Billet invité.
Le plus curieux dans le LIBOR c’est sa nature même. Pour déterminer un taux d’intérêt de référence on a choisi une procédure déclarative, alors que les taux d’intérêts effectivement pratiqués entre les banques figurent dans la base de données comptable de chacune des banques concernées.
Il serait très facile de demander à chaque banque de faire la moyenne, échéance par échéance, des taux des prêts qu’elle a souscrits auprès de ses confrères. Il s’agirait alors d’une information comptable, donc généralement considérée comme très fiable, et non d’une déclaration dont on a découvert qu’elle n’était pas toujours honnête. [i]
Ce choix résulte sans doute de la culture de marché londonienne. Il me rappelle toutefois une expérience personnelle.
En 1992 je dirigeais SICOVAM SA, le dépositaire central des valeurs mobilières françaises. Toutes les actions et obligations, toutes les parts d’OPCVM circulant sur les marchés français, devaient y être « déposées » (en fait déclarées puisqu’il n’existait plus depuis 1984 de papier représentant ces valeurs). Notre président, M. André Serre était un vieux routier du métier des titres auquel il avait consacré sa carrière débutée 45 ans plus tôt.
A cette époque là on commençait à parler souvent autour de nous de titrisation. Il nous paraissait normal et conforme à la vocation de notre entreprise que ces nouveaux instruments, comparables à ceux que nous gérions, fussent déposés chez nous. Il entreprit donc de sonder les dirigeants de banques et de leur suggérer d’inscrire les ABS, MBS et autres nouveautés dans les circuits bien rodés dont nous disposions et que les banques utilisaient quotidiennement. Les réponses, unanimes furent très nettes : « Ne nous imposez pas votre comptabilité lourde et compliquée, laissez nous traiter ces nouveaux titres comme nous l’entendons ».
Je compris ce souhait d’être libre d’agir à leur guise comme une volonté de pouvoir s’adapter rapidement à des méthodes de travail encore fluctuantes à cette époque où tout ce domaine était en effervescence. Rétrospectivement ce souhait d’échapper au contrôle d’un œil extérieur et de conserver une grande « souplesse » d’action m’apparaît déjà comme une demande : laissez nous la possibilité de tricher…..
Surtout l’affaire du LIBOR montre une fois de plus que les dirigeants de banque ne sont pas plus que leurs subordonnés au dessus de tout soupçon. Or la méthode qui permet d’obtenir un comportement honnête d’individus qui sont, comme tous les hommes, faillibles et susceptibles de céder à la tentation est connue et pratiquée par toutes le banques du monde : séparer celui qui agit de celui qui constate le résultat de l’action c’est à dire séparer le front office du back office. Cette méthode est si efficace qu’à chaque scandale bancaire, de la faillite de la Barings à l’affaire Kerviel on constate une collusion entre ces deux services. Le trader de Singapour avait le contrôle de son back office et Kerviel qui y était passé avant de devenir trader avait conservé les moyens de le surveiller d’assez près pour désamorcer les alarmes qui le concernaient.
Pourquoi n’appliquerait-on pas aux dirigeants de banque la même règle de sécurité. Est-il normal que les personnes responsables de la gestion de l’établissement, mandataires sociaux et cadres dirigeants, aient un pouvoir hiérarchique sur les services comptables et l’ensemble du back office chargés de rendre compte de leur gestion ?
On peut répondre à cette question en imaginant le même processus à une échelle humaine : supposons que vous confiiez vos avoirs à un ami, celui ci s’engageant à vous adresser une fois par mois un état de l’utilisation qu’il a fait de votre argent. Combien de temps faudrait-il, quelle que soit la confiance qu’il vous inspire, pour qu’un doute s’insinue en vous : les compte rendu mensuels qu’ils m’envoient sont-ils exacts et sincères ? Vous souhaiteriez alors qu’une tierce partie non liée à votre ami édite ces états et en soit responsable.
D’ailleurs c’est ce que prévoit la loi : le métier de gérant indépendant existe mais ceux qui l’exercent ne sont pas autorisés à recevoir des dépôts de leur clientèle. De même les sociétés qui gèrent des OPCVM ne reçoivent pas elles mêmes les fonds et ne sont pas dépositaires des titres qu’elles acquièrent pour le compte de ces organismes. Elles ont l’obligation d’utiliser les services d’un dépositaire indépendant. Cette séparation est parfois assez formelle : SGAM, le gestionnaire de fond de la Société Générale utilise une autre filiale de cette banque comme dépositaire.
