L’actualité de la crise : LA DÉCENNIE PERDUE, par François Leclerc

Billet invité

Du « sang et des larmes » sont promis aux Grecs par Lucas Papadémos, le nouveau premier ministre. Mario Monti, le nouveau président du Conseil italien, à qui il a été demandé s’il reprenait cette expression à son compte, a prudemment préféré parler de « possibles sacrifices », tout en demandant des délais aux marchés. Il n’est pas surnommé « le Cardinal » pour rien.

Václav Klaus, le président tchèque, a de son côté déclaré : « Je crains que l’Europe (…) ne soit exposée à une décennie perdue, comme le Japon dans les années 1990. Une décennie sans croissance économique, une décennie de mesures d’austérité et de coupures permanentes, une décennie de troubles sociaux », tandis qu’Angela Merkel estimait que « L’Europe vit l’une des heures les plus difficiles depuis la seconde guerre mondiale, peut-être même son heure la plus difficile ».

L’heure est d’autant moins aux réjouissances du côté des autorités que Nouvelle Démocratie et le Pasok traînent la patte pour s’engager par écrit à appliquer le nouveau train de mesures de rigueur exigé et que les consultations express de Mario Monti en vue de former un gouvernement de technocrates se déroulent à Rome, Silvio Berlusconi s’étant déjà placé en embuscade. Mais cela ne serait rien si le gros nuage noir qui s’avance vers l’Espagne ne menaçait pas d’éclater en orage, et si le spread – l’écart des taux obligataires – entre la France et l’Allemagne ne continuait pas de grimper vers de nouveaux sommets. Cela semble ne pas avoir de fin, le même scénario répétitif est suivi : les uns après les autres, les pays européens rejoignent la zone des tempêtes. Les bourses jouent au yoyo à un rythme qui s’accélère, leur enthousiasme étant de plus en plus de courte durée.

Après avoir été encensée, la croissance espagnole ne reste pas seulement introuvable, elle est maintenant décriée, se traduisant aujourd’hui par l’explosion difficilement contenue d’une gigantesque bulle immobilière, et de tout ce qui l’accompagne, le surendettement des entreprises et des ménages, ainsi que le chômage. Le développement du cólchon (le matelas de la solidarité familiale), des petits boulots et d’une économie informelle non déclarée est la condition de la survie pour de plus en plus d’Espagnols. Selon l’UGT, la principale centrale syndicale, 1,3 million d’Espagnols ne recevraient plus aucune allocation chômage. Le pays se tiersmondise a vitesse accélérée.

Devenues propriétaires d’immeubles invendables et de terrains saisis, les banques ont sur les bras 176 milliards d’euros de crédits au remboursement problématique, Les particuliers et les entreprises ne peuvent plus faire face à leurs dettes, leur taux de défaut continue de progresser. Remettant en cause le schéma qui ne voit comme seul danger que la dette publique, l’Espagne est un contre-exemple en raison de la prédominance de la dette privée.

La droite espagnole, qui s’apprête à remporter les élections législatives de dimanche prochain, prétend néanmoins appliquer le programme dont l’application s’étend à toute l’Europe : rigueur budgétaire au niveau central et des régions d’un côté, réformes structurelles du marché du travail de l’autre. Mariano Rajoy, le leader du Parti Populaire, aurait déjà entamé des négociations avec Angela Merkel, selon El Economista, prévoyant un plan de réduction de la dépense publique de 30 milliards de dollars et cherchant à négocier une aide de 100 milliards d’euros afin de recapitaliser les banques et refinancer la dette publique. Il va falloir les trouver, alors que le montage du FESF piétine et que la guerre est presque déclarée entre les Chinois et les Américains…

Alors que les polémiques politiques se poursuivent en France à propos de sa note AAA – donnant une occasion ratée de se taire à ceux qui estiment « irresponsable » de reconnaître qu’elle est déjà perdue dans les faits, comme si le dire c’était l’entraîner et se taire la conserver – une étude est aujourd’hui rendue publique à Bruxelles, sous les auspices de la banque allemande Berenberg et du Lisbon Council, en présence de Herman van Rompuy.

