Titanic amer, par Serge B. (« Moustache »)

Billet invité

Aujourd’hui toutes les sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production sont comme abasourdies par une fantastique accumulation d’absurdités criantes. Nous sommes entrés dans une période de régression sociale et historique ubuesque, et il faudrait être inconscient ou malhonnête pour s’en réjouir.

La liberté despotique des mouvements de capitaux détruit des secteurs entiers de la production et l’économie mondiale s’est transformée en casino planétaire. La règle d’or du capitalisme a toujours été, dès la première moitié du XIXe siècle, la minimisation des coûts pour un maximum de profits, ce qui impliquait logiquement les salaires les plus bas pour une productivité la plus haute possible. Ce sont des luttes politiques et sociales qui ont contrecarré cette tendance, en imposant des augmentations de salaires et des réductions de la durée du travail, ce qui a créé des marchés intérieurs énormes et évité ainsi au système d’être noyé dans sa propre production. Le capitalisme ne conduit pas spontanément vers un équilibre, mais plutôt vers une alternance de phases d’expansion — la fameuse expansion économique — et de contraction — les non moins fameuses crises économiques.

Les nouvelles politiques d’interventions de l’Etat dans l’économie, dès 1933 aux Etats-Unis, pour une meilleure répartition du produit social, ont été rageusement combattues par l’establishment capitaliste, bancaire et académique. Pendant longtemps les patrons ont proclamé qu’on ne pouvait pas augmenter les salaires et réduire le temps de travail sans entraîner la faillite de leur entreprise et celle de la société tout entière ; et ils ont toujours trouvé des économistes pour leur donner raison. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’augmentations des salaires et régulation étatique ont été acceptées par le patronat, ce qui a entraîné la phase la plus longue d’expansion capitaliste : les « Trente Glorieuses ».

Dès les années 1980, cet équilibre entre le capital et le travail a été détruit par une offensive néo-libérale (Thatcher, Reagan) qui s’est étendue à toute la planète. Cette contre-révolution réactionnaire a permis un retour insensé au « libéralisme » sauvage, qui a profité aux grandes firmes de l’industrie et de la finance. Par ailleurs, la monstruosité devenue évidente des régimes soi-disant socialistes et réellement totalitaires (ce n’était pas la dictature du prolétariat, mais la dictature sur le prolétariat…) a discrédité pour longtemps l’idée même d’émancipation sociale. L’imaginaire capitaliste a triomphé.

A tremper sans vergogne dans les eaux glacées du calcul égoïste, les décideurs ont perdu toute lucidité. Ils ont ainsi éliminé les quelques garde-fous que 150 ans de luttes avaient réussi à leur imposer. Les firmes transnationales, la spéculation financière et même les mafias au sens strict du terme mettent à sac la planète sans aucune retenue. Ici il faudrait accepter de se serrer la ceinture pour être concurrentiels. Les élites dirigeantes se goinfrent de manière décomplexée, en expliquant doctement à la population médusée qu’elle vit au-dessus de ses moyens. Aucune « flexibilité » du travail dans nos vieux pays industrialisés ne pourra résister à la concurrence de la main-d’œuvre « à bas coût » (comme ils disent) de pays qui contiennent un réservoir inépuisable de force de travail. Des centaines de millions de pauvres sont mobilisés brutalement dans un processus d’industrialisation forcenée. Et là-bas comme ici, ce sont des hommes que l’on traite comme quantité négligeable, c’est notre Terre patrie et ses habitants que l’on épuise toujours plus.

Toujours plus, toujours plus … mais toujours plus de quoi ? Plus d’intelligence et de sensibilité dans nos rapports sociaux ? Plus de beauté dans nos vies ? Non. Le superflu prolifère, alors que le minimum vital n’est même pas toujours là, et que l’essentiel manque. Plus de téléviseurs extra-plats, plus d’ordinateurs individuels, plus de téléphones portables. C’est avec des hochets qu’on mène les hommes. « Nulle part il n’existe d’adulte, maître de sa vie, et la jeunesse, le changement de ce qui existe, n’est aucunement la propriété de ces hommes qui sont maintenant jeunes, mais celle du système économique, le dynamisme du capitalisme. Ce sont des choses qui règnent et qui sont jeunes ; qui se chassent et se remplacent elles-mêmes. », écrivait déjà Guy DEBORD en 1967 dans La Société du spectacle.

Du pain et des jeux est la nouvelle religion dans tout l’empire techno-marchand, dont nous vivons peut-être bien le début de la fin. De belles âmes prônent ici et là l’adoption d’un développement durable, plus doux pour les humains et leur environnement ; on ralentirait les processus dévastateurs, on consommerait moins de combustibles fossiles, on ferait des économies, etc. C’est un peu comme si l’on conseillait au commandant du Titanic de simplement réduire la vitesse de son vaisseau pour éviter l’iceberg naufrageur, au lieu de lui faire changer de cap.

Le dessinateur Gébé était peut-être plus réaliste quand il écrivait dans L’An 01, au début des années 1970, cette formule provocante :

« On arrête tout. On réfléchit. Et c’est pas triste. »

Un tel propos peut sembler dérisoire, pour ne pas dire révolutionnaire. Mais tout le reste, toute cette réalité qui se morcèle sous nos yeux , n’est-ce pas plus dérisoire encore ? Nous avons à perdre quelques chaînes. Et nous avons un monde plus libre à reconstruire. Pourquoi pas ?

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144 réponses à “Titanic amer, par Serge B. (« Moustache »)”

  1. Avatar de jducac
    jducac

    @ timiota dit : 5 mai 2010 à 01:26
    Vous avez amené la réflexion sur B. Stielger. J’ai cherché à mieux le connaître ici : http://www.marianne2.fr/Bernard-Stiegler,-le-braqueur-devenu-philosophe_a119840.html

    Antérieurement, vu son passé peu respectable, je m’étais abstenu de prêter intérêt à quelqu’un qui manifestement n’avait pas dû tenir beaucoup compte des préceptes moraux reçus dans sa jeunesse, au point de faire 5 ans de prison pour attaque à main armée.

    Invitant les autres à ne pas être butés, je me suis donc obligé à l’entendre durant une vingtaine de minutes ici : http://www.arsindustrialis.org/ dans la première partie de conférence prononcée le 10 mars 2O10.
    Je reconnais certaines bonnes choses dans ce qu’il dit et vais donc suivre ce qui se développe dans cette école de réflexion d’Ars Industrialis.
    Merci donc !

    J’espère ne pas être trop déçu par la tournure de ses propos qui, comme trop souvent chez ceux qui veulent se placer au dessus des autres, emploient un vocabulaire les démarquant du simple pékin au profit duquel ils prétendent œuvrer.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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