les enchaînements associatifs observés – où l’on peut distinguer un « antécédent » et un « conséquent » – et qu’on pourrait appeler éléments de signification.
Nous avons vu au chapitre 6, défendue par plusieurs philosophes, l’hypothèse que les enchaînements associatifs révèlent la manière dont les idées (ou en tout cas, les signifiants) sont stockées en mémoire, et qu’il serait possible en « cartographiant » l’ensemble des enchaînements observés, de découvrir la structure qui leur est sous-jacente et qui ne serait rien d’autre que la structure de la mémoire elle-même. On peut paraphraser ainsi les passages empruntés à Aristote, Hobbes, Locke et Hume. Mais s’ils se prononçaient bien quant à la liaison existant entre deux signifiants connectés par l’enchaînement associatif, ces philosophes n’en disaient pas davantage sur l’organisation globale de la mémoire.
Sur ce point précis, on dispose de nombreuses indications intuitives appartenant à notre propre culture, mais il est intéressant – dans une perspective comparative – de les rapprocher des informations que fournissent sur ce point d’autres cultures que la nôtre. Il est significatif que l’ensemble des observations convergent pour suggérer un stockage des traces mnésiques sous la forme d’un réseau. On se contentera de rapporter quelques exemples dont la concordance est frappante.
Parlant des Bunaq de Timor en Indonésie, Claudine Friedberg décrit leur classification des plantes comme une « toile d’araignée (web) de ressemblances et d’affinités » (Friedberg 1979 : 85). Quant à Wirz, lorsqu’il discute les modes de classement des Marind de Nouvelle-Guinée, il affirme que, « Le Marind met tous ces éléments en relation les uns avec les autres et forme de longues chaînes causales reliées entre elles comme un réseau. » (in Lévy-Bruhl 1935 : 19.)
Lévy-Bruhl, le philosophe de la « mentalité primitive » recourt, lui aussi, spontanément à l’image du réseau lorsqu’il évoque la pensée des Aborigènes australiens :
« Les relations totémiques […] constituent, de même que les mythes, un réseau indéfini où doivent entrer tous les êtres et les objets donnés de leur expérience. » (Ibid. 107.)
De même pour Wallon, qui établit un parallèle classique et plus justifié qu’on ne le dit souvent, entre la « mentalité primitive » et celle de l’enfant : « Il y a […] chez le primitif et chez l’enfant, des façons analogues de penser qui montrent comment les nôtres peuvent en différer, sans en être radicalement distinctes. Certains mots des langues primitives ont simultanément une multiplicité de sens qui nous déroute. […] Entre tous ces sens, aucune délimitation précise. Ils sont plus ou moins simultanés et, selon les circonstances, s’impliquent diversement entre eux. Il semblerait d’un réseau enchevêtré et continu, d’un syncytium et comme d’un tissu embryonnaire. Or chez l’enfant aussi s’observent, pour un même mot, des significations multiples, dont la parenté nous reste souvent obscure, mais qui répondent visiblement à des affinités senties ou vécues par lui. » (Wallon 1959 [1935] : 393-394.)
La conclusion de ce bref chapitre s’impose alors d’elle- même, les données de la « mentalité primitive » comme celles de l’association « induite » ou « libre » permettent de se représenter l’organisation de la mémoire d’un système intelligent naturel ou artificiel, à savoir, un réseau mnésique ou un réseau d’éléments de discours composés d’un ensemble de signifiants connectés entre eux selon les liai- sons que dessinent les enchaînements associatifs observés. Les indications indirectes rassemblées au chapitre 6 suggèrent par ailleurs qu’un réseau mnésique pourrait être la matrice dessinée sur l’ensemble du lexique et à partir de laquelle générer le discours.
18 réponses à “PRINCIPES DES SYSTÈMES INTELLIGENTS (1989), chapitre 8, réédition en librairie le 23 novembre”
[…] Blog de Paul Jorion » PRINCIPES DES SYSTÈMES INTELLIGENTS (1989), chapitre 8, réédition en libra…. […]
Un poil hors-sujet: j’ai reçu hier « Misère de la pensée économique ». J’ai lu le premier chapitre d’un trait et j’ai dû arrêter de le lire à contre-coeur, sans quoi j’y passais la nuit. Si le reste est du calibre de ce début, ce livre passera sans problème à la postérité (s’il y en a encore une).
