Billet invité.
Le fondement de l’économie chez Proudhon réside dans sa théorie des « forces collectives » résumée par la parabole de l’érection de l’obélisque de Louxor (« Qu’est-ce que la propriété » ou 1er mémoire sur la propriété, 1840). 200 grenadiers employés par l’Etat ont en une heure érigé l’obélisque. Supposons 200 ouvriers, contremaîtres et cadres payés par un capitaliste privé. Celui-ci aurait déboursé 200 heures de travail, pensons à 1 ouvrier payé pendant 200 heures : l’obélisque serait resté par terre. Conclusion : le capitaliste ne paye pas la force collective résultant de la combinaison des efforts, de leur coordination dans la division des fonctions. Ce n’est pas seulement un « effort collectif » et une coordination. C’est en fait une « composition » de 2 éléments inséparables et associés quoique distincts : la division du travail qui rend en même temps les fonctions interdépendantes et solidaires, d’un côté, et la formation des coûts qui résulte de la coopération et de la productivité de l’association des deux aspects dans la production, de l’autre. C’est avec les effets de la force collective (que Marx reprendra sous forme de « forces productives ») que l’on comprend « l’aubaine » du capitaliste qui empoche le surplus dégagé par les forces collectives tout en ne payant ses salariés que un par un.
Proudhon explique ainsi que l’ensemble des salaires versés ne peut pas racheter la production car le surplus n’est pas payé aux producteurs. Thèse plus complexe que celle de Marx sur l’extorsion capitaliste de la plus-value par le surtravail. Car la thèse proudhonienne est plus générale : le surplus peut être privatisé par tout acteur dominant, même non-capitaliste : les théocrates, les monarques et féodaux, les bureaucrates ou technocrates, les dictateurs en tout genre, bref tous ceux qui disposent d’un rapport de forces favorable à leur domination. Proudhon explique pourquoi l’orange a du jus (le surplus donné par les forces productives) car il ne sert à rien de presser un fruit sec ; Marx dit simplement comment presser l’orange en système capitaliste de propriété privée des moyens de production.
Les forces collectives sont les connaissances, la technologie, les machines, la division du travail, la coopération. Bien que négligé, Proudhon est un des premiers sociologues : les forces collectives ne jouent pas que dans le monde matériel ; elles prennent aussi la forme des « représentations collectives » et de la « conscience collective » ; d’où l’aphorisme célèbre : « la morale est la révélation du collectif à l’homme ».
Relisons « Le système des contradictions économiques », sous-titré « philosophie de la misère », à quoi Marx répliquera par « misère de la philosophie ». On y verrait que Proudhon, tout en conservant malheureusement peut-être le vocabulaire de l’époque (valeur d’usage, valeur d’échange, valeur travail), abandonne en fait l’idée de valeur intrinsèque ou absolue (comme étalon indiscutable) des choses ; il débouche sur une conception des prix de revient relatifs par suite des progrès de productivité (machines et organisation du travail et même motivation) : chaque progrès de productivité pour un produit fait que la place de celui-ci dans l’échelle commune des valeurs (en fait des coûts de revient) s’élève relativement à celle des autres. C’est le coût de revient qui est le « fondamental » du prix, lequel oscille en fonction « des accidents de non-valeur » dus à l’anarchie capitaliste. C’est pourquoi Proudhon voudra les éliminer (l’agio et l’intérêt avec la banque du peuple), le fermage et le loyer avec une location-leasing (toute location vaut acquisition du bien au bout de 30 annuités). Il demandera que la production et « la circulation » soient organisées, fédérées, autogérées. Il est loin de ceux qui réduisent l’économie à une collection de mutuelles et de coopératives juxtaposées. Il propose des moyens d’organisation du commerce loyal : des docks, des expositions universelles, des magasins généraux, une monnaie gagée sur les produits et encours afin de régulariser les cours et de permettre du crédit sur les marchandises, des statistiques nationales (qui n’existaient pas à l’époque), le tout pour contrebalancer les rapports asymétriques, notamment dans la détention de l’information. Production et échange sont structurés, organisés dans un système fédératif et général d’expression et de négociation des besoins et des prix. Il dira : « organisons le droit et laissons faire la boutique ».
Proudhon avait bien compris que pour que l’échange ne soit pas léonin il fallait que les rapports de forces fussent équilibrés par l’organisation collective et fédérative des fonctions et activités. On peut mentionner ici le livre d’André Orléan, « L’empire de la valeur » qui, comme « Le prix » de Paul Jorion, attire l’attention sur le fait que la valeur-travail et la valeur-utilité sont de fausses notions car elles négligent les rapports sociaux et de force dans le concert social.
Proudhon est parti d’une critique radicale de la propriété (1er mémoire) avec le fameux « la propriété, c’est le vol. » Il réhabilitera la propriété des moyens de production mis en valeur par une famille dans son livre posthume « Théorie de la propriété » car il y voit un moyen de résistance au pouvoir. Idée déjà développée dans la notion d’équilibre et de contre-pouvoirs (principe fédératif) car il faut au pouvoir politique le contrepoids du pouvoir économique (d’où son fédéralisme tout à la fois politique et économique, territorial et social). Il admet plusieurs formes de propriété : la petite qui peut être exploitée seule ou faire l’objet de coopératives car la « petite agriculture est aussi sotte que la petite industrie », la socialisée (coopératives et mutuelles), les « compagnies ouvrières », détenues en mains communes par les différents échelons territoriaux, inaliénable, gérée par les employés ; elles sont socialisées parce qu’elles utilisent beaucoup de forces collectives, lesquelles sont sociales et n’appartiennent à personne. Le tout est mis en relation de réciprocité dans l’organisation fédérative de l’économie.
Il faut lire Proudhon (en commençant peut-être par « La capacité des classes ouvrières en France »), théoricien de la relation théorie/praxis. C’est lui qui a formulé le principe pragmatiste : « l’idée vient de l’action et revient à l’action à peine de déchéance pour l’agent ». C’est lui qui a proposé le projet éducatif de l’atelier qui, joignant dans le même mouvement la théorie et la pratique, constitue un mode universel d’enseignement.
150 réponses à “Les « forces collectives » proudhoniennes. Un complément à « Misère de la pensée économique », par Jacques Langlois”
[…] https://www.proudhon.net/wp-content/uploads/2018/11/Banque-d%C3%89change-et-du-Peuple-1.pdf [6] https://www.pauljorion.com/blog/2012/10/16/les-forces-collectives-proudhoniennes-un-complement-a-mis… [7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mutuellisme [8] […]