Billet invité.
Lecteur occasionnel et fort distrait du blog de Paul Jorion, j’y ai aperçu au fil de mes visites différents appels à interdire la spéculation. Le billet invité d’Olivier Brissaud me fait prendre la plume. Forcément, quand j’entends parler d’interdiction de spéculation ou de bannissement de produits financiers je ne peux m’empêcher de penser en même temps à La Bourse, de Max Weber, que j’ai traduite et qui vient d’être publiée chez Allia. Avec ce texte, publié originellement en deux livraisons en 1894 et 1896, Max Weber intervient dans le débat houleux qui animait la vie parlementaire et politique en cette fin de dix-neuvième siècle allemand.
La crise mondiale de surproduction agricole se traduisait par de fortes fluctuations de prix des matières premières sur les bourses allemandes, ce qui nuisait aux intérêts économiques des grands propriétaires des domaines prussiens qui exerçaient alors le pouvoir politique auprès de l’empereur Guillaume II, malgré leur importance économique faiblissante. Or leur mémoire était marquée par des crises et scandales boursiers récents et parfois retentissants. Ainsi, le défaut de paiement de l’Argentine faillit faire tomber la Barings et fit disparaître un tiers des capitaux allemands qui avaient été investis dans ses emprunts. Des banquiers avaient été pris dans des affaires où ils spéculaient avec les titres de leurs clients et un corner sur le rouble avait récemment été organisé par la Russie pour discipliner les intervenants sur le marché des changes. En outre, il n’existait pas de réglementation boursière uniforme sur le territoire du Reich et les règles coutumières en usage étaient, sans surprise, plus favorables aux opérateurs professionnels qu’à leurs clients. Il était donc facile pour les groupes conservateurs de stigmatiser les professionnels de la finance puisque la dépravation morale de ce groupe de statut était manifeste, et d’accuser les marchés d’être à l’origine des maux qui frappaient l’agriculture allemande.
Max Weber, qui ne portait pas les Junkers dans son cœur, puisqu’il considérait qu’ils étaient responsables de la polonisation de l’Allemagne orientale à cause de leurs politiques de rémunération et de recrutement dans leurs grands domaines agricoles, trouvait dans l’agitation parlementaire qu’ils orchestraient matière à poursuivre son combat sur un autre terrain.
Max Weber s’engage donc en publiant La Bourse dans la Bibliothèque ouvrière de Göttingen. C’est un ouvrage pédagogique d’introduction aux marchés boursiers, par lequel Weber convertit ses capacités d’élaboration symbolique en ressources politiques. Avec ce texte, il vise trois types de publics. Nous venons de voir les conservateurs agrariens. On trouve aussi les socialistes d’une part et les chrétiens sociaux d’autre part. Les premiers sont à persuader dans l’optique de l’attachement de Weber à une société capitaliste où les individus font peser les uns sur les autres des obligations économiques qui les placent tous dans une situation d’interdépendance. Max Weber est convaincu que les marchés boursiers et « les capitaux des grandes banques ne sont pas plus des ‘institutions de bienfaisance’ que ne le sont les fusils et les canons. » Il ne faut donc pas qu’ils prêtent main forte aux conservateurs par opposition au capitalisme financier et qu’ils mettent ainsi en danger la position de puissance de l’Allemagne dans la guerre économique qu’elle livre aux autres nations en temps de paix militaire. Les seconds sont à éduquer économiquement afin qu’ils n’aillent pas, en « apôtres ingénus de la paix économique » soutenir les conservateurs au nom d’une éthique économique déplacée.
Je voudrais mettre en lumière trois réflexions wébériennes.
La première touche au contrôle moral des opérateurs. Weber prend acte du fait que les opérateurs qui disposent des capitaux les plus importants sont toujours ceux qui disposent in fine du pouvoir le plus grand sur les marchés. Comme son critère politique est la puissance de l’Allemagne et que brider les opérateurs nationaux reviendrait selon lui à faire passer les capitaux allemands sous la coupe d’intérêts étrangers, la protection des investisseurs particuliers ne vient qu’en deuxième temps. D’autant plus que Weber a des doutes sur la légitimité de la participation des particuliers aux marchés. En outre, Weber émet des réserves sur la capacité des pouvoirs publics à organiser une surveillance effective des marchés. Weber s’appuie sur une théorie de la régulation sociale qui voit dans l’homogénéité des conditions, y compris économiques, la source de l’augmentation de l’intégration morale et du respect des normes. La lutte contre les malversations passera donc par la fermeture ploutocratique des marchés, afin que s’y forme une conception commune de l’honneur, de sorte que les membres du groupe de statut des opérateurs financiers partagent tous cette conception et se chargent de la faire régner entre eux. En institutionnalisant l’absence de boursicoteurs et d’agents publics peu au fait du fonctionnement des marchés, on ne fera que mettre les opérateurs professionnels en face de leurs responsabilités sans leur donner le moyen de s’en défausser sur des « bruiteurs ».