Du niveau « hors-catégorie », félicitations Paul. Si je vieillis normalement je raconterai un jour fièrement à mes petits-enfants que j’ai échangé des idées avec vous. Ce qu’internet est capable de faire, tout de même…
Wow… surtout venant de vous, qui n’êtes pas du genre « gogo à qui on vend des vessies pour des lanternes » et qui me donnez en temps ordinaire du fil à retordre jusqu’à plus soif !
Vous avez entendu les gars ? C’est notre « Moi » national qui dit ça !
le renard perché sur arbre tenait en son museau un fromage
maitre corbeau par l’odeur alléchée…
vous avez un côté grand gamin très touchant
@ rahane
sauf qu’il n’a rien à gagner : pas de fromage, juste des petits-enfants très loin dans l’avenir.
Relax, rahane ! Cool, man !
Où placer la méthode « symbolique » que certaines traditions utilisent encore dans nos contrées?
En dehors des « emblèmes » dont la signification est fermée, le symbole peut me faire accéder à l’autre face de l’objet, une face que je peux être le premier à entrevoir et à interpréter sans réciter une interprétation faite par un autre. Est-ce plus facile que le raisonnement cartésien ou finalement beaucoup plus exigeant puisqu’alors je suis peut-être plus « libre »?
http://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_de_jeu_de_go
le jeu de go sert de base à l’élaboration de systèmes intelligents
de part ses éléments binaire noir / blanc et ses règles très simple il se révèle en fait le jeu le plus complexe( bien au delà des échecs) et ce n’est pas seulement parce qu’on planche sur les programmations depuis moins longtemps que pour le jeu d’échecs que pour l’instant les programmations efficaces ne fonctionnent que jusqu’au 2/3ème dan environ.
jusqu’au premier dan on est dans la mécanique des règles
jusqu’au deuxième dans celle des stratégies
à partir du troisième on rentre dans une partie du jeu , où le jeu ne dépend plus de l’expression qui se matérialise par le positionnement des pièces mais sur le rapport d’énergie qu’elles synthétisent;
jusqu’à ce qu’à partir du 4/ 5 ème dan la partie se joue ailleurs que sur le goban et devienne un duel d’énergie qu’on compare alors à une forme d’art (martial).
le bruit des pierres, le son du bois, le geste des joueurs prend alors un relief qui fait l’attrait de la partie, chaque pierre posée est comme une touche de peinture venant éclairer le déroulement d’une histoire, pièce de théâtre, combat, duel, et matérialise l’évidence d’une clef en terme de position.
quand on connait le jeu on apprécie alors le jeu des maitres comme un mélomane la musique qu’il serait incapable de produire mais seulement de recevoir.
au fait pourquoi s’acharner à imaginer une machine à penser?
pour jouer avec sa propre création?
pour donner aux machines le droit à la parole, le droite de vote, le droit de payer des impôts
m’est avis que si on pouvait rendre une machine assez intelligente pour ça… elle prendrait la poudre d’escampette
si on veut programmer un jour l’intelligence artificielle il faudrait alors découvrir comment faire dire non à une machine ( le refus ne valant pas pour un « non »)
déjà qu’on n’y arrive pas en tant qu’homme…
dialogue entre l’hommebet le robot dans Prométhéus
-pourquoi m’avez vous conçu?( moi le robot qui a une petite idée derrière le logiciel rien qu’en posant la question)
– réponse de l’humain: parce qu’on peut
– ah bon, et si vous rencontriez votre créateur et qu’à la même question il vous réponde la même chose?
Ce type de machine pourrait se montrer très efficace pour des négociations relativement simples, type employeur/employé en phase de recrutement ou, de manière plus générale, type besoin/ressource. Au lieu de lire des tonnes de CV (ou d’annonces), chacun déclare au SI ce qu’il cherche ou propose, et lui se charge de produire une sélection pertinente (et réduite !) pour rapprocher les offreurs des demandeurs.
PRINCIPES DES SYSTÈMES INTELLIGENTS (1989), chapitre 8
C’est pas bientôt fini…! Non mais sans blague…
The River – Tsai Ming-Liang – 1997
Un nouvel algorithme du MIT prédit les tendances de Twitter longtemps à l’avance:
http://www.blog-nouvelles-technologies.fr/archives/20022/un-nouvel-algorithme-du-mit-predit-les-tendances-de-twitter-longtemps-a-lavance/
Existe t-il un nombre maximum de connexion que peut créer un signifiant dans un réseau mnésique?
