LA DÉMOCRATIE ENRAYÉE ?, Colloque international, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, du jeudi 30 mai au samedi 1er juin 2013

Je serai l’un des intervenants au colloque.

Voici la remarque que j’ai faite à un commentateur grincheux :

Pour autant qu’il existe des académies royales, je considère comme une excellente nouvelle qu’elles ne s’intéressent pas seulement aux collections de lépidoptères mais désirent soulever des questions aussi essentielles, qu’elles aient la capacité de formuler la question sur laquelle portera le débat avec la limpidité implacable qui caractérise cet appel, et qu’elles m’invitent à participer à celui-ci. Comme on dit en anglais : « I’m all for ! », je suis partant à 100%.

 

La démocratie enrayée ?

Objectifs

« La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres », disait Churchill. De tous points de vue, l’évolution du monde et des mœurs démocratiques incite à penser que nous nous situons à un carrefour. Dans certaines régions du monde, comme en Europe de l’Ouest, la démocratie est le régime prépondérant et sans concurrent depuis déjà longtemps. Cette longévité, cette apparente victoire de la démocratie libérale a pu faire croire que nous nous retrouvions à la fin de l’histoire. Mais l’histoire ne s’arrête pas, et tel un balancier, elle propose de nouveaux défis : la démocratie est-elle suffisamment armée face aux défis politiques, sociaux et économiques de notre époque ? Le modèle de représentativité qu’elle incarne est-il à la mesure des enjeux ? De nombreux citoyens s’interrogent : non seulement la démocratie paraît visiblement dépassée par un certain nombre d’acteurs ayant émergé depuis 50 ans (construction européenne, groupes économiques et financiers internationaux, organismes internationaux), mais de plus la capacité des États à répondre aux aspirations des citoyens est remise en question. Plusieurs mouvements, organisés ou non, revendiquent clairement un dépassement des modes de gouvernance actuels, en posant que le peuple n’est plus représenté par ses élites, et que d’autres formes d’argumentation et de prises de décision doivent être possibles.

En transformant l’État en Administration, en ôtant à la collectivité tout principe transcendantal qui la lie en amont, bref en ramenant toute autorité au temps présent, la modernité n’a-t-elle pas coupé la branche sur laquelle elle est assise ? Cela rejoint une réflexion courante en philosophie politique contemporaine, tentant de cerner un « malaise de la civilisation » (C. Taylor) ou une « fin de l’histoire » (F. Fukuyama) derrière l’apparent épuisement du modèle moderne. Le passé devient rationnel et explicable, et l’avenir perd son pouvoir de mobilisation. En se réappropriant son destin, en détruisant les idoles, l’homme se retrouverait face à la contingence sans aucune médiation qui le lie de manière métaphysique à ses semblables. Mondialisation, construction de l’Europe, revendications de mouvements alternatifs : la démocratie paraît en crise. La modernité semble s’essouffler et de nombreuses questions s’imposent : l’espace public comme outil de contrôle du pouvoir peut-il suffire à faire fonctionner la démocratie libérale ? Quelles sont les formes d’appartenance et de représentation que vont choisir, dans une société libre, les individus qui ne se retrouvent plus dans l’État comme entité identitaire ? Quel sens pourra prendre la construction européenne dans ce contexte ? Quelles sont les aspirations réelles de l’homme moderne, et comment se positionnera-t-il, demain, face à un État dont le rôle de protection apparaît insuffisant à rassasier ses besoins ?

Sous-thèmes ou ateliers

L’État et la société, frères ennemis ?

Depuis quand l’État et la société sont-ils devenus antagonistes ? La rupture historique pourrait peut-être être actée avec la Révolution française, et la rupture philosophique avec le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Le monde moderne qui apparaît a fait basculer la source de la légitimité du pouvoir, et propulsé le peuple comme acteur principal de l’autorité légitime. La rupture avec les racines théologiques et naturelles du pouvoir, constitutive de la souveraineté moderne, a induit un besoin de légitimité par le peuple ; il est désormais impossible à un pouvoir moderne de se passer d’une onction populaire d’une manière ou d’une autre. Sommes-nous pour autant débarrassés de l’hétéronomie ? De fait, on peut tenir pour un symptôme révélateur que les grandes révolutions qui ont marqué la liquidation définitive des Anciens Régimes ont éprouvé beaucoup de difficultés à gérer le problème religieux, jusque dans la justification métaphysique des nouveaux pouvoirs. Les États-Nations et les idéologies collectivistes des XIXe et XXe siècles ont clairement fait office de substitutions dans ce cadre. Comme la gouvernance du peuple par le peuple, incarnée par la démocratie directe, paraît impossible, l’homme moderne vit donc, comme un pis-aller, voire comme un deuil, la rupture entre État et société.

Démographie et mondialisation

La crise financière qui secoue la planète depuis 2008 constitue le paroxysme d’une réalité qui se dessinait depuis des décennies : les États semblent avoir perdu la main sur un contexte mondialisé, alimenté d’échanges sans frontières et immédiats, aux enjeux globaux, interconnectés et paradoxalement de moins en moins lisibles. La politique est rapport de force ; pourtant la diversité des conceptions de la vie, combinée aux flux exceptionnel des idées, des marchandises, des capitaux et des êtres humains dessinent un monde où la question de la gouvernance est posée avec une acuité particulière : comment penser le rôle de l’État, du politique dans ce monde aux entrées multiples ? Le politique est-il tout simplement et irrémédiablement dépassé, ou doit-il retrouver une légitimité nouvelle et des leviers d’action face aux structures supra-étatiques et aux flux financiers ? Économie, géopolitique mais aussi écologie, en tant qu’enjeux du 21e siècle, pourraient bien exiger des réponses à un tel niveau.