La seconde idée touche à la réalité des opérations boursières. Max Weber critique ceux qui croient que les opérations à terme sont assimilables à des paris déconnectés de la réalité en rapportant la chaîne d’opérations à terme successives sur une même marchandise à la manipulation d’une caisse de cigarettes, depuis les terres d’outre-mer où sont confectionnées les cigarettes jusqu’au détaillant allemand. Comme la marchandise achetée et vendue à terme, les cigarettes font l’objet de transactions multiples sans qu’il vienne à l’idée de quiconque d’en nier la réalité. C’est à mon sens un point de vue qu’il convient de garder en tête et d’en ré-examiner la pertinence à chaque fois que l’on se sent tenté d’accuser la finance d’être une activité virtuelle suspectée de déconnexion avec la réalité économique tangible.
La troisième thèse est liée à la seconde et touche à la moralité des opérations boursières. Max Weber affirme qu’il est impossible de déterminer par sa forme intrinsèque si une transaction est réalisée parce que les échangeurs étaient motivés par des raisons de pure spéculation ou par des raisons dont la logique serait industrielle. Il prend l’exemple d’un meunier et d’un importateur de marchandises russes qui s’assurent contre les variations du prix du blé ou du rouble. A la limite, la distinction entre l’industriel responsable et le pur spéculateur ne repose que sur un couple d’idéaux types entre lesquels il n’existe pas d’autre frontière qu’un dégradé de comportements qu’il serait bien hasardeux de séparer par un critère réaliste.
Je me doute que le choix de ce terrain de comparaison historique peut sembler biaisé, mais il n’a d’autre raison que ma connaissance relativement intime de La Bourse et des quelques réflexions qu’y tient Weber. D’aucuns pensent qu’elles ne sont pas les plus fulgurantes de cet auteur, et je n’impose à personne de partager ses opinions politiques qui, outre leur valeur intrinsèque, ne sont pas forcément adaptées à la situation actuelle. Néanmoins, puisque nous avons ce texte à disposition en français, autant en profiter pour réfléchir un peu et je serais ravi qu’il serve à cela et non seulement à savoir ce que pensait un homme décédé presque un siècle.
21 réponses à “Max Weber et la Bourse, par Pierre de Larminat”
je trouve ça très intéressant, merci et félicitations pour la traduction. J’adhère complètement à l’idée que la frontière de la spéculation est floue. La morale des opérateurs est plus aisée à réaliser dans un périmètre défini; dans notre finance mondialisées c’est évidemment plus difficile…Quant à savoir si anticiper est forcément un geste spéculatif on peut en discuter: si vous achetez le produit dons vous aurez besoin et que vous ne faites pas de trading avant d’utiliser ce bien (ventes-achats successives), je tendrais à dire que vous ne spéculez pas….
Anticiper (sur le prix des latières premières) est un geste spéculatif?
Oui dans l’absolu si on est « certain » d’augmenter sa marge à terme.
Mais la gestion en « père de famille » peut aussi être soupçonnée.
Est-ce que « optimiser » la gestion est spéculer??
En dehors de tout « service « rendu il ne doit pas y avoir de rétribution.
Je sors un peu exceptionnellement du sujet pour vous faire partager une blague. (blague, ça, c’est moins exceptionnel).
Mais quand un organisme tel que l’OCDE se ridiculise, je craque.
http://www.lemonde.fr/economie/article/2010/02/03/l-ocde-invite-la-chine-a-accroitre-ses-depenses-sociales_1300554_3234.html#ens_id=1251236
« L’OCDE invite la Chine à accroître ses dépenses sociales »
Et la fraise sur le bateau :
« »Une plus grande flexibilité du taux de change irait aussi dans ce sens », note l’étude. »
Ils ont tous un nez rouge et des chaussures de 50 cm, chez OCDE Inc..???