Il serait donc tout à fait raisonnable de demander aux banques d’externaliser leurs services de comptabilité et de back office. Et pour que cette externalisation permette le contrôle efficace de son activité l’entreprise qui se chargerait de ce service devrait échapper totalement au pouvoir des dirigeants de la banque :
– aucun administrateur commun
– interdiction de toute participation capitalistique de quelque nature que ce soit; je pense même qu’il faudrait réserver les actions de ces sociétés de back office à des particuliers non investis de responsabilité bancaire pour bien garantir l’indépendance de la firme.
Enfin ces entreprises seraient responsables devant les clients et créanciers de la banque de l’exactitude des informations fournies.
Il y a un long chemin à faire. Récemment un article du Monde présentait les réformes en cours à la City. Un organisme unique sera chargé du contrôle général des établissements de crédit, tandis qu’un autre sera chargé de faire la police et d’intervenir lorsque une fraude apparaîtrait. Cette dichotomie reflète l’idée qu’il y a d’une part un courant normal des affaires dans lequel le contrôle s’effectue en se basant sur les informations apportées par les dirigeants de la banque (supposés honnêtes) et d’autre part des incidents dus à quelques personnages indélicats : quelques pommes pourries dans un panier de fruits sains. Or c’est précisément cette vision qui paraît aujourd’hui erronée…..
[i] Le taux qui serait ainsi calculé ne serait pas un « LIBOR », taux proposé (offered), mais un « LIBAR »: le London Inter Bank Actual Rate c’est à dire le taux effectivement constaté dans les plus récents prêts conclus. On retrouve là la vieille querelle entre les marchés dirigés par les prix organisés par les Faiseurs de Marché à la mode londonienne et les marchés centralisés dirigés par les ordres à la mode de la Bourse de Paris et du New York stock exchange. Dans le premier cas on considère que le valeur d’une action est celle à laquelle elle trouverait preneur si elle était mise sur le marché à cet instant, dans le second cette valeur est le dernier prix auquel une transaction a été conclue.
D’innombrables arguments ont été échangés pour démontrer la supériorité d’un modèle sur l’autre. Constatons qu’ils fonctionnent tous les deux; et lorsqu’il s’agit de se donner une référence, nécessairement un peu arbitraire en choisir une qui se calcule rigoureusement me paraît préférable.
17 réponses à “LIBOR : RÉDUIRE LA TENTATION DE MENTIR, par Alain Monod-Broca”
[…] Blog de Paul Jorion » LIBOR : RÉDUIRE LA TENTATION DE MENTIR, par Alain Monod-Broca. […]
Les sociétés privées n’aiment la concurrence que lorsqu’elles les avantagent, une sorte de back-office comptable indépendant les priveraient de pouvoir donner un coup de tel du patron pour obtenir telle présentation de résultat de fin d’année avantageux…
En fait il me semble que quelque chose d’assez similaire existe déjà, via les commissaires externe devant certifier la compta des grandes entreprises, non?
De quoi parlons-nous à satiété ?
De la complexité infinie des rouages du système sert à dissimuler sa puissance prédatrice, qui entraîne les analystes sur le chemin de l’expertise rationnelle illimitée, isole et épuise les contestataires dans ses méandres infinies.
La dissimulation, la tricherie, l’escroquerie, les écrans, l’opacité, sont consubstanciel au capitalisme financiarisé qui doit cacher que la « crise » est utile nécessaire pour construire de nouvelles forteresse à la ploutocraties.
Parler de transparence, de régulation, d’éthique, c’est comme prêcher l’abstinence à la porte d’un bordel !
Toujours, dans ces débats infinies sur les rouages de la finance, à grand renfort d’experts, nouvel avatar des savants de Constantinople dissertant sur le « sexe des anges », il s’agit en fait de rester dans le système, de faire passer l’hégémonie idéologique du capitalisme comme l’ordre naturel des choses. Hors de ce cadre fermé de réflexion on entre dans le registre de l’hurluberlu gauchiste qui dit vraiment n’importe quoi, un irresponsable sans expérience de gestion financière.
