Sortir l’Europe du piège grec, par Jean-Pierre Pagé

Billet invité.

Décidément, notre monde a perdu ses repères. Joseph Stiglitz a brillamment démontré dans son dernier ouvrage (1) combien le corpus théorique qui avait fondé son fonctionnement économique avant la crise était défaillant. Aujourd’hui, tout est à repenser.

L’affaire de la dette grecque est, à cet égard, éloquente. Comme on pouvait s’y attendre, la population accepte difficilement le regain de rigueur demandé par les instances européennes mises en demeure par les marchés financiers. Et l’on ne saurait l’en blâmer. Certes les autorités grecques ont « fauté » dans le passé en maquillant leurs comptes… avec l’aide de la banque américaine Goldman Sachs. Mais qui ne l’a pas fait, d’une manière ou d’une autre ! Et surtout comment accuser spécifiquement l’Etat Hellène quand, depuis une trentaine d’années, au nom de la recherche du profit, il est implicitement admis que tous les coups, même les moins licites, sont permis et que l’on a fermé les yeux sur des pratiques, allant du recours généralisé aux paradis fiscaux pour échapper aux règles en matière de fiscalité au montage de « pyramides financières », en passant par la spéculation à travers la titrisation et les produits dérivés, tout autant ou davantage répréhensibles que la « cuisine grecque ».

Dans ces conditions, les cris d’orfraie des bons apôtres à l’égard des turpitudes grecques sonnent comme hypocrites. Plutôt que de surenchérir dans la rigueur, il vaudrait mieux laisser au nouveau gouvernement grec le temps nécessaire pour mettre de l’ordre dans ses affaires et prouver qu’il est capable d’imposer le plan de redressement drastique qu’il a élaboré. Au lieu de quoi, les commentaires méprisants et les exigences rajoutées ne peuvent qu’exacerber les tensions. Aurait-on oublié les émeutes passées ?

Et il serait dangereux et irresponsable de considérer qu’il s’agit de l’affaire des seuls Grecs, comme certains pays-membres de l’Union européenne – en particulier l’Allemagne – pourraient être tentés de le penser. C’est là que l’on peut pointer certaines des lacunes les plus graves de la construction européenne qui devrait être conçue comme une communauté d’intérêts et non comme une coalition de nations. On ne peut pas se permettre de « laisser tomber » un membre de la zone euro sauf à risquer d’engendrer un processus de « dominos » selon lequel tous les autres pourraient être menacés de proche en proche, y compris l’Allemagne en bout de chaîne. Les « marchés », laissés libres de spéculer à leur guise et à l’affût de gains « juteux » n’attendent que cela.

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’usage que l’on fait du nom du FMI, à la fois Père La Rigueur et Père Fouettard. Il y a un grand aveuglement à présenter cet organisme comme détenteur infaillible d’un savoir universel. Il suffirait donc de faire appel à lui : « le FMI sait faire » ! Il ne s’agit pas ici de dénier à ses collaborateurs leurs qualités professionnelles, mais il ne faut pas oublier à quelles conséquences désastreuses ont conduit les plans d’ajustement des finances publiques (leur domaine de compétence privilégié) dont ils ont dirigé la mise en œuvre pour guérir les pays malades, à commencer par les expériences catastrophiques menées en Asie du Sud Est et en Amérique Latine, sans omettre la lourde responsabilité de cet organisme dans la débâcle russe au cours des années 90. La « machine » FMI, trop sûre d’une technique standard qui est le reflet de l’idéologie dont la crise a révélé les failles, a tendance à négliger les composantes politiques, sociales et culturelles des situations des pays qu’elle traite. En outre, par un trop rapide oubli du contexte actuel, on recommence à mettre l’accent sur les dérives de la dette publique, comme si l’on ignorait que, dans de très nombreux pays (notamment de l’Europe de l’Est), c’est le gonflement de la dette privée qui les met en difficulté et comme si l’on oubliait que, il y a près de deux ans, la consigne était d’ouvrir les vannes de la dépense publique pour sauver la planète de l’asphyxie.