Billet très intéressant, merci.
Il se peut que la « frontière de la spéculation » (selon Olivier Brissaud) ne soit pas en définitive si floue, c’est la régulation qui semble être inexitante.
Je rêve sans doute, mais on doit pouvoir se demander ce que fait un négociant en cigarettes lorsqu’il achète de grandes quantités de droits sur de grandes quantités de blé. Idem pour les banques si on les considère comme des négociants en argent/monnaie.
Je croyais aussi naïvement que les sociétés, de toutes tailles, devait avoir une activité déclarée (avec des implications comptables et fiscales) et se limiter à celle-ci. Si ce n’est pas le cas, il y a des pistes de normalisation et régulation à suivre.
hum… excellente initiative que ce papier. Il met bien en avnat 2 choses:
1/ La guerre économique planifiée que livre l’Allemagne contre le reste du monde, et qu’elle n’a jamais cessé de mener depuis lors (avec bien plus d’agressivité que les autres je dois dire, enfin disons à égalité avec les britanniques).
2/ L’impossibilité quasi complète de la pensée sociologique de M. Weber à penser les questions normatives. En sciences sociales la valeur épistémologique des « idéaux-types » soulève déjà de nombreux doutes. La difficulté que vous soulevez serait très facilement balayée par un Rousseau, un Rawls ou un Walzer (ou n’importe quel défenseur de la théorie des échanges bloqués), parce qu’elle disparait « comme par enchantement » dès lors qu’on aborde la question du meilleur régime avec les instruments qui sont taillés à sa mesure, et dont les « idéaux-type » ne font certes pas partie!
Une critique radicale de l’approche weberienne des questions normatives se trouve développée au chapitre II de Droit Naturel et Histoire. Les idéaux-type ne pouvant conduire qu’à une forme de biais relativiste, soit qu’il est impossible d’arbitrer « la guerre des Dieux » (les conflits de valeur), soit que les idéaux-type, en tant que tels, n’existent pas et sont donc introuvables dans la réalité, nous privant de tout levier d’action cohérent sur cette même réalité.
Le premier problème « industriel » et « spéculateurs » ne sont justement pas des idéaux-type.
Le second problème, c’est que ce qui compte, ce qui est politiquement discriminant, ce ne sont pas les « statuts » (industriel/speculateur) mais les actions, dont la qualification politique/normative pertinente ne dépend absolument pas du statut de l’agent!
Je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur ce point (j’achèterai le livre). Ce qui vaut des artifices de la langue comptable vaut donc également des concepts wéberiens: ils sont dépourvus de portée normative légitime (parce-que conçus avec d ‘autres objectifs en vue).
Pas si sûr justement. En tous cas, cela reste à démontrer. Et ce texte de Weber (peu connu pour ne pas dire inconnu jusqu’ici en France) semble avoir le mérite de poser la question (mais il va falloir le lire entièrement). Parler d’action au lieu de statut ne résout pas automatiquement la question, puisque tout le problème est justement de trouver le critère séparant l’action de pure spéculation des autres actions économiques. Je ne suis pas certain que la réponse soit évidente et donnée d’avance.
En tous cas, l’invitation de Weber au débat est une bonne chose.
Dans toutes les crises économiques (depuis plusieurs siècles) il y a deux constantes :
1°) Les financiers agissent au delà du socialement raisonnable et admissible. Leurs excès les transforment en de « purs » prédateurs de l’environnement social.
2°) Dans toutes les configurations le pouvoir régalien des états (ou fédérations d’états) s’est montré incapable (par bêtise ou méchanceté) de réguler les financiers dans leurs opérations.
Les financiers semblent donc plus doués et costauds que les guerriers, car nos militaires ont accepté depuis longtemps de se soumettre au pouvoir politique civil, ce qui n’est absolument pas le cas des financiers.
Comment nos ancêtres ont ils donc procédé pour vaincre les guerriers ? A mon sentiments celà doit avoir quand même un petit peu à voir avec les lumières et la révolution française.
Allons un peu de courage… une pique pour chaque banquier … à moins que (non de dieu) les banquiers d’aujourd’hui soient à la noblesse ce qu’était le clergé.
Bon sang mais c’est bien sûr, la voilà l’issue !