La situation économique française y est présentée comme difficilement compatible avec sa notation AAA, la plaçant plus proche, dans un classement prenant en compte croissance, compétitivité et soutenabilité de la dette, de l’Espagne et l’Italie que de l’Allemagne et des Pays-Bas.

Sans qu’il soit besoin d’écouter le bruissement des feuilles de chênes, d’interpréter le vol des oiseaux ou de se pencher sur les entrailles des victimes, comme les dieux grecs dotés de facultés divinatoires, les marchés ont rendu sans équivoque leur verdict ce mardi matin : le taux des obligations italiennes est repassé au dessus de la barre des 7 %, alors qu’un emprunt espagnol s’est passé dans de très mauvaises conditions. Un taux de 5,022 % a du être concédé pour une émission de bons à 1 mois et de 5,159 % (à maturités égales, il était inférieur à 4 % il y a un mois). Le taux à 10 ans est à 6,3 %.

Il se confirme par ailleurs que la BCE n’intervient sur le marché obligataire que très mollement, n’enrayant pas la hausse des taux afin de ne pas inciter les pays européens à relâcher leurs efforts. Elle-même divisée sur l’opportunité de poursuivre.

Continuant de se délester de leurs obligations souveraines, les banques européennes participent à la déstabilisation du marché obligataire. Christan Clausen, le président de la Fédération européenne des banques, n’a pas hésité à publiquement approuver ces délestages dans une interview à Bloomberg et à conseiller aux banques de continuer, afin de réduire leurs risques. Baudouin Prot, PDG de BNP Paribas, l’a revendiqué, tandis que la Société Générale se félicite de l’arrivée à maturité dans l’année et demi qui vient des obligations qu’elle possède, tout en supprimant des centaines d’emplois pour diminuer ses charges et améliorer son compte d’exploitation. Deux raisons concourent à cette politique : ces actifs sont devenus à risque et il est désormais obligatoire de les valoriser au prix du marché. Ce qui pèse sur leur ratio et accroît leurs besoins en fonds propres pour le rétablir, alors qu’elles peinent déjà à remplir les objectifs qui leur sont assignés.

Cette défiance généralisée n’a pas comme seule conséquence de faire monter les taux obligataires, sans qu’il soit besoin d’aller fouiller du côté des CDS, mais elle implique également que le marché est désormais déserté par ses acheteurs naturels, les banques et les compagnies d’assurance, quand il ne s’agit pas des obligations-refuge. Un long chemin devra être parcouru avant que puisse intervenir un retour relatif à la normalité, car les banquiers reconnaissent que cela ne redeviendra jamais comme avant. Le financement de la dette publique ne rencontre donc pas seulement des difficultés majeures à court terme, les solutions palliatives qui tardent à être mises en place sont appelées à durer.

Une nouvelle machine infernale a été lancée le jour où une décote de la dette souveraine a été décidée, en dépit de toutes les précautions et aménagements dont elle a été entourée. Dans une situation plus précaire qu’elles ne veulent bien le reconnaître, les banques ne veulent pas prendre de risque et attisent ainsi la crise dont elles sont au passage les victimes. Après cela, on parlera des prophéties auto-réalisatrices des agences de notation ! Pointer le doigt sur les agences, c’est protéger les banques.

Plus discrètement encore, les banques cherchent à améliorer le ratio entre fonds propres et engagements en utilisant des subterfuges. Une fois acquis pour elles qu’il faut protéger les actionnaires et les managers en n’augmentant pas le capital et en préservant les salaires et les bonus, il ne reste pas trente-six solutions. Restreindre la distribution du crédit est politiquement sensible et doit être fait avec doigté. Chaque banque va donc se replier partiellement sur ses terres et privilégier ses entreprises nationales au détriment de la poursuite de ses opérations à l’étranger. Les cessions d’activité ayant par ailleurs des limites, que reste-t-il en magasin, une fois réduit autant que possible la taille du bilan ?

