Dubaï et la City : considérations inopportunes sur la richesse et le mérite, par Emmanuel Quilgars

Billet invité.

Personne n’a été étonné d’apprendre que, parmi les créditeurs étrangers, les banques britanniques étaient les plus exposées à Dubaï World, le conglomérat d’Etat qui s’est avéré incapable de payer ses dettes, tant la folie des grandeurs de l’émirat du Golfe et la mégalomanie des banquiers anglais et écossais semblaient parfaitement correspondre, outre évidemment leurs intérêts communs bien compris. En revanche, on a pu apprendre avec intérêt qu’environ 100 000 britanniques vivaient à Dubaï – la communauté occidentale la plus importante –, et que toute une armada de professionnels utiles (banquiers, traders, avocats, comptables, consultants, négociants, etc.) exerceraient là-bas ses talents, en conformité donc avec le profil économique de ce minuscule territoire. D’ailleurs, le voyage à Dubaï était presque devenu une étape obligée du cursus honorum des financiers, une expérience fructueuse dans l’apprentissage des Wilhelm Meister de la banque.

Cette relation spéciale entre Dubaï et le Royaume-Uni n’a rien d’étonnant, elle est emblématique d’une homologie de fond entre les deux pays : car, finalement, la société féodale de Dubaï – avec sa minorité de millionnaires (les nationaux), sa majorité de quasi-esclaves (les immigrés indiens, pakistanais, bangladais, etc.), et les expatriés occidentaux en adjuvants des premiers – représente l’idéal type de la société britannique, structurée entre l’élite des « méritants » (fortunés), la masse des « non-méritants » (responsables de leur pauvreté) et le groupe social éduqué dédié à l’encadrement. D’ailleurs, comment ne pas voir dans Dubaï le fantasme de la City, son rêve secret – le rêve d’un centre d’affaires à l’état pur, débarrassé des contraintes de la démocratie et de l’Etat social ?

On ne sait trop comment Dubaï – un pays qui par son histoire et sa culture diffère tant du Royaume-Uni – justifie idéologiquement son régime hiérarchique et inégalitaire, mais cela ne semble pas émouvoir outre mesure les nombreux Occidentaux qui se rendent chaque année dans l’émirat (expatriés, voyageurs d’affaires, touristes, etc.), tant eux-mêmes sont déjà parfaitement accoutumés dans leur propre pays à un ordre hiérarchique et font preuve d’une tolérance remarquable (et stupéfiante à bien des égards) envers les inégalités sociales. Mais il faut dire que nous disposons chez nous d’un fétiche tout-puissant pour expliquer les différences de revenus, un concept magique capable de justifier à la fois la richesse et la pauvreté : le « mérite ». Grâce à lui en effet, s’opère cette transsubstantiation étonnante par laquelle le riche est recyclé en « méritant » et le pauvre en « non-méritant ».

Le grand problème des riches a toujours été de légitimer leur fortune – et de se légitimer eux-mêmes par la même occasion. Il y a bien eu une époque où la richesse était signe de l’élection divine, mais malheureusement entre-temps Dieu est mort. L’idéal serait que les riches et le reste de l’humanité n’appartiennent pas à la même espèce, car ainsi la différence sociale serait inscrite dans l’ordre de la nature. Dans son roman publié en 1895, The Time Machine, H. G. Wells imaginait que dans un futur très lointain l’humanité se séparait en deux types humains distincts, avec d’un côté la classe dominante engendrant les Elois, un peuple paisible et harmonieux, et, de l’autre, les classes prolétaires donnant naissance aux Morlocks, des êtres dégénérés vivant sous terre. Nous n’en sommes pas encore là, il est vrai, mais notons tout de même que, du point de vue physique, les riches et les pauvres se ressemblent de moins en moins : l’accès privilégié à une alimentation de qualité, à l’information diététique et médicale, à la chirurgie esthétique, réparatrice (greffes d’organe, prothèses de toute sorte, etc.) et bientôt bionique, à un environnement écologiquement sain, aux infrastructures sportives et de loisirs, etc., permet aux personnes fortunées d’entretenir au mieux leur organisme, de repousser leurs limites physiologiques et biologiques, et en définitive d’exhiber un corps différent de celui des hordes de Morlocks obèses et souffreteux qui hantent les bas-fonds urbains.

Du point de vue moral, l’idéologie du mérite apporte quant à elle une justification aux inégalités de revenu avec une économie de moyens (si l’on peut dire) exceptionnelle : le riche est riche parce qu’il le mérite (par son talent, ses qualités remarquables), le pauvre est pauvre parce qu’il ne mérite pas d’être riche (symétriquement : à cause de son manque de talent, de qualité remarquable). D’ailleurs, le mot « riche » lui-même tombe peu à peu en désuétude : celui qui l’emploie est immédiatement soupçonné d’être un odieux marxiste qui n’a rien compris à l’évolution de la société. On lui préfère le doux vocable de « talent », plaisante synecdoque par laquelle l’upper class a pris l’habitude de se désigner : à chaque fois par exemple qu’on évoque une hausse des impôts pour les haut revenus, quelle est la réaction outragée et unanime de tout ce que le pays compte de gros portefeuilles ? « Les talents vont fuir le pays. »

C’est ainsi que la porte-parole des l’Association des banquiers britanniques (British Bankers’ Association) commentait récemment l’une des mesures fiscales envisagées dans le pré-budget 2010 du gouvernement Brown (en l’occurrence, la création d’une nouvelle tranche de l’impôt sur le revenu – 60 % au-delà de 500 000 £ par an) : « Our concern has been and will remain around the competitiveness and attractiveness of the City, and whether tax moves or other action on remuneration or employment would be something that would chase talent out of the City, and whether it would discourage businesses and talent from locating here. » On remarquera en passant que la conjonction business-talent est particulièrement présente dans le discours d’autolégitimation des financiers, banquiers, traders, etc., à croire que le génie humain a déserté toutes les autres professions. D’ailleurs, tant qu’on y est, pourquoi ne pas créer – sur le modèle des « sans-emploi », des « sans-abri », des « sans-papiers », etc. – une catégorie spéciale pour désigner ces inadaptés sociaux d’un genre nouveau : les « sans-talent » ?

Cette insistance à mettre en avant son prétendu mérite par la classe dominante est bien sûr indispensable pour donner une apparence de raison aux inégalités sociales dans un système démocratique. Accumulation primitive, structure du capital, classe de loisir, reproduction sociale, etc., toutes ces choses-là sont bien ardues et bien désagréables pour des oreilles sensibles, surtout quand on a en réserve de beaux spécimens de self-made-man à présenter à l’opinion. De plus, le mérite, c’est une qualité personnelle beaucoup plus gratifiante à faire valoir que, par exemple, la cupidité, le cynisme ou l’absence de scrupules. En ce qui nous concerne, cependant, on préférerait quand même qu’on nous explicite les présupposés philosophiques, sociologiques, anthropologiques, etc., de cette filiation talent-richesse – et autrement qu’en pontifiant imperturbablement sur la « nature humaine ». Après tout, pourquoi le talent ne se suffit-il pas à lui-même ? Pourquoi faut-il le récompenser ? Et s’il faut le récompenser, pourquoi par de l’argent ? Et s’il faut le récompenser par de l’argent, pourquoi par des sommes dix fois, cent fois, mille fois supérieures au revenu commun ?

Le mérite est aujourd’hui ce qui fonde – au Royaume-Uni, en France et ailleurs – la légitimité des régimes d’apartheid social dans lesquelles nous vivons. L’idéal de justice en a été transformé : une société juste n’est plus une société où les besoins de tous sont satisfaits, mais une société où les mérites de chacun sont reconnus. Il en découle que la lutte collective pour la justice n’est plus une lutte pour que tous aient accès aux mêmes biens et services, mais une lutte pour que les mérites de chacun soient universellement reconnus et rémunérés comme tels, et peu importe alors que l’un n’ait (quasiment) rien et l’autre (presque) tout – ce qui rend problématique, on en conviendra, l’aspect « collectif » de ladite lutte. A tous les étages de la société, chacun en vient donc à défendre son petit bout de mérite contre ceux incapables de le reconnaître ou de le reconnaître à sa juste valeur (financière), c’est-à-dire finalement contre tout le monde – combat âpre, acharné, frustrant, surtout quand on a autour de soi tant d’exemples de réussites imméritées ! Il faut jour après jour prouver son talent, impitoyablement, prouver qu’il est supérieur à celui de son voisin, de son collègue, de son confrère, etc. –, la concurrence étant bien sûr le corrélat fonctionnel de l’idéologie du mérite.

Parfois, ainsi, on arrive à un revenu conséquent – ou même pas conséquent, d’ailleurs, juste à quelques encablures du Smic. Que faire, alors, avec cet argent péniblement gagné ? Partir en vacances, en voyage – à Dubaï par exemple, pour vivre quelques jours comme un millionnaire. You’re worth it ! Vous le valez bien ! Surtout maintenant que les prix sont cassés, avec la crise : 1000 £ la semaine, ce n’est pas si cher pour un hôtel quatre étoiles avec restaurants, piscines, spa, fitness center, etc. Pourquoi aurait-on mauvaise conscience de se faire servir par des domestiques philippins dont on a confisqué le passeport ? N’ont-ils pas la chance de travailler ? Ne font-ils pas vivre dix personnes à Manille avec leur salaire ? Ne sont-ils pas des privilégiés, eux aussi, n’ont-ils pas ce qu’ils méritent ?

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