J’ai « presque » envie de vous questionner sur la période française des 3 ans après la révolution de 1789. Avec leur erreur économique énorme.
En fait, la spéculation vient du pays bas de mes ancêtres avec le bulbe de tulipe. On ne se refait pas.
Il faut impérativement laisser s’écrouler le système car il utilise la faiblesse.
Vous avez sans doute raison. Pour avoir vécu la chose, je puis vous affirmer qu’en affaire avec les Hollandais on fait peu de bénéfices mais que l’on gagne énormément en expérience.
AIG distribue 100 millions de dollars de bonus : Obama « en colère », les critiques pleuvent
http://www.boursorama.com/infos/actualites/detail_actu_marches.phtml?num=1727711b81942a36b8773e3cbad6cb07
Dire qu’il y a plus d’un an, ces mêmes politiques « en colère » nous disaient que « la fête est finie à wall street ». On doit sûrement assister à une after… 🙂
Prenons de l’avance sur l’année prochaine :
3 février 2011 : « AIG va distribuer 120 millions de dollars de bonus » : Obama pas content, menace l’assureur d’un avertissement (et 1 blâme au bout de 10 avertissements !)
On se moque de qui – c’était pas il y a un an le scandale des bonus AIG ?
Vous trouverez pour ceux que ça intéresse p 287 et suivantes du livre téléchargeable ici
http://www.reformons-le-capitalisme.fr/livres/Une-Crise-de-Transition-Tome-1-La-crise-economique.pdf
la sélection des meilleurs dessins de presse 2009 traitant du sujet des bonus AIG, ils peuvent resservir…
D’accord avec l’auteur pour ce qui est de la disparition de cette caste financière qui de nos jours ressemblent étrangement aux « Junkers prussiens germaniques » et qui se comportent avec la même insolence arrogante croyant sans doute détenir leur pouvoir comme la monarchie française de « Droit divin ». Mais on oublie que la grande finance internationale est « apatride » et n’a que faire des considérations démocratiques de ce qu’ils appellent entre eux « La Populace ». Cependant nous, citoyens ordinaires et par conséquent normaux nous ne devons pas jeter le « Bébé avec l’eau du bain ». Les marchés à terme et leur traders sont utiles aux entreprises industrielles, il est vrai de l’ordre de 3% dans la totalité de ces produits dérivés mais on est obligé de les garder. C’est le rôle des « Politiques » de séparer le bon grain de l’ivraie. Pour le moment ils jettent en pâture les intermèdiaires de ces marchés alors que c’est de leur responsabilité de laisser « vadrouiller » librement les spéculateurs qui sont mélangés en toute impunité avec le bon grain.
La frontière de la spéculation est effectivement floue. Je suis d’accord pour dire qu’une opération prise au hasard dans le flot des opérations financière ne peut être qualifiée de spéculatrice ou pas.
Toutefois, il y a quand même un critère qui me semble pertinent pour discriminer la dangerosité des opérateurs: quand la majorité des revenus d’une entreprise provient d’opérations financières dans lesquelles elle se défausse sur d’autres du risque de l’opération en question, c’est en ce qui me concerne un spéculateur dangereux sans l’ombre d’un doute. Une banque qui joue un rôle d’inter-médiation, qui en assume les risques (pas de réassurance), prend des commissions pour cela et en vit, n’endosse pas un rôle de spéculateur.
La banque (le hedge fund, le fond de pension, liste non exhaustive) qui tire la plupart de ses revenus du fast-trading, d’opérations plus classiques d’achat/vente mais sur lesquelles elle prend des réassurances, de la titrisation est un spéculateur pur jus des plus dangereux
Un opérateur peut gagner sa vie uniquement sur les marchés financiers sans être un spéculateur, en tous cas pas forcément dommageable pour la société, si en dernier ressort c’est lui qui assume le risque de ses opérations financières.
Un opérateur industriel (terme général pour indiquer quelqu’un qui produit un bien réel ou un service, consommable en dernier ressort) peut utiliser l’instrument financier sans pour autant être un spéculateur si l’essentiel de ses revenus provient de ses vente de biens « réels ». On peut certes arguer du cas des « affameurs », spéculateurs qui stockaient le blé en grande quantité pour en faire flamber le prix avant revente, mais l’augmentation de la taille des marchés rend un tel stockage réel totalement inefficace aujourd’hui.
