Pourquoi le vote se fait à bulletin secret ?, par « Moi »

Billet invité

Le vote à bulletin secret est instauré en France en 1913, après d’âpres débats au parlement. Cette réforme rassemblait contre elle les députés dont la position sociale était la plus élevée. Les raisons en sont évidentes. Jusque-là, le vote à périodes déterminées était conçu comme une technique de ratification du pouvoir ; avec le secret grandit le risque de voir apparaître des opinions plus libres, plus individuelles, c’est-à-dire moins déterminées par l’ordre social établi. Que cette expression plus libre de la volonté populaire se soit produite ou pas, peu importe à cette étape de notre raisonnement. Ce qui compte pour nous est de savoir que le vote à bulletin secret est une tentative de donner le jour à une véritable liberté d’expression au moment d’élire les députés et surtout que cette liberté d’expression n’existait certainement pas en dehors de l‘isoloir.

Cette liberté n’existait pas pour une raison simple : les pressions sociales présidaient à la genèse de l’expression populaire. Ce qui peut sembler constituer une tautologie met néanmoins en évidence le fait que l’individu est toujours un élément dans un réseau de rapports de forces. On pourrait supposer que la possibilité de se soustraire à cette pression existe d’autant plus que l‘on est du côté des forces les plus puissantes. Autrement dit, si la société est hiérarchisée (et la France d’avant 1913 l’était certainement), plus on est haut dans la hiérarchie, plus on a de liberté d’expression, et de liberté tout court. Cette déduction nous paraît néanmoins fallacieuse car, outre que l’observation des comportements individuels des puissants (un roi de droit divin tel que Louis XIV par exemple) semble nous indiquer qu’eux aussi obéissent à des règles de conduite strictes, elle repose sur l’idée naïve que la spontanéité absolue existe pour les hommes. Cela reviendrait en effet à supposer que le sommet de la hiérarchie est en dehors du réseau social du rapport de forces, ce qui est une contradiction logique : le sommet est le sommet, pas un en-dehors sans quoi il n’est plus un sommet. La particularité et l’avantage d’être au sommet reposent donc sur autre chose que la liberté d‘expression.

Cet avantage, le bon sens populaire ainsi que maints penseurs de qualité du passé l’ont parfaitement cerné. Le puissant, celui qui est au sommet, est celui qui d’une part peut imposer sa volonté dans le plus grand nombre d’affaires impliquant la société entière, ce qui s’appelait autrefois le caprice du roi. D’autre part, il est celui qui peut le plus se soustraire aux corvées jugées les plus dégradantes par la société et, de manière associée, s’impliquer le plus dans les activités jugées les plus gratifiantes par la société. Mais un puissant qui aurait le malheur d’avoir des goûts ne correspondant pas à cette hiérarchie des valeurs et qui les exprimerait ouvertement risquerait, tout puissant qu’il est, de voir le courroux de la société s’abattre sur lui et de finir par perdre sa place, voire, tel un roi ayant la vocation de la serrurerie, sans la tête sur les épaules.

La liberté d’expression entendue comme pure spontanéité subjective étant un leurre y compris pour les plus puissants, il nous paraît maintenant normal que la tentative formulée par la réforme électorale de 1913 puisse être un échec au moins relatif. Certes, celui qui était en bas de l’échelle sociale a pu exprimer dans le secret de l’isoloir ce qu’il jugeait être sa volonté de manière moins contrainte. Certes, cela a sans doute amené quelque progrès dans les conditions par lesquelles la soumission s’exprimait car tous les soumis ne sont pas aveuglés et satisfaits de leur position sociale. Mais ce vote reste un vote conditionné, et sans même tenir compte du biais de la représentativité, en aucune façon cela ne pouvait fondamentalement changer le caractère hiérarchisé et inégalitaire de la société française. Preuve en est que le vote à bulletin secret est toujours nécessaire et que sans lui les pressions sociales qui se matérialisent toujours produiraient le même effet qu’avant la réforme, peut-être même plus qu’à l’époque, vu la précarité sociale et le danger de déclassement qui est actuellement le lot commun de la majorité.

Le vote, même à bulletin secret et au suffrage universel, ne peut donc amener l’égalité entre membres d’une société. Cette illusion renverse l’ordre de causalité et pousse les citoyens à s‘imaginer qu’en parodiant le comportement de citoyens égaux, ils le deviendront. Il est ironique de parler encore de progrès démocratique à propos de nos contemporains qui se laissent leurrer par un sophisme que les anciens savaient très bien éviter. Ces derniers savaient que la liberté n’était pas affaire de spontanéité mais de rapport de forces. Qu’il s’agissait moins d’être indéterminé que d’équilibrer les déterminations. Qu’il s’agissait moins d’être libre que d’être relativement libre. Ils savaient que la liberté repose avant tout sur l’égalité et que pour fonder une démocratie véritable composée de citoyens exprimant leur citoyenneté par le vote, il fallait d’abord des citoyens, c’est-à-dire l’instauration de l’égalité des conditions entre membres de la communauté politique par une nouvelle répartition des moyens de subsistance (souvent des réformes agraires). Non pas l’égalité stricte, mais le respect de certaines bornes qui devaient ensuite être strictement respectées, au risque de se voir condamné à l’exil par l‘ostracisme. Tels les Éphésiens qui, expulsant Hermodore, disaient la vérité toute franche sur le principe premier d’une démocratie : « Qu’il n’y ait personne qui soit meilleur que nous ; s’il y en a un, qu’il aille vivre avec d’autres gens ». C’est pourquoi, à l’époque, l’expression de la volonté populaire n’avait pas besoin du secret de l’anonymat.

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181 réponses à “Pourquoi le vote se fait à bulletin secret ?, par « Moi »”

  1. Avatar de Martine Mounier
    Martine Mounier

    @ Moi

    Jean-Pierre Dupuy dans La marque du sacré va dans votre sens.

    « De même que le marché et le système de prix réduisent la vie collective à une comptabilité en valeurs, en abstrayant toute substance sociale ou psychique, de même l’acte politique essentiel d’une démocratie, le choix des gouvernants, se réduisant à un décompte de voix, a pour condition de possibilité la disparition des liens qui tiennent ensemble les diverses composantes de la société. La formulation de (Claude) Lefort (in « La question de la démocratie« ) invite à un rapprochement, que lui-même ne fait pas, entre démocratie et ce type de rituel qui, mettant en scène la désagrégation conflictuelle de la communauté, se présente aussi, paradoxalement, comme un acte de collaboration sociale. »

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