L’actualité de la crise : DES FRACTURES QUI NE SE RÉDUISENT PAS, par François Leclerc

Billet invité.

Il n’y a pas que nos sociétés qui soient à deux vitesses, l’Europe aussi en a pris le chemin. Etrange et frappante similitude, qui veut que les inégalités s’accroissent, aussi bien entre pays qu’au sein de chacun d’entre eux. Persévérant ainsi dans ce qui a été considéré – par les plus éclairés – comme cause majeure de la crise dans laquelle nous restons plongés : la distribution inégale de la richesse. Faut-il s’en étonner ?

Tandis que les agences de notation continuent de dégrader à tour de bras la note de l’Europe d’en-bas, l’écart s’est désormais creusé sur le marché obligataire avec celle d’en-haut. L’accès au marché financier est devenu hors de prix pour les pays dans le besoin et en comparaison presque donné pour les riches. Déroutante constatation : l’argent n’a pas le même prix pour tout le monde.

Entrés à reculons dans des dispositifs infernaux de sauvetage, la Grèce et l’Irlande se préparent à devoir repousser toujours plus loin toute perspective de sortir de ceux-ci et de recouvrir leur autonomie financière, en attendant que d’autres les rejoignent dans leur calvaire. Car il semble qu’une fois la pente descendue, elle ne puisse plus être remontée. Comme si l’ascenseur social – dont on sait qu’il ne fonctionne plus – avait trouvé à une autre échelle son équivalent.

En Irlande, les banques sont les unes après les autres nationalisées, à très grands frais, afin de protéger leurs consœurs créancières des pays d’en-haut. Les transferts financiers vont des démunis vers les nantis, ce dont on devine les conséquences pour l’avenir.

Le marché interbancaire donne des signes d’amélioration, suite à différentes échéances de remboursement et opérations de la BCE de financement des banques. Le nombre de banques qui utilisent ses facilités diminue, leur en-cours global également. Mais la dépendance des banques continuant de bénéficier du dispositif s’accroît. Le monde bancaire européen, lui aussi, est de moins en moins homogène.

L’Europe est à deux vitesses, la seule question étant de savoir qui va rejoindre ceux qui sont lâchés. D’abord le Portugal et l’Espagne, qui continuent de se débattre mais glissent irrésistiblement sur la pente fatale, n’en faisant jamais assez au regard des marchés et de ceux qui cherchent à calmer leur courroux en préconisant de nouveaux sacrifices humains. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : réaliser des réformes structurelles du marché du travail afin d’améliorer la compétitivité et dégraisser le budget de l’Etat en compressant au passage les dépenses sociales.

La situation des Britanniques devrait pourtant inciter ces oracles mal inspirés à réfléchir. Avant même que ne débute en début d’année prochaine le plan Cameron de quatre ans, le pays est au bord d’une nouvelle récession, agrémentée d’une forte poussée d’inflation et d’une augmentation du déficit public, qui était censé se stabiliser. Des chiffres qualifiés d’« horribles » en font foi, bloquant toute relance via la planche à billet et retoquant toute perspective d’augmentation des recettes fiscales. Plus que tout autre pays, le Royaume-Uni met en évidence le non-sens archéo-libéral d’une médecine reposant sur la saignée en lieu et place de la redistribution de la richesse.

De savantes élaborations sont en cours dans les cabinets. Tout tourne autour d’un nouveau projet franco-allemand, péniblement en cours de gestation, autour duquel une Europe partie dans tous les sens et sans ressort politique pourrait resserrer les rangs. Au moment où toute augmentation du budget communautaire – par lequel des mesures de relance européenne auraient pu transiter – a été bloquée nette par les Britanniques alliés aux Allemands et Français, ces derniers négocient pour leur propre compte du mou dans la ligne de l’austérité, sous couvert de la mise en place d’un gouvernement économique européen à géométrie et argumentaire variables, suivant l’orientation et la force du vent qui provient d’outre-Rhin.

Les Allemands ne veulent toujours pas en entendre parler, s’en tenant au seul objectif de la protection de l’euro. D’après le Süddeutsche Zeitung, ils travailleraient au projet d’un fonds européen, doté pour la galerie d’une enseigne en faveur de « la stabilité, la croissance et l’investissement ». Cette nouvelle institution européenne – indépendante tout comme la BCE – serait en fait chargée d’aider financièrement les pays en difficultés, en contrepartie de garanties financières et selon des conditions économiques sévères.