J’ai vraiment l’impression que c’est la proportion des revenus financiers dont le risque n’est pas assumé qui définit la dangerosité du spéculateur.
Et pendant ce temps là on laisse la possibilité à des gens comme Sarkozy de prendre la décision de vitrifier des millions de gens en quelques minutes, et ça ne dérange personne … Moi, par les temps qui courent, si je me préoccupais de la survie de l’humanité, ça me mettrait quand même un peu mal à l’aise.
Sur les opérations à terme vues comme le passage de mains en mains d’une caisse de cigarettes :
On échange sur ces marchés des reconnaissances-de-dette-à-terme, pas des marchandises.
Par ailleurs, cette présentation est très antérieure à l’invention des produits genre CDS, qui sont, pour la plupart des intervenants, de purs paris, comme Paul Jorion l’a souligné.
@ Jean Michel
Je ne sais pas si, en l’absence de développements plus importants, ma position sera plus convaincante. En tout cas j’espère qu’elle sera plus claire.
Admettons dans un premier temps qu’il y ait une différence entre le citoyen, le citoyen en tant que sujet de droit, le citoyen en tant que justiciable, le citoyen en tant que pompier/banquier/boulanger… Sans rentrer dans les problèmes que ces distinctions posent, il est juste important de saisir l’idée générale selon laquelle il puisse y avoir une différence qui fasse une différence en terme de contenus de devoirs et de droits associés à chacun de ces « rôles/statuts ».
Il en résulte deux idées:
– le critère qui distingue le spéculateur de l’entrepreneur, qui sont deux catégories normatives (et c’est pourquoi j’aurais dû parler de « rôle institutionnel » plutôt que de « statut », ce qui prête à confusion) n’est pas construit comme étant le produit d’une observation de la réalité. Ce n’est PAS un objet sociologique. Il est donc futile, comme le tente Weber, d’essayer de déduire sa position normative d’une observation de la réalité sociologique. Bien sûr ca ne veut pas dire qu’on ne prend pas en compte la réalité, mais le « mode de construction » de cet objet juridique suit une logique différente (on est dans le registre de la justification et non dans celui de la description).
En gros c’est un problème d’épistémologie morale et non un problème de sociologie (les méthodes d’investigation du réel par le sociologue ne nous servent dont à rien ici).
– on voit donc que le même « mot » peut renvoyer soit à une étude empirique (que fait vraiment un « industriel »?) soit à une construction normative (est un « industriel » celui qui fait ce qu’un « industriel » est tenu de faire sur le plan normatif, en vertu des obligations qui sont constitutionnellement les siennes, de jure, dans une démocratie bien ordonnée).
Or des lors qu’on s’intéresse aux questions de réglementation (et non pas de régulation, car la différence essentielle entre les deux n’est PAS que dans un cas on préserve le système pour l’amender et que dans l’autre on change le système, ni qu’il s’agit de deux modes de gestion du risque différent, mais bien que la règlementation est une catégorie directement normative alors que la régulation n’en est pas une), on doit se référer aux catégories normatives.
Le problème de Weber c’est que ce même ‘ »idéal-type » qui le rend structurellement incapable de comprendre la différence entre les deux niveaux, lui donne l’illusion qu’il peut se balader comme il le veut entre les questions descriptives et les questions normatives (c’est un « moyen terme », ni tout à fait empirique ni tout à fait normatif). Il ne faut pas s’étonner alors qu’il aboutisse, in fine, par « replier » les questions d’ »opérationnalité » (qui sont des questions pratiques non normatives, dont tout contenu axiologique a été expurgé!) sur les questions normatives, les premières prenant la place des secondes.
On retrouve là un schéma « habituel »: qu’il s’appelle « neutralité axiologique », « pragmatisme », »amoralisme », « opérationnalité », il s’agit toujours d’évacuer la question fondamentale des valeurs politiques qui sous-déterminent nécessairement la totalité du système. Et la pensée de Weber, étant et se voulant purement fonctionnelle, a-politique est de facto anti-démocratique.
Comme je l’ai souvent dit et redit sur ce blog, le fait que le « droit » lui-même ait incorporé une conceptualité qui lui est étrangère est à la racine des aberrations observées (car c’est la la langue même du droit, la façon dont ses concepts sont interprétés et conçus, et non pas seulement le contenu des droits et des devoirs des uns et des autres, qui change en fonction du type de régime). Imaginez que le droit ait repris à son compte la conception que les économistes se font de la monnaie (c’eut été une catastrophe: heureusement que celle-ci nous a servi de fil d’Ariane): on ne s’en serait jamais sortis!