Ma réflexion est orienter par cette étude ‘
(source Wikipédia)
Le nombre de Dunbar est le nombre maximum d’amis avec lesquels une personne peut entretenir une relation stable à un moment donné de sa vie. Cette limite est inhérente à la taille de notre néocortex. Elle est estimée par Robin Dunbar à 148 personnes1 et a une valeur admise en pratique de 150 personnes2,3.
Ce nombre provient d’une étude publiée en 1993 par l’anthropologue britannique Robin Dunbar. Dans cette étude, le chercheur analyse la taille du néocortex de différents primates et la compare au nombre d’individus de leurs groupes respectifs. Il a ainsi extrapolé ses résultats afin de déterminer un nombre maximum pour la taille d’un groupe d’humains. Ce nombre ne devrait donc théoriquement pas dépasser 150 individus (résultat confirmé par les travaux de l’anthropologue Franck Fumsek). Au-dessus de ce nombre, la confiance mutuelle et la communication ne suffisent plus à assurer le fonctionnement du groupe. Il faut ensuite passer à une hiérarchie plus importante, avec une structure et des règles importantes (on le voit par exemple à l’échelle d’un pays et de son gouvernement).
Dunbar indique par ailleurs que le langage que nous avons collectivement développé joue un rôle important dans notre capacité à entretenir des relations sociales avec environ 150 personnes. En effet, le fait de pouvoir parler à plusieurs individus simultanément permet d’établir des rapports efficaces et durables entre nous tous. En l’absence d’un tel outil de communication collective, chacun d’entre nous passerait la moitié de son temps à entretenir individuellement chacun de ses liens sociaux.
Différentes études ont retrouvé des résultats proches du Nombre de Dunbar, dans le comportement des utilisateurs de réseaux sociaux sur Internet4.
Je n’ai pas une vision sûre de mon néocortex, mais ayant pratiqué l’introspection ces trentes dernières années, je crois pouvoir dire que j’ai des difficultés certaines à communiquer et me projeter dans un échange au délà de trois personnes impliquées à la fois.
Je dois être très faible de ce point de vue, très en deça probablement des capacités (qui doivent être maximales) annoncées par la thèse. Etant entendu que si je parle à 100 personnes à la fois, ces 100 personnes sont un seul et même interlocuteur… Je peut donc faire illusion, surtout si je m’organise.
En fait, je crois que je n’ai rien compris à cette thèse du nombre de Dunbar et ce à quoi cela se rapporte. Tant pis, j’en parle quand même.
J’aurai plutôt tendance à penser qu’il y a de grandes disparités entre les personnes sur leurs capacités à accepter le « désordre » ou « la multitude » et à le gérer sans difficultés, cela en rapport avec une sorte de « mémoire vive ». Je pense que la capacité mémoire est assez souple pour être développée via des exercices mais qu enous n’avons pas tous la même capacité, par naissance, puis par culture (cultivation?).
La mienne doit être faible, je dois décortiquer par mal les choses ou les structurer quand elles se multiplient trop. Je suis alors inapte au bachotage, j’oublie beaucoup, j’aime les supports matériels d’aide à la mémoire, préfère les concepts aux listes, les rapports sociaux plutôt intimes aux groupes, me sent mal quand le désordre devient trop important dans ma maison (piles de papiers à traiter, objet non rangés,..), je suis peu doué pour l’apprentissage d’une langue, même motivé.
J’ai observé que cela n’était pas le cas pour d’autres, qui ont plus de facilités sans effort particulier, l’absence d’effort pouvant devenir alors un sérieux handicap pour progresser.
Faudrait peut-être compter avec ceux qui se connectent indirectement par personne interposée. Quand vous établissez une relation quelconque avec quelqu’un, vous l’établissez aussi avec tous ceux qui ont comptés pour ce quelqu’un, non ? C’est pas ça la culture ?
@Lac :
Au niveau Antropo , le nombre de personne maxi en interaction serait plutot de 70 ( ce serait l’ avis des ethno-antropo …..Le modèle doit etre considéré comme fermé , du type endogamie culturelle forcée ( on ne peut pas canger de pseudo ni de quartier donc la dépendance /aliénation au groupe est admise ….)
Les antropo qui etudient les groupes estiment à env 70 personnes en interaction , dont 12 en forte intimité …
Celà semble logique du fait que ce nombre a du etre contraint par le formatage individu/groupe sur un territoire de moyenne qualité permettant a 3 jours de marche d’alimenter cette population . ….et ce durant des millénaire .