On revient à l’idée déjà évoquée d’une sorte de FMI européen, avec la création d’un nouvel organisme sur lequel les gouvernements n’auraient statutairement pas de prise, recette de son inflexibilité voulue par les Allemands. Les 16 pays de la zone euro seraient alors régis, pour les questions monétaires et également fiscales, par des institutions sur lesquelles aucun contrôle démocratique ne s’exercerait.

Une autre négociation très politique est engagée, entre Chinois et Européens. Les premiers envisageant d’accentuer le volume de leurs achats obligataires européens ; soulageant dans un premier temps de manière symbolique le Portugal, pour 4 à 5 milliards d’euros uniquement. Les commentateurs mettent l’accent sur l’intérêt que les Chinois ont à soutenir des partenaires commerciaux de première importance, ainsi qu’à continuer de diversifier l’usage de leurs surplus commerciaux au détriment des obligations américaines. Mais les brillants adeptes de ce que l’on avait appelé en d’autres temps la diplomatie du ping-pong veulent de sérieuses contreparties et la partie ne fait que commencer.

La fracture qui est apparue en Europe ne sera pas réduite, ni avec les moyens actuellement employés, ni avec ceux qui sont discutés et s’inscrivent dans la même stratégie. Aucun signe annonciateur d’une évolution de celle-ci n’apparaît, même minime, depuis que la tentative de création d’euro-obligations a fait long feu.

C’est au plan politique que des points de faiblesse apparaissent. Au sein des coalitions gouvernementales britannique et allemande. A la faveur d’échéances électorales programmées ou qui pourraient se précipiter dans d’autres pays. Le constat s’impose pourtant : aucune relève n’est prête, dont on pourrait escompter l’amorce tangible d’une alternative.

Mais quel facteur pourrait donc favoriser l’émergence de celle-ci ? Seule la dégradation prévisible de la situation économique et sociale semble pouvoir en être le ferment, car les accommodements dont les héritiers de la social-démocratie européenne sont porteurs sont eux aussi dépassés par la crise. L’étendue du désastre que représentent nos sociétés à deux vitesses, ou bien celui qu’annonce l’éclatement de l’Europe, réclament une autre vision.

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94 réponses à “L’actualité de la crise : DES FRACTURES QUI NE SE RÉDUISENT PAS, par François Leclerc”

  1. Avatar de ben
    ben

    des crédit payent d’autres crédits=shéma de ponzi jusqu’à la chute du chateau de cartes ou des dominos….en un mot:interets…

  2. Avatar de idle

    …Si les mots ont un sens…Les images en ont aussi…

    http://www.youtube.com/watch?v=VTww-lWPH1M&NR=1

  3. Avatar de step
    step

    un gouvernement économique européen à géométrie et argumentaire variables, suivant l’orientation et la force du vent qui provient d’outre-Rhin

    Ou comment dire que la politique économique française est une girouette alsacienne ?

  4. Avatar de nol
    nol

    @Joseph
    Merci pour votre contribution, je vis la même réalité, et je suis consterné par la propagande des médias qui voudraient nous peindre la vie en rose. Bon Noël

  5. Avatar de nol
    nol

    Un grand merci et « total respect » à Mr Leclerc pour ses analyses.
    Comme je l’ai déjà exprimé ici, il est tellement rare de pouvoir louer quelqu’un en toute bonne foi qu’il faut en profiter quand l’occasion se présente.
    Personnellement je suis inquiet de la montée des tensions entre Corée du Sud et du Nord et je me demande si nous n’assistons pas là aux premières grandes manoeuvres de la solution militaire à la crise globale. Jamais la Corée du Sud ne s’aventurerait à provoquer sa voisine ainsi sans le soutien des américains..

  6. Avatar de Joan
    Joan

    Moi je suis optimiste pour 2010, vu le peu de jours qu’il reste le gouvernement ne pourra pas nous dépouiller davantage. Pour 2011, il reste 365 jours, là je suis moins optimiste! Encore
    des kilomètres à marcher en manifestant en pure perte…

  7. Avatar de Bernard.Z
    Bernard.Z

    Encore une bonne analyse de Mr Leclerc.
    « L’Irlande nationalise les banques une à une, à très grands frais »Je suis partisan de la nationalisation des banques et assurances dans le même esprit que l’avait fait le premier gouvernement de Gaulle en 1945, cela a marché pendant 30ans (comme par hasard les 30 glorieuses).Les bénéfices(dividendes +impôts payés en France) donneraient des marges de manoeuvre au budget et à l’Etat, des moyens de créer de la monnaie.C’est maintenant trop tard il fallait le faire en 2008 au plus bas de la crise pour ne pas léser le citoyen et pour punir le coupable.Attendons le prochain grand pic négatif de la bourse….