Et pourtant c’est ce qu’il fait dans des tas d’autres domaines, et ca commence par confondre catégorie sociologique et catégorie normative, et ce danger est l’autre versant de l’anglo-saxonnisation du droit français: non pas seulement le passage de la loi au contrat, d’un espace régulé par la loi à un espace polarisé par des normes, mais aussi le passage d’une certaine façon de construire les concepts juridique à une autre manière de faire, qui se contente d’importer des conceptualités étrangères fixées à d’autres fins (en général celles que poursuivent les professionnels du secteur en question). Les catégories des sociologues ne sauraient avoir aucune valeur normative qui soit démocratiquement légitime.
Il y aurait d’autres manières d’illustrer cette idée, en la distinguant précisément par exemple de la ligne argumentative selon laquelle « le droit de propriété sur son corps », juridiquement déterminé, est un résultat (l’ensemble des droits ayant trait à cette question) et non pas un principe fondamental à partir duquel ces même droits seraient déduits. Ou encore de la ligne argumentative selon laquelle, sur le plan pratique, un boulanger ne fait pas du pain parce qu’il est boulanger, mais qu’il est qualifié de boulanger parce-qu’il fait du pain.
Mais je ne les cite que pour que vous ne confondiez pas ce qui est évoqué plus haut avec ces 2 questions. Vous comprenez l’ensemble quand vous comprenez que justement ce n’est pas du tout la même chose.
Bien sur le fait qu’il soit – en pratique- impossible de distinguer les deux actions pose peut-être une difficulté réelle, complètement indépendant de la problématique weberienne.
A vrai dire c’est une objection qui me semble extrêmement faible. Il est toujours possible d’aménager les institutions de manière à ce que la confusion ne soit plus possible, par exemple en interdisant toutes les actions difficilement distinguables (par principe de précaution) ou qui posent des problème de complexité d’un genre particulier. Il n’y a qu’à arbitrer entre la « clarté du monde social » et « l’optimisation de certaines activités » (Aristote, Rousseau et Rawls, par opposition aux utilitaristes par exemple, ont tranché dans le sens de la clarté, et sans état d’âme qui plus est).
Mais même si on tranchait en faveur de la welfare economics sur ce point, il resterait que la question n’est plus à ce niveau là une question normative mais une question d’ingénierie sociale (c’est à dire d’imagination).
Je ne suis pas certain que l’on puisse séparer aussi facilement que cela les catégories juridiques (normatives) et les catégories sociologiques (descriptives). Ne serait-ce que parce que décrire une société passe souvent par identifier des règles de droit (écrit ou coutumier, peu importe : par exemple les règles d’alliance et de parenté chez les Aborigènes d’Australie) qui sont des règles *performatives* contribuant à faire exister le social tel qu’il est (quand bien même ces règles ne sont pas toujours respectées). Notre droit pénal qui définit les délits et les crimes fait du coup exister (ontiquement) les délinquants et les criminels comme catégories sociales. Une bonne partie de la sociologie et de l’ethnologie ont travaillé à identifier ces règles performatives ainsi que la façon dont les agents en jouent, en même temps que la façon dont elles font exister ces agents (théories de l’étiquetage de H. Becker par exemple).
A partir de là, j’essaie d’éclaircir moi-même ma pensée (sans être sûr d’y arriver) : quand je dis que tout le problème est justement de trouver le critère séparant l’action de pure spéculation des autres actions économiques, c’est aussi une question juridique. On peut bien entendu faire un choix normatif sur les actions que l’on appellera alors de pure spéculation que l’on souhaite interdire. Mais en interdisant ces actions et les marchés à terme à certains, on crée du même coup un délit et une transgression possible qu’il faudra pouvoir sanctionner. Donc réfléchir aux échappatoires possibles (« mais ce n’était pas de la spéculation »). Les avocats seront sollicités, n’en doutons pas, tant pour ruser et spéculer quand même que pour défendre ceux qui auront été pris. J’aimerais d’ailleurs lire une réflexion de juriste là-dessus. Il semble que des interdictions de ce type ont existé, si elles n’existent pas toujours. Ainsi je lis dans le bouquin de Donald McKenzie (An Engine, not a Camera. How Financial Models shape Markets, 2006) à propos des « futures » sur les produits agricoles : « However infrequently the physical delivery of grain was demanded, its possibility was essential to the legal feasability of futures trading in the United States. If physical delivery was impossible, a futures contract could be settled only in cash, and that would have made it a wager in the U.S. law. There was widespread hostility toward gambling, which was illegal in Illinois and in most other states ». Est-ce toujours illégal sur la marché des grains ? Auquel cas, il y pourrait y avoir là une bonne base pour une réflexion juridique (que quelqu’un, quelque part, a peut-être déjà menée).
Bonjour Pierre. Bonne idée de venir sur ce blog, où il se passe à vrai dire bien des choses. Mon commentaire vient peut-être un peu tard, ce qui fait que tu ne le verras peut-être pas, mais bon…
Je voulais juste réagir sur l’histoire de la déconnexion (ou de la connexion?) de la « finance » et du « réel ». Le thème est assurément rebattu, mais de mon point de vue cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas le faire reposer sur un vrai raisonnement. Selon moi il faut partir non pas des acteurs, de leurs intentions réelles ou supposées, de leur psychologie plus ou moins « rationnelle » etc., mais partir des biens qui sont valorisés et de leurs caractéristiques intrinsèques. Là en effet on peut dire une chose assez solide: il y a des biens et services qui sont consommés, et il y en a (en particulier les actifs financiers) qui ne le sont pas. Pour les premiers, les notions d’utilité, d’offre et de demande, si contestables soient-elles (et il faut assurément les déconstruire et les reconstruire autant que possible) n’en ont pas moins une validité logique au moins potentielle: il est au moins concevable de dire d’un bien ou service consommable qu’il est doté d’une utilité intrinsèque, ce qui est la base d’un raisonnement en termes d’offre et de demande. En revanche il n’est même pas logiquement possible de le dire d’un actif financier: ce dernier n’est pas doté d’une utilité intrinsèque, puisqu’il s’agit simplement d’un droit à percevoir des revenus futurs hypothétiques; son utilité est donc dérivée. Je sais que les sociologues n’aiment pas ce genre de distinction et/ou n’en voient généralement pas la pertinence ou l’utilité. Ce sont les économistes (dont Orléan) qui y tiennent plutôt; de fait avec le temps je me sens de plus en plus redevenir économiste, mais c’est un autre débat.
Bien sûr on peut « spéculer » sur des biens et services consommables (la caisse de cigarettes de Weber, les cargaisons de pétrole…) et on ne s’en prive pas. Simplement, ces produits ont une élasticité-prix: l’offre et la demande, quoi qu’on dise, réagissent au prix. On ne peut pas du tout en dire autant des actifs financiers qui, avec les dérivés, peuvent être offerts et demandés en quantités potentiellement illimitées.
Je ne l’exprime peut-être pas suffisamment bien, mais je pense toujours que c’est cette distinction qui importe, et pas une éventuelle distinction entre des agents « spéculateurs » et d’autres dotés d’une « logique industrielle ». Il me semble que, sur les marchés financiers, le plus intrègre, protestant et prussien des investisseurs de long terme aura toujours envie de gagner de l’argent. Le fait qu’il souhaite en gagner au bout de 30 ans et pas de 30 secondes ne change rien au fait qu’il doit souhaite revendre plus cher qu’il n’a acheté, ce qui est, si je ne m’abuse, la définition de la spéculation. Cela n’a rien à voir avec ses motivations, et tout avec la nature même du bien qui est échangé.
Bien sûr je ne veux pas dire par là que les actifs financiers seraient quelque chose d’ »irréel »: ils sont tout à fait réels, mais ce n’est pas la même réalité. Un « tu l’auras » n’est pas irréel: on y croit ou on n’y croit pas, mais cela a bien été prononcé; simplement ce n’est pas la même chose qu’un « tiens ».
Un « tu l’auras » ne tient en réalité qu’à la parole de qui tient à vous en convaincre.
[…] The anthropologist Paul Jorion has kindly published some remarks inspired by the reading of his blog. Having newly published a French translation of Max Weber’s Die Börse (The Stock Exchange), I tried to express some thoughts that I believe this book encompasses on market morals and speculation. The entire article can be read here. […]