Comme d’habitude, il faut descendre à la cave pour y observer les opérations de réévaluation qui sont en cours. Oh, il ne s’agit pas de celles des actifs eux-mêmes ! pour lesquels on use et abuse d’un artifice comptable bien connu, qui consiste à ne pas dévaluer les actifs destinés à être conservés jusqu’à leur maturité. Car si l’astuce n’est plus possible pour les obligations souveraines, les régulateurs n’ont pas parlé des autres actifs. La réévaluation en question est celle de la pondération des risques des actifs de la banque.

Le calcul du ratio prend en effet en compte ce risque pondéré. C’est là où les choses se compliquent, offrant ainsi des marges de manœuvre aux banquiers, qui adorent cela. Les banques elles-mêmes procèdent à cette pondération, selon des modèles qui doivent ensuite être approuvés par les régulateurs ! Fort de notre expérience, nous savons désormais ce qu’il faut penser de ces modèles qui ont montré leur absence de fiabilité. Ils sont conçus pour la circonstance et ne permettent pas de mesurer le risque qu’ils prétendent déterminer. Modifier cette pondération en diminuant le risque permet ainsi d’améliorer le ratio final sans plus de soucis immédiats. Parce qu’à terme, c’est une autre affaire !

Afin d’améliorer leurs fonds propres, les banques européennes ont deux fers au feu. Elles minorent leur RWA (Risk-Weighted Assets, ou actifs à risques pondérés) en modifiant les modèles qui permettent de les calculer, et il est estimé que ces manipulations permettraient de diminuer de près de moitié les 106 milliards d’euros de renforcement de leur fonds propres qu’elles doivent opérer. Elles exercent une pression maximale sur les autorités politiques et les régulateurs, afin que soit permis et ouvert le champ des obligations convertibles éligibles au noyau dur de leurs fonds propres. Il leur suffit pour cela d’évoquer la triste nécessité devant laquelle elles pourraient sinon se trouver de diminuer davantage leur encours de crédit…

Mansuétude pour les unes, rigueur pour les autres, rien ne change !

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284 réponses à “L’actualité de la crise : LA DÉCENNIE PERDUE, par François Leclerc”

  1. Avatar de louise
    louise

    Nous vivons une guerre d’usure.
    Dans tous les sens du terme !

  2. Avatar de Hé Las
    Hé Las

    Une machine, ça n’existe pas . elle a toujours un lien quelconque avec l’extérieur .
    L’anéantissement de la terre n’est pas un bon plan . Cette possibilité n’est cependant pas à exclure. Théoriquement, cela ne fait rien. En pratique, si, c’est terrifiant , et trop douloureux.
    Mais pour qui ? Sans aucun doute pour toute âme , et donc l’ensemble « homme » .
    C’est tout de même une époque inouïe , un temps apocalyptique, quelque chose de jamais vu .
    Soit ça passe, soit ça casse.
    Les problèmes économiques ne sont qu’une des faces de toute la problématique humaine, et évidemment une des plus importante puisqu’elle concerne l’aspect existentiel , matériel , et est aussi une cause , dans cet enchainement de causes.
    Mettons que par miracle , les hommes unanimement déposent les armes . Ils se trouvent dès lors confrontés à un vide immense .
    Prendront-ils les armes contre cette immensité pour saisir leur existence ? quel type d’arme ? quel moyen pour quelle fin ?
    Je crois que c’est là le rôle de l’art, du poétique , et du prophétique , toute cette approche sensible ou même suprasensible que chaque être porte en germe , qui peut sauver ( quelle grandiloquence) les choses (?) la machine naturelle, et nous par la même occasion.
    Enfin, arrivera -t-on à se voir sur l’autre rive .
    Parce que la terre est une base , un point d’appui , un lieu de reconnaissance , ou de réalisation d’un Plan . Qui n’est pas un mensonge .
    Nous verrions ainsi la terre reliée à l’universel , et à ses formes .
    Ceci ne peut se faire d’un coup . Il y aura des temps pour cet Ouvrage, de quoi faire donc, comme quand on jardine en paix.