  8. Avatar de Germanicus
    Germanicus

    « ….l’éclatement de l’Europe »
    Je pense que ce serait la solution. Il faut en finir, mieux vaut « une fin avec terreur qu’une terreur sans fin ». Le projet européen tel qu’il été pensé par les fondateurs de l’ancienne l’Union du Fer et du Charbon n’a plus rien en commun avec l’Europe que nous vivons aujourd’hui: une Europe du tout-commerce, de la dictature aveugle des organismes financiers, des lobbys divers, des technocrates…..L’économie devrait être seulement la base pour une Europe des citoyens, elle en est devenue sa raison-d’être au profit de certains groupes et individus. Nous avons besoin effectivement d’une autre vision de l’Europe.
    Mais tant l’Europe reste une affaire juteuse pour certains, les gouvernements européens soutiendront le système actuel coûte que coûte, y comprs l’euro.

  9. Avatar de strategix
    strategix

    @ Germanicus,

    Ca y est l’essence arrive au terme de cet oeuvre au noir.

    Le système financier ne se régulera pas de lui même et les SEC, FSE, AMF, et autres CESR sont déjà corrompus (de manière honnête chacun défend l’attractivité de sa Place).

    Les politiques sont cantonnés à la représentation, ayant abdiqués leurs pouvoirs dans le grand soir libéral, marqué par le traité de MasseTrique en Europe.

    Le Peuple aliéné par ses besoins (sécu, retraites, éducation des enfants, h^^otel partivculier à rembourser, traites sur la voiture et le jet) n’attend pas le grand soir, il dort déjà.

    La première étape du nécessaire susraut est la destruction du carcan de l’UE. Comme pour les belles du XVIIIème, ces précieuses imposent la doxa libérale des lobbys entreprenneuriaux dont il sont les stipendiés.

    Aucune solution nationale, ni transnationals ne pourra émerger tant que ce trou noir de l’honnêteté intelectuelle, de l’espoir, de la liberté, de la démocratie, n’aura pas été réduit.

    T’ain, je parle comme un ricain maintenant. C’est vous dire où en en est!

    1. Avatar de M
      M

      « Le terme œuvre au noir désigne en alchimie la première des trois phases dont l’accomplissement est nécessaire pour achever le magnum opus. En effet, selon la tradition, l’alchimiste doit successivement mener à bien l’œuvre au noir, au blanc, et enfin au rouge afin de pouvoir accomplir la transmutation du plomb en or, d’obtenir la pierre philosophale ou de produire la panacée.

      Yourcenar commente ainsi à ce sujet: La formule L’Å’uvre au noir, donnée comme titre au présent livre, désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Å’uvre. On discute encore si cette expression s’appliquait à d’audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s’entendait symboliquement des épreuves de l’esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l’un et l’autre.[1]
      L’histoire[modifier]

      Personnage imaginaire d’humaniste, Zénon Ligre, homme de la Renaissance, à la fois philosophe, médecin et alchimiste, a beaucoup appris au cours d’une vie errante. Ses activités scientifiques, ses publications ainsi que son esprit critique indisposent l’Église. Réfugié à Bruges sous un faux nom, il sera enfermé dans une prison de l’Inquisition où il se suicidera.

      Le récit se compose de trois parties : La vie errante – La vie immobile – La prison. Zénon symbolise l’homme qui cherche mais ne peut taire la vérité au milieu de ses contemporains dont seuls certains le comprennent. Il y perdra sa liberté, puis sa vie. » / wikipedia

      Tiens, je vais relire le bouquin de Yourcenar …

      Le Peuple aliéné par ses besoins (sécu, retraites, éducation des enfants

      ,…je m’arrêterais là …ceci correspondant à ce qui est essentiel, pour les gens ne possédant rien que leur travail …
      la suite n’étant que billevesées ….

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