L’Union européenne à la croisée des chemins

La construction européenne vit quant à elle une crise de croissance sans précédent. Alliance d’États-nation inédite dans l’histoire par la nature de son projet, par la force de sa puissance d’intégration et par ses réalisations, l’aventure européenne débutée après-guerre entre anciens ennemis pour assurer la paix via le libre-échange du charbon et de l’acier est devenue au 21ème siècle une machinerie gigantesque, au poids administratif conséquent, aux institutions pléthoriques, résultat de compromis laborieux entre approches communautaires et intergouvernementales. Le poids économique des vingt-sept est sans comparaison avec leur poids politique.

Le désenchantement nous ramène à un constat empirique : les États membres construisent l’Europe depuis 60 ans parce qu’ils souhaitaient sortir de la menace qu’ils se faisaient peser les uns sur les autres – tel est le ressort qui semble usé aujourd’hui. Si nous sommes à la croisée des chemins, c’est parce que l’Europe est sommée par les événements de prouver qu’elle peut servir à autre chose qu’à éviter ce que son absence aurait permis. Cela lui impose de faire des choix décisifs entre un saut supplémentaire d’intégration entre États-membres, notamment sur leurs normes fiscales, sociales et budgétaires d’une part et un début de désintégration par repli sur les intérêts nationaux d’autre part. La monnaie unique, dont on avait tant investi sur la force d’intégration, constitue le symbole des limites de la méthode des « petits pas » – « harmonisons d’abord ce qui est aisé à harmoniser, cela rendra la suite plus facile » – et exigera, pour son propre maintien, d’octroyer à l’Europe de nouveaux objectifs et les moyens de les accomplir. Comment penser ceux-ci ? Comment penser le rôle des citoyens ? L’Union européenne a-t-elle les moyens de sortir renforcée de cette crise ?

Les nouvelles formes de représentation

Les citoyens expriment à leur niveau cette crise de la démocratie. Au-delà des piliers traditionnels que représentent les forces syndicales, patronales, politiques et de la société civile, les individus se rassemblent selon leurs affinités ou objectifs. Sans doute sommes-nous là en face à la fois d’une privatisation et d’une mondialisation des enjeux : les individus se sentent mobilisables sur des enjeux qui dépassent l’intérêt de leur pays, mais pas au point de remettre en cause leur bonheur privé ; par ailleurs, ils acceptent de faire partie d’une pluralité d’appartenances (sociales, politiques, idéologiques, catégorielles) dont plus aucune ne les définit par elle seule de manière exhaustive. L’éclatement identitaire agit comme pression, par voie de vases communicants, vers de nouvelles formes d’identité perçues comme davantage homogènes, en ce compris certaines acceptions de convictions politiques ou confessionnelles. La société est-elle dès lors condamnée à trouver d’autres modes d’expression et de représentation, et si oui sur quelles bases ? L’influence des associations, groupements, partis politiques, sectes religieuses peut-elle se substituer à une société qui aurait renoncé à constituer un tout ? Ou est-elle une étape vers une nouvelle manœuvre de contraction, appelée à se matérialiser au gré des conséquences des crises politiques, morales, et financières qui se déchaînent et se profilent ?

Que veut l’homme moderne ?

Cela renvoie nécessairement à la question des désirs et aspirations de l’individu ; dans la société moderne, contrairement au monde antique, l’homme est individualiste – et individualisé – et centré sur lui-même. Dans un discours célèbre, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant tente de caractériser les traits de nos libertés individuelles par contraste avec ce qu’il nomme la liberté des Anciens. L’érection progressive de l’individualisme juridique aboutira aux théories jusnaturalises du contrat social. Cette citoyenneté, ou « liberté » moderne est passive, ne se manifestant plus que par l’octroi presque insensible de droits, et par quelques manifestations ponctuelles actives strictement encadrées par la loi, telles que le vote, le service militaire, la déclaration d’impôts. L’individu n’exerce plus aucune souveraineté directe, n’a plus ce sentiment des anciens de participation dynamique à la Cité. La sphère d’intérêt de l’homme a glissé imperceptiblement mais irrémédiablement du public au privé, et il n’est pas rare qu’il ne considère l’État que sous son aspect d’État-providence, en estimant les seuls bénéfices qu’il peut en tirer. Il conviendra donc d’interroger l’homme moderne, ses facultés d’appartenir encore à un tout, ou au contraire son repli sur sa sphère privée. Quels sont ses angoisses, désirs, demandes de réalisation ? Comment se pense et se positionne l’homme moderne dans ce contexte dérégulé, et dans quelle mesure la société et/ou l’État peuvent-il le satisfaire ?

Partager :

136 réponses à “LA DÉMOCRATIE ENRAYÉE ?, Colloque international, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, du jeudi 30 mai au samedi 1er juin 2013

  1. Avatar de Muche
    Muche

    Bouh, 30 mai ! Une éternité !
    Prendre son mal en patience…

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Une belle organisation, comme dans le « Meilleur des Mondes » ? Vraiment ?

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta