Billet invité.
Quand cessera donc la lancinante musique de la « rationalité » du capitalisme que l’on répète à l’envi sans avoir conscience de la montagne de préjugés sur laquelle elle repose ? Des commentaires sur ce blog obligent à se poser la question, par exemple ceux qui défendent l’idée d’un « contrôle a priori des budgets nationaux » par la Commission Européenne :
« Le rejet apparemment très large de la dernière proposition de contrôle a priori des budgets des nations européennes, sonne pour moi, par ce qu’il sous-tend, comme un glas d’un espoir de l’expression de la volonté d’un destin commun. » (juan nessy)
« L’idée d’un contrôle a-priori des budgets nationaux par la Commission de Bruxelles a tout de suite suscité l’ire de Paris, ce qui veut dire que la bonne gouvernance des politiques économiques a déjà du « plomb dans l’aile ». L’idée d’un « gouvernement économique de l’Europe » a peu de chances de se réaliser. » (Coligny)
J’ai choisi cet exemple parce qu’il est emblématique du rationalisme. Contrôler a priori les budgets, afin de ne pas dépenser plus qu’on ne gagne, est très rationnel, c’est même du bon sens en béton, décalqué du fait qu’il est matériellement impossible de vendre plus qu’on ne produit, tout comme il est impossible qu’une balle rebondisse plus haut que son point de départ. Cette idée peut de surcroît s’appuyer sur le succès économique de l’Allemagne, universellement réputée pour son sérieux, qui prétend aller jusqu’au « déficit zéro ».
Et pourtant… ça cloche ! Première pierre d’achoppement : si cette idée est aussi rationnelle qu’il y paraît, pourquoi les budgets de toutes les nations ne sont-ils pas déjà équilibrés ? Ou encore : puisque l’on vit depuis des siècles en régime capitaliste politiquement organisé et établi en toute légitimité, comment expliquer que cette idée rationnelle n’a jamais été mise en pratique ? Quand on sait le pouvoir d’influence des capitalistes auprès de la classe politique, il est étrange qu’ils laissent se creuser des déficits au point qu’en périodes de crise ils se trouvent eux-mêmes menacés.
Seconde pierre d’achoppement : qu’une idée soit rationnelle n’implique pas qu’elle est un argument rationnel là où elle se présente dans un débat. Cette idée de contrôle ignore les causes structurelles des déficits, ainsi que le contexte politique. Avant d’envisager un tel contrôle, il conviendrait que le pouvoir politique exerce le sien de façon générale (et rationnelle !) sur l’économie, la monnaie, la finance, l’environnement, etc., c’est-à-dire sur tout ce qui impacte son budget. Cette idée met donc la charrue avant les bœufs : pas très rationnel.
Une idée rationnelle n’est donc pas toujours rationnelle, et ce n’est pas un paradoxe de l’affirmer. Ne peut être rationnel qu’un rapport entre des faits ou des idées selon l’archétype du syllogisme : cela oblige à choisir préalablement idées et faits, car on doit les mettre en relation avant tout diagnostic de rationalité. Or, dans la réalité, ils se présentent en nombres incommensurables, intriqués et inséparables, de sorte que la rationalité dépend de notre volonté de la distinguer au milieu d’une réalité qui ne fait d’abord entendre qu’un bruit de fond. Se rappeler Shakespeare pour qui la vie est « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien. » Le capitalisme ne semble rationnel que parce que l’on veut le voir comme tel, pour toutes sortes de raisons faciles à imaginer.
Il va sans dire qu’il est « rationnel » vu par lui-même. Le profit étant considéré comme chose rationnelle, « faire des profits » est rationnel, « réduire les coûts » est rationnel, « faire pression sur la sous-traitance » est rationnel, « licencier » est rationnel », « diminuer les salaires » est rationnel, « automatiser » est rationnel, « fusionner » est rationnel, « délocaliser » est rationnel, « restructurer » est rationnel, « les normes comptables » sont rationnelles, les « techniques de vente » sont rationnelles, etc. etc. ad libitum. De la « rationalité » du principe initial découle celle de tout le capitalisme ! Extraordinaire, non ? Quand une ministre de la Santé prend un décret qui autorise des dérogations pour que des matériaux radioactifs puissent être recyclés en matériaux de construction, – mais en conservant leur radioactivité sinon c’est pas drôle -, c’est « rationnel » itou car, de la sorte, on produit des matériaux à des « coûts compétitifs » qui peuvent donc se vendre avec profits, alors que, sans cela, il faut payer le coût de leur entreposage ou de leur décontamination : pas rationnel. Sur le modèle de cet exemple, qui est loin de faire exception, le capitalisme peut se permettre absolument tout et n’importe quoi : il sera toujours « rationnel ». Il est donc « rationnel » de lui abandonner le pouvoir, de ne pas instaurer la démocratie au sein des entreprises, de fermer les yeux sur ses exactions, d’aider les capitalistes de toutes les façons, et de bloquer toute opposition à leur égard.
En paraphrasant Wittgenstein pour qui, « dans un monde où tout est bleu, le bleu n’existe pas », on peut dire que dans ce monde capitaliste où tout est rationnel, la rationalité n’existe plus. En tout cas, elle se trouve réduite à sa plus simple expression, quelque chose comme cette règle qui consiste, pour sortir d’un labyrinthe, à suivre continuellement le même mur : soit celui à sa droite, « faire des profits », soit celui à sa gauche, « ne pas faire de pertes ». Si maintenant on s’élève au-dessus du capitalisme au lieu d’en suivre les murs comme des cafards, que voit-on ? Un labyrinthe qui se construit et déconstruit en permanence, sans aucun plan ni projet, un machin monstrueux auquel personne ne comprend rien, que personne ne maîtrise plus, que le plus grand nombre subit et qui ne profite qu’à quelques uns. La rationalité dans l’action se caractérisant par l’adéquation des moyens aux fins recherchées, le capitalisme se garde bien de s’aventurer dans le moindre projet global ou à long terme : il se ferait forcément pincer en flagrant délit de non rationalité.
Et ce machin monstrueux, dont l’absurdité shakespearienne devrait sauter aux yeux, s’est immiscé dans certains esprits comme le parangon du rationalisme, du réalisme, de la performance, de la nécessité, et même de la morale ! Première preuve : on déplore ses excès et ses déséquilibres, son endettement généralisé, ses crises, son « aléa moral », ses comptes trafiqués, sa finance opaque, ses paradis fiscaux, ses pollutions, son absence de vision à long terme, etc. : on déplore ce qu’il est mais personne ne dit qu’il est absurde. Deuxième preuve : les économistes, récompensés par de prestigieux « prix Nobel », n’en finissent pas de vouloir l’amender, de le perfectionner et de nous l’expliquer, de nous dire ce qu’il faut faire et ne pas faire, mais aucun n’a jamais dit qu’il est absurde. Troisième preuve, la plus déterminante : on cherche à appliquer ses recettes, (budget, concurrence, évaluation, sélection, rentabilité,…) dans tous les domaines de l’existence pour tirer parti de ses « vertus », de son « efficience », afin d’en finir avec tous ces gens qui ne veulent rien foutre et plombent les bilans. (Chercheurs, artistes, profs, chômeurs, handicapés, femmes, enfants, vieillards, malades, prisonniers…) Se disant porteur d’une « morale », celle de « la dure loi de la vie, dure mais juste », il prétend donner ses chances à tout le monde, (hormis la « racaille » des banlieues et les immigrés clandestins, faut pas pousser…), mais fait payer de plus en plus cher sa « rationalité » et ses « bienfaits ». En témoignent ces 800.000 litres de pétrole qui jaillissent chaque jour au large de la Louisiane, sans que l’on sache, à l’heure où j’écris, si le puits accidenté pourra être un jour colmaté ou détourné.
De la rationalité du capitalisme découle l’irrationalité de tout ce qui n’est pas capitaliste, et tout ce qui n’est pas capitaliste se range sous la bannière honteuse des pertes, lesquelles ne peuvent être que subies par l’environnement et imputées au compte de l’environnement. C’est pourquoi l’État et ses œuvres, ainsi que la société civile et ses associations citoyennes, ne peuvent pas être « rationnels ». Idem pour les pertes des entreprises, qu’elles apparaissent au détour d’un bilan ou sous forme de pollutions et d’épuisement des ressources : elles ne peuvent que finir « socialisées », car elles le sont par principe depuis les origines, depuis l’utilisation « rationnelle » de la machine à vapeur qui consomme des ressources naturelles et rejette dans l’environnement ses résidus de combustion. Mais surtout, la rationalité étant devenue un principe de « gouvernance » aussi incontournable que la pesanteur, et celle du capitalisme étant particulièrement facile à comprendre, (une seule combinaison gagnante : « profits et non pertes »), il ne faut pas s’étonner que l’on cherche à l’appliquer dans tous les secteurs d’activité. Les politiques et les médias y trouvent leurs contes, car cette rationalité-là est un réservoir inépuisable de solutions, projets, réformes et autres promesses d’avenir radieux, mais aussi leurs comptes, car ils sont récompensés en priorité par les capitalistes. On imagine mal Sarkozy, Merkel, Strauss-Kahn et consorts se trimbaler partout comme Evo Morales, le « président pull-over ».(1)
Maintenant il devrait être plus facile de comprendre pourquoi les budgets des états ne peuvent être que déficitaires, et leurs finances plombées par les dettes : parce qu’il y a toujours des « pertes » impossibles à dissimuler du fait que l’espace est divisé en deux : à ma droite, les profits privés, localisés et identifiés, à ma gauche les « pertes » publiques, non localisées et non identifiées par le capitalisme : en fait, les êtres et les choses dans leur état naturel. A droite, l’activité capitaliste produit des résidus qui n’apparaîtront toujours que trop tard à gauche, par exemple quand on découvre qu’il faut s’occuper de la main-d’œuvre qui avait été « importée », exploitée et sous-payée, puis abandonnée. Dans le champ de droite, elle n’existe plus, dans celui de gauche, elle se maintient en vie comme les déchets nucléaires, ce qui ne représente pas mon opinion personnelle bien sûr, mais une équivalence logique selon la « rationalité » capitaliste. Mais avant de rejeter ses résidus, le capitalisme les avait aspirés dans leur état naturel, par exemple sous forme de forêts primaires, de sols fertiles, d’eau propre,… toutes choses que je qualifie de non localisées et non identifiées par lui car il faut qu’il s’en empare pour leur reconnaître une existence dans le cadre de sa propre « rationalité », la seule qu’il connaisse. Après en avoir tiré ses profits « rationnels », il les rejette, généralement dans un état désastreux : elles retrouvent alors le champ de gauche qu’elles n’auraient jamais dû quitter, et, dans leur périple, leur « entropie » a augmenté (2), ce qui se manifeste chez les humains par la dégradation de leurs liens sociaux, la perte de leurs traditions, autonomie, savoir-faire et connaissances.
Voilà, ça fonctionne comme ça, le capitalisme militaro-industriel. Alors, avant de foncer tête baissée dans une idée capitaliste « rationnelle » et pleine de bon sens, comme cette histoire d’équilibre budgétaire qui m’a inspiré ce texte, il faut y réfléchir à deux fois. Si vous avez envie de sortir de son labyrinthe, ce n’est pas sur lui qu’il faut compter. Lui, c’est le Minotaure.
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(1) L’on note d’ailleurs que le célèbre blogueur, Paul Jorion, se présente en pull marin devant sa « webcam », mais en veste et cravate devant les caméras de la télévision…
(2) Clin d’œil à Zébu, Le bancor, solution thermodynamique à la crise.
165 réponses à “Le labyrinthe du capitalisme, par Crapaud Rouge”
décidément votre texte se rappelle à moi régulièrement, par hasard en lisant;
texte de I. Kertész ci-dessus, et celui-ci encore, quand raison cette fois s’attache à reconnaître l’étranger de soi et de l’autre comme signe commun et mystérieux des rapports holistiques, s’accorde aux règles accrue de l’échange singulier marié aux différences, disons comme ça.
« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. » Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2
Spinoza a raison : « l’utile qui est le sien » est en fait celui de chacun parce que nous sommes semblables. Malheureusement, ces « personnes morales » que sont les entreprises capitalistes ne sont pas nos semblables, de sorte que ce qui est utile pour elles ne l’est pas pour nous.
Votre citation de Imre Kertész est très belle mais fort discutable. Le mal s’explique, je suis bien d’accord, il a sa rationalité propre, mais le bien aussi, sinon il faudrait en parler comme d’un miracle. Cette citation prend le contre-pied de nos préjugés : j’apprécie énormément, mais je range sa vérité dans le registre de la littérature.
Et la nature suprasensible, que les êtres
libres forment sous la loi de la raison,
doit être réalisée dans le monde sensible.
C’est en ce sens qu’on peut parler d’une
aide ou d’une opposition entre la nature
et la liberté, suivant que les effets
sensibles de la liberté dans la nature sont
conformes ou non à la loi morale.
Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, extrait