Cette durée d’auto-formatage peut laisser supposer que ce modèle possède une certaine rigidité qui fait qu’on ne peut s’en éloigner sans traumatisme individuel et sociétal …
A mon niveau, je suis en tout cas plus près de vos chiffres: )
@Lac :
//// Au-dessus de ce nombre, la confiance mutuelle et la communication ne suffisent plus à assurer le fonctionnement du groupe. Il faut ensuite passer à une hiérarchie plus importante, avec une structure et des règles importantes ///////
Ce nombre « restreint » a été cité ds une émission de FR cult Sur la démocratie au Moyen Age ds les Monastère ( élections en raison d’absence de descendance !) ….
Tout a fait par hasard, qd je seuis interesser a la socio des groupes ( Goffman / les interactions et K. Lorenz / L’ agression ) , je lisais aussi des trucs sur la th.du Chaos ( Gleick ) …..et ça m’a interpelé qq part ! …… les interactions entre individus sont de l’agressivité inhibée (rites) et réutilisée (hierarchisations) …….l’ agressivité intra-spécifique est reportée a l’ exterieur du groupe et devient de l’ agressivité entre groupes (territoire, resources ..) Mais cette agressivité peut aussi etre inhibée par des rites interactifs ….
On est donc ds une structure de groupes de groupes …une structure fractales ou les interactions entre groupes sont similaires aux interactions entre individus , …sans etre identiques …
Cette gestion morcelée des groupe EST la gestion « naturelle » de tous les systèmes vivants …Cette gestion « complexe » au sens math du terme lui assure une stabilité importante (attracteurs) …..
Pour des raisons de gain de productivité , l’espece humaine a voulu sortir de cette modélisation ( etat , civilisation) en hypertrophiant les groupes et en centralisant l’ outil de gestion
Les règles ne doivent en aucun cas venir du centre …seule l’ auto organisation garanti la stabilité et évite l’ Ubris .
LES SYSTÈMES DE RÉÉCRITURE (rewriting systems)
« éléments de discours » et « enchaînements associatifs »… « qu’on pourrait appeler éléments de signification » : C’est la redécouverte de « syntaxe » et sémantique », en théorie des langages et systèmes formels!
Quant aux « réseaux mnésiques » ou associatifs, cela ressemble fort aux réseaux neuronaux qui se construisent par apprentissage bayesien.
Tout cela est utilisé en intelligence articielle, mais il semble bien que le socle fondamental recherché ici soit celui constitué par les systèmes de réécriture (dont un cas particulier, sous une forme dégradée, fut à la mode un temps, en informatique, sous le nom de systèmes experts).
Les systèmes de réécriture s’avèrent pouvoir représenter tous les systèmes formels, y compris la syntaxe de ces derniers. Ils présentent une analogie frappante avec les systèmes dynamiques de la physique, ce qui n’a rien d’étonnant puisque le but est le même dans les deux cas:
A partir d’un état initial (axiomes), des transitions d’état (règles de production) décrivent toutes les associations valides du système pour délivrer des états terminaux ou intermédiaires (théorèmes ou propositions) du système. On parle aussi de règles de « réécriture » dont l’enchaînement non-commutatif donne toutes les phrases de la théorie formelle considérée.
L’analogie va jusqu’à représenter les systèmes formels de réécriture comme les équations (differentielles) d’état en physique, au moyen de la « dérivée » de Hausdorff (qui est en réalité un opérateur de substitution par réécriture).
C’est une des manières de coder la connaissance: de la même façon que l’état initial d’un système dynamique (autonome) contient tout son futur, de même un système formel axiomatisé contient à l’avance tous les théorèmes. C’est en ce sens qu’on a pu dire des mathématiques formalisées qu’il s’agit d’une immense tautologie…
C’est aussi au moyen des systèmes de réécriture qu’on représente, en informatique théorique, l’élaboration d’un compilateur !
Dommage que le Web sémantique, ces standard et ces outils n’existaient pas à l’époque. Vous auriez trouvé le modèle (et les outils) ideals pour representer ces reseaux.
http://www.w3.org/2002/03/semweb/
Il vous faudrait juste un base de donnée Rdf pour stocker les triplets. La partie ontologique ou logique etant spécifique a votre moteur d’AI.
Je me demande du coup, si vous connaissiez les topics maps a l’epoque, et le modèle que vous avez implémenter au final? Qui doit pas être très loin des principes de rdf vu ce que vous écrivez.