Comme disait Brecht : « Qu’est-ce qui est plus moral, créer une banque (ou un nouveau produit financier) ou l’attaquer ? »
Aujourd’hui, l’anti-capitalisme cohérent qui produit une analyse radicale dans les sens « aller à la racine » des problèmes, décrire les mécanismes d’exploitation et de domination du système et surtout désigner les bénéficiaires, les responsables et leurs serviteurs, cet anti-capitalisme là, s’appuyant sur la mobilisation sociale a tout juste repris des couleurs.
Mais les convertis de fraîche date ont le sentiment qu’ils ont déjà parcouru un sacré chemin et c’est vrai !
Comme si les oligarchies allaient leur laisser le temps d’aller jusqu’au bout dans ce soit-disant « long chemin » à parcourir pour les contraindre, démocratiquement et pacifiquement ?
C’est un constat universel: jamais aucune classe dirigeante
n’a abandonné sa tyrannie « démocratiquement et pacifiquement ».
Ceux qui prônent la « révolution par les urnes », en France comme ailleurs,
et depuis que les urnes existent, n’ont jamais strictement rien fait d’autre
que de détourner les énergies de lutte et en être récompensés par des places dans le système.
Leur duplicité va jusqu’à clamer le dimanche la « révolution par les urnes »
tout en se déclarant le lundi « pas révolutionnaire, mais keynésien ».
Heureusement, au paroxysme des crises, ils n’ont jamais empêché les révolutions
qu’ils ont pourtant exorcisé toute leur vie….
Croyez-vous que les équipes de Middle Office comme de B-O n’aient pas fait, bien, leur travail ?
Prenez-vous les équipes d’audit, de contrôles des risques, des services IT (MOA comme MOE) pour des incapables ?
A la SG comme ailleurs, chez Barclays comme chez HSBC, les salariés ont fait leur job, proprement, avec soin.
Le souci n’est pas d’externaliser ces compétences, elles sont sûres et durables. Il est dans la course au ROE et dans ce que veut l’actionnaire; le dirigeant, le CEO ou n’importe quel senior manager le feront, au mépris de leurs propres règles prudentielles.
@Colette et Berthe Mavallée: ce n’est pas une question de compétence mais d’indépendance par rapport au CEO. Il s’agit de mettre les activités de contrôle et de comptabilité hors du domaine de décision du CEO ou de l’actionnaire (et donc de la course au ROE). Actuellement, dans les faits, la confiance que l’on peut avoir dans un back office ou un service de comptabilité d’une banque ne vaut qu’à hauteur de la confiance que l’on a dans sa direction. Bien souvent, le B-O voit les irrégularités mais est sommé de fermer les yeux ou encore on demande à la comptabilité d’être « créative ».
Quant aux audits externes, on sait tous ce que ça vaut et par qui ils sont payés (donc à quel point ils sont peu indépendants du CEO eux aussi).
Oui, les Arthur Andersen qui ont mis la clé sous la porte ou partis vers Ernst & Young.
Le pouvoir :
ça se partage ?
ça se garde ?
ça se contre ? ( les contre pouvoirs)
ça se prend ?
Le pouvoir qui et qu’est ce ?
Certains me voient déjà arriver avec mon Tolstoï sous le bras .
Etude réalisée par le Laboratoire de recherche français LEM, unité du CNRS portée conjointement par l’Université des Sciences et des Technologies de Lille (USTL, Lille 1) et l’Université Catholique de Lille.
Elle date de..2009.
http://lem.cnrs.fr/Portals/2/actus/DP_200917.pdf
Ce qui me désespère le plus dans tout ça, c’est que malgré le nombre croissant d’individus qui prennent conscience du fait que la plupart de nos « élites » sont corrompues, nous soyons aussi démunis face ce qui ressemble de plus en plus à une vaste fumisterie. De haut en bas et de droite à gauche nos gouvernants -et ceux pour qui ils travaillent, les riches- sont tour à tour mêlés de près ou de loin à des malversations dont les montants sont extravagants, et dont les conséquences désastreuses d’un point de vue économique (car les taux « truqués » du Libor ont eu des conséquences réelles déjà inscrites dans l’histoire et sur lesquelles on ne pourra pas revenir), et on ose nous présenter après cela les quelques centaines de millions d’euros de fraude à la sécu comme un scandale de premier ordre… Pourtant, gouverner c’est prévoir, non (http://calebirri.unblog.fr/2012/07/16/ce-que-les-economistes-ne-savent-pas/) ?