Par ailleurs, il paraît prématuré de penser que – tirant les leçons du passé – le FMI aurait significativement changé ses méthodes et sa doctrine. Ses interventions en cours en Europe de l’Est montrent que, malgré les discours novateurs de son Président, les méthodes appliquées par ses praticiens n’ont guère évolué. Les Lettons comme les Hongrois peuvent en témoigner. Et il serait présomptueux de croire que les Grecs sont prêts à endurer ce que ceux-ci connaissent actuellement. Enfin, l’on peut relever une contradiction entre les propos que se permet l’économiste en chef du FMI, à juste titre d’ailleurs, sur la nécessité d’un assouplissement des normes que se fixent les banques centrales en matière d’inflation et les recommandations que continuent à dicter ses collaborateurs. Comme pourrait l’écrire Joseph Stiglitz, ceci témoigne de la difficulté de passer d’une approche macroéconomique à une approche microéconomique, ainsi que du désarroi qui règne aujourd’hui dans les esprits en matière de théorie économique, alors même que l’on constate que les « bonnes vieilles méthodes » sont de moins en moins applicables.

Alors, que faire ? Ceci peut se décliner en trois temps.

En premier lieu, laisser au Gouvernement grec le temps de réussir son programme, en stoppant (s’il n’est pas déjà trop tard) la surenchère d’exigences à son égard.

En second lieu, sans faire de la réussite de ce plan une condition, assurer celui-ci d’une véritable solidarité financière européenne comportant l’engagement de lui venir en aide si nécessaire, quitte à trouver des moyens transitoires compatibles avec les Traités. La situation est particulièrement grave et l’on ne peut pas se contenter de demi-mesures et des errements passés.

En troisième lieu – faut-il le redire ? – entamer réellement et significativement une action en vue de combattre la dictature des marchés (certains commentateurs n’ont pas hésité à parler de « guerre des marchés contre les Etats » !). Certes, une telle action est rendue très difficile par le fait qu’elle nécessite des accords au niveau international (les accords du G20 n’en sont qu’une pâle préfiguration) et prendra beaucoup de temps. On en connaît les principaux points d’application : réglementation stricte et limitation des activités portant sur la titrisation, les ventes à découvert et les produits dérivés (par exemple, interdiction des CDS sur les dettes souveraines), réforme du système des agences de notation… Mais il convient de la mettre en œuvre tout de suite avec vigueur. Jusqu’à quand laissera-t-on les hedge funds mettre en danger impunément la santé des Etats et de l’Union européenne ? Faut-il souligner combien il est amoral d’obliger, pour satisfaire l’appétit de quelques uns, les pouvoirs publics des pays attaqués par la spéculation à imposer au plus grand nombre des mesures d’ordre budgétaire et monétaire préjudiciables à leur bien être ? Jusqu’où ira-t-on avant de réagir ? Nous ne sortirons pas de la crise actuelle sans une profonde transformation de notre système économique.

– – – – – – – – – – – – –
(1) Le triomphe de la cupidité, Joseph Stiglitz, Editions Les Liens Qui Libèrent, Paris 2010. On pourra se référer aussi à : Les trous noirs de la science économique, Jacques Sapir, Albin Michel, Paris, 2000 ; La trahison des économistes, Jean-Luc Gréau, Le Débat Gallimard, Paris, 2008 ; Penser l’après crise. Tout est à reconstruire !, Jean-Pierre Pagé, Autrement, Paris, 2009.

(2) Ce dont témoigne l’article du Wall Sreet Journal du 26 février – dont des éléments ont été repris dans Le Monde du 27 février – relatant comment les dirigeants des « plus grands et plus célèbres hedge funds » se seraient réunis au début du mois de février à Manhattan pour évoquer une stratégie permettant de « faire glisser l’euro jusqu’à un niveau de parité avec le dollar », dans le dessein de « faire beaucoup d’argent ».

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  1. Ultra-dangereux… Je ne résiste pas à ma furieuse envie de faire partager les saloperies commandées là-bas par le gouvernement israélien…

  2. @ilicitano C’est cela, aller travailler pour gagner de l’argent pour acheter(à crédit) une maison dans la campagne et une voiture…

  3. @Otromeros Cela fait un mort pour 100 000 repas, soit 50 000 jours ou 125 ans, cela fait probablement que…

  4. Avec toujours (DORENAVANT…??? ) cette « vérité-duale » .. : https://www.rtbf.be/article/face-a-la-presse-et-malgre-les-enquetes-internationales-le-directeur-de-la-fondation-humanitaire-de-gaza-nie-toujours-les-violences-meurtrieres-11571186 …  » « En seulement un mois, notre organisation a distribué 55…

  5. Hors sujet, quoique… « Pour le ministre belge de la Défense, ces appareils sont sans rival : « Poutine n’a pas peur…

  6. @Julie ……. …….. et surtout (hélas) « ça » : https://trt.global/fran%C3%A7ais/article/461e0e7f05cd (source à consolider..? )

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