    1. Avatar de Hé Las
      Hé Las

      Autrement dit, après avoir déconstruit la Machine, il ne reste plus à l’Homme qu’à se reconstruire .
      c’est pour cette raison que le féminin refait surface, comme une dimension que les hommes ont mis de côté , et asservi , et dont on mesure les effets de cette absence, cette mise en retrait. Il n’est pas question de féminiser l’homme, juste voir ce que Eve envoie comme signe. Ou Vénus , selon les symboles.
      est-ce humiliant d’entendre sa voix qui nous parle , une voix « aimée » ?

      1. Avatar de miluz
        miluz

        « mis de côté » asservi », les mots sont faibles. Votre mépris pour le féminin a dépassé les limites. La « voix de la Terre » cher Monsieur, ne sera pas une voix aimante DU TOUT.

      2. Avatar de Hé Las
        Hé Las

        Miluz
        sans doute voulez vous dire méprise ?
        avec les femmes il faut s’attendre à Tout .
        bien mon mépris à vous . :8-D

  3. Avatar de Ardéchoix
    Ardéchoix

    Le Grand prix de l’économie sera remis ce soir au Collège des Bernardins à Paris au président de BNP Paribas, Michel Pébereau, par le ministre de l’Economie François Baroin. Bon là je suis un peu perdu , BNP rachète de la dette souveraine à tour de bras ?

    1. Avatar de Julien Alexandre

      Michel Pébereau, ministre de l’économie, qui reçoit des mains de François Baroin, « ministre de l’économie » (sic), sur la recommandation de Xavier Musca, ministre de l’économie, le Grand prix de l’économie.

      CQFD !

      1. Avatar de Ardéchoix
        Ardéchoix

        Eh ben voilà , c’est plus clair ,un en gras ,l’autre entre parenthèse et le dernier en minuscule

  4. Avatar de BA
    BA

    Europe : tous les voyants sont au vert.

    Les indices boursiers européens naviguent en territoire positif en ce milieu de semaine, les investisseurs tentant de mettre de côté leur impatience face au manque de décisions politiques fortes.

    Londres avance de 0,6%, Francfort de 1,3%, Madrid de 1,8% et Milan de 2,4%. Sur les places d’Euronext, Bruxelles gravite autour de l’équilibre, Amsterdam grimpe de 1%, Paris et Lisbonne de 0,4%.

    Pour Barclays Bourse, la situation économique est loin d’être dramatique mais le manque de confiance gangrène les marchés.

    Les opérateurs ont eu quelques données à se mettre sous la dent ce matin, leur permettant de sonder davantage l’état de l’économie européenne.

    Ainsi, le taux d’inflation a atteint 3 % dans la zone euro en base annuelle au mois d’octobre, un rythme stable par rapport à septembre, selon des chiffres publiés par Eurostat.

    Par ailleurs, l’économie espagnole affiche une croissance nulle au troisième trimestre par rapport au deuxième, selon des données définitives annoncées par l’Institut national des statistiques (Ine).

    En outre, les marchés ont appris que le nombre de chômeurs britanniques avait atteint son plus haut niveau depuis 1994, lors du trimestre écoulé, sans pour autant s’alarmer.

    http://www.boursorama.com/actualites/europe-tous-les-voyants-sont-au-vert-159b16cdd84a4cafd27913717943dcdd

  5. Avatar de Jeff
    Jeff

    Paulette Keutgen & Tigue : amicales pensées.

  6. Avatar de Contempteur
    Contempteur

    « Une décennie perdue »…

    Pas pour tout le monde. Justement ceux qui ne paient pas d’impôts, qui spéculent contre les modèles sociaux redistributifs, qui encensent les coast-killers, applaudissent l’écrasement des mouvements sociaux, prônent la raison de l’argent contre toute sagesse, spolient l’avenir des peuples et salissent la planète, ceux-là ne pourront jamais dire que la décennie pour eux sera perdue.
    Elle validera leur modèle censitaire, autoritaire, injuste et au final meurtrier. Elle assoira dans les esprits l’assurance qu’il n’y a pas d’alternative, qu’il ne pourra jamais y avoir d’alternative.

    Peuvent-ils rêver meilleure décennie, en réalité ?…

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