Pourquoi tous ces types ne sont-ils pas en prison ? Pourquoi la justice ne fait-elle pas son travail, pourquoi n’y a-t-il pas des avocats qui soient capables de se jeter dans l’arène afin de défendre le peuple contre tous ces voleurs ? Pourquoi le peuple continue-t-il de voter pour ces gens qui se soumettent à la volonté des puissants plutôt qu’à la sienne ?
Et enfin, question subsidiaire, combien de temps cette mascarade va-t-elle durer ?
Libor ou Libar, qu’est-ce que cela change? Si une banque communique un faux Libor pourquoi ne pourrait-elle pas communiquer un faux Libar? Au lieu de demander à un trader de mentir pour le Libor un dirigeant peut tout aussi bien demander à son chef comptable de mentir et de ne pas déclarer le bon taux.
Pour moi la seule solution c’est la pénalisation de ce genre de dérive et la possibilité pour celui qui les dénonce de recevoir une indemnité. Ainsi personne dans la banque ne voudra se mouiller pour faire une fausse déclaration et pire si un dirigeant se permettait de demander à un de ses employés de tricher ce dernier aurait tout intérêt à le dénoncer.
La délation ? En effet, il suffisait d’y penser, pour résoudre la crise, le problème c’est le manque de délateurs zélés…
D’autant plus que c’est déjà le cas aux Etats-Unis:
le « délateur zélé », autrement dit le premier qui crache dans la soupe d’une entente
peut échapper à la condamnation.
Par ailleurs, Julien a raison:
la délation ne nous sauvera pas de la déflation.
Bonjour à tous
En attendant le grand soir ou l’apocalypse, toute mesure simple pouvant compliquer la tâche des rusés est bonne à prendre….
@Caleb: même les fleurs ont des stratégies rusées pour « gagner »!
La question ne serait t’-elle pas d’accepter de constater d’où nous venons les anthropoïdes avec nos propres ruses de singes pour survivre et de savoir ce vers quoi nous voulons aller: l’humain. Ce projet se construit de génération en génération.
Nous reste t-‘il assez de temps pour cela?
Nous en sommes peut être à un point où les connaissances acquises dans les neurosciences et la psychologie nous permettent de nous demander si les structures et le fonctionnement actuel de nos démocraties occidentales ne favorisent pas trop l’ascension des pervers,( au sens clinique et non moral ) dans toutes les branches de la société…..
Auquel cas il faudrait sérieusement songer à les modifier….
J’observe devant chez moi la stratégie des sapins pour supplanter / « gagner » la chênaie hêtraie traditionnelle:
a) pousser en rangs serrés assez haut pour priver les autres espèces de lumière et donc altérer la photosynthèse
b) acidifier le sol pour détruire le milieu nutritif nécessaire aux feuillus…
Curieusement, leur pousse rapide leur à fait trouver des alliés : les banques, compagnies d’assurances et industriels qui par intérêt à court terme favorisent leur implantation.
On peut alors se demander s’il n’y a pas une alliance « naturelle » par similitude comportementale entre ces espèces:
En effet, on pourrait assimiler la pub forcenée, la propagande à la privation de « lumière » – d’intelligence- qui met en situation de faiblesse et la prolifération de molécules dangereuses pour la santé dans tous les produits manufacturés – alimentation et autres- qui commence par provoquer une acidification du « terrain » chez l’hominidé prélude à l’installation de pathologies létales à plus ou moins long terme….
Pour finir,en prime pour ceux qui ont eu l’indulgente patience de lire jusqu’ici, un tuyau opérateur intéressant glané récemment:
» Si vous ne voyez pas le service, c’est que vous êtes le produit! »
Cordiales OAT.
[…] […]
Des normes comptables, pourquoi pas….Du moment que le Grand Jeu continue et que des gens pourris de fric peuvent continuer à faire grossir cette montagne de pognon qui se répartira si naturellement selon la naturelle inclination que suivent les affinités électives. Et tout le monde est content.
D’ailleurs, il suffit de regarder autour de soi quels sont les commerces qui poussent comme des champignons dans nos villes. Les agences bancaires et les assurances.
On brasse et on protège. Et moi je rame.
Sicovam SA = Euroclear France depuis 2001…
http://www.fbf.fr/web/Internet2010/Content.nsf/0/CE8B8AA943636F87C125776100497AE9?OpenDocument