Charleroi, La Louvière et l’énergie, par Bernard Laget

Billet invité.

En écoutant Paul Jorion évoquer dans « Le temps qu’il fait » ses souvenirs d’enfance, Charleroi et ses fumées industrielles, m’est revenue l’image le long d’un canal aussi sale que désespérément rectiligne, d’un décor digne de Georges Simenon. Friches industrielles de murs composites de briques et de poutrelles, un monde de pauvres gens travailleurs de l’acier et du charbon, de chalands de besogne, de petits bistrots aux enseignes de la « Gueuse Lambic » ou de la « Stella Artois », les vélos appuyés sagement sur leurs murs.

Autre image non loin de Charleroi, celle paisible dans la verdure du canal du centre des anciens ascenseurs à bateau de La Louvière, d’un lieu d’intelligence et d’économie qui date d’une époque ou l’énergie était précieuse. En cette fin de 19éme siècle le développement industriel, la sidérurgie, impose de développer le transport par voie d’eau, entre les industries et vers les ports maritimes Anvers, Rotterdam, la Meuse et le Rhin.

Mais si dans les plats pays, les Flandres, les estuaires et les Pays-Bas, la topographie avait permis un développement traditionnel de la batellerie, la traversée de la Belgique depuis les bassins de l’ouest via le centre vers les estuaires maritimes de l’ouest se heurtait au relief. Ce fut le cas pour le canal Belge du centre et d’autres canaux du Nord de la France qui justifiaient des ouvrages plus performants, plus rapides à franchir qu’une batterie d’écluses. A la Louvière le besoin d’ascenseurs donna lieu à un projet qui prit la forme d’une série de 4 ascenseurs à péniches d’une dénivelée de l’ordre de 18 mètres chacun. Nous sommes en 1888, des ingénieurs anglais ont pris des brevets pour n’utiliser que l’énergie potentielle de l’eau du canal du centre et emportent le marché d’études lancé par le royaume de Belgique. A l’époque la force motrice ne pouvait venir que de machines à vapeur, les moteurs électriques puissants et l’électricité faisant encore défaut. L’idée est d’avoir recours à l’eau et l’énergie potentielle disponible dans la différence de niveau des biefs inférieurs et supérieur. Le concept est celui d’une balance hydraulique dont un bac monte un bateau pendant que l’autre bac descend, le fléau de la balance est constitué de 2 gros vérins de deux mètres de diamètre, chacun supportant un bac, et reliés entre eux hydrauliquement par de l’eau maintenue sous pression. Pour mettre en mouvement l’ascenseur le bac haut admet un volume d’eau un peu supérieur à celui du bas, cet excédent de poids met en branle l’ascenseur. Il faut tenir une pression suffisante dans le circuit hydraulique et compenser les fuites, ce qui est dévolu à une petite turbine à eau mue par celle qui vient du bief supérieur, une petite génératrice fournit par le même principe le peu d’électricité annexe pour gérer l’ascenseur et éclairer les abords de l’ouvrage.

Les visiteurs peuvent apprécier dans l’horizontalité paisible du plan d’eau le reflet de ces ouvrages dressés dans les arbres, aujourd’hui classés au patrimoine mondial de l’Unesco, et qui fonctionnent encore pour le tourisme fluvial, car le canal du centre est passé à grand gabarit. (1500 tonnes contre les 300 initiaux).
Belle leçon d’ingéniosité humaine à méditer pour nos contemporains en quête d’économies d’énergie et de préservation de la planète, à proximité et par contraste des anciens bassins miniers, et des cheminées de briques devenues inactives. Le pire et le meilleur se côtoient, lieus de mémoire à visiter pour les amateurs de vieilles machines aux cuivres amoureusement astiqués.

A proximité, demeurent les restes d’un petit village d’ouvriers qui ont creusé le canal et construit les ascenseurs ; emblématique, une salle du village ou le village lui même, j’ai oublié, est dénommée « la cantine des Italiens ». Car c’est une pauvre main d’œuvre peu qualifiée importée d’Italie qui est venue trimer sur ce site. Lieu de mémoire humaine, de souffrances, mais à la « Cantine des Italiens » nul cuivre ne brillera jamais, seule l’imagination a sa place.

Ascenseur No1
ascenseur No 3

Partager :

10 réponses à “Charleroi, La Louvière et l’énergie, par Bernard Laget”

  1. Avatar de François Leclerc
    François Leclerc

    A côté de Brasilia, dans la campagne du vaste plateau sur laquelle la cité futuriste et emblématique a été construite en moins de mille jours et inaugurée en 1960 par Juscelino Kubitschek, un modeste musée est dédié à la mémoire de ceux qui l’on édifié.

    Il utilise la structure du petit hôpital en bois où furent soignés nombre d’entre eux, tant les conditions de travail étaient dangereuses et les accidents nombreux. A ce point que l’on croit savoir que, dans la précipitation des travaux, le béton fût souvent coulé sur des cadavres d’ouvriers dans les coffrages.

    Rétrospectivement, ce pourrait être un hommage qui leur serait rendu de le reconnaître et d’apposer ne serait-ce qu’une simple plaque sur un pilier, alors que d’importants travaux de rénovation de Brasilia viennent d’être entrepris.

  2. Avatar de Piotr
    Piotr

    Le plat pays n’est pas toujours aussi plat qu’on l’imagine d’ou ses prouesses techniques d’un autre âge…
    Le tramway avait été banni de nos villes et est redevenu un symbôle de modernité…
    De même le moulin à vent…Eolienne dans sa version moderne…

    1. Avatar de écodouble
      écodouble

      Il n’y a pas que les éoliennes qui produisent de l’électricité avec le vent.

      Je me permets d’intervenir pour dire que, grâce à un homme inventif, courageux et génial, Michel Mortier, il existe deux anciens moulins à vent dans le monde, restaurés et équipés d’ailes identiques (ou presque) à celles utilisées au XIXème. Ces deux moulins sont aujourd’hui de vrais aérogénérateurs entièrement automatisés comme les grandes éoliennes.
      Il s’agit du Moulin de la Fée à St Lyphard à coté de Guérande et du Grand Moulin des Places, à St-Mars-du-Désert, entre Nantes et Ancenis (Les deux sont en Loire-Atlantique, France).
      A cause de notre système économique actuel, rien n’est fait pour aider à l’aboutissement de tels projets. Et par exemple, si le Moulin de la Fée (le prototype) peut voir son électricité rachetée par EDF, ce n’est pas le cas de son benjamin.
      En effet, par une loi très récente (que EDF, en bon lobby, a fait voté par nos députés) ce moulin n’est pas dans une Zone de Développement Eolien, ce qui n’oblige plus le lobby à racheter l’électricité comme c’était le cas auparavant et ce qui condamne ainsi les kilowatts heures qu’il produit à être perdus. Tout cela parce que nos élus ne savent pas l’immense valeur de l’énergie : ils croient qu’elle pousse sur les arbres !

      Quant à Monsieur Mortier, il est quasiment en faillite.
      Jolie récompense pour avoir été innovant alors qu’il y a tant de moulins dans le monde qui pourraient être équipés d’un kit aérogénérateur qui, eux, pourraient être construits dans des usines, « contenant » des ouvriers produisant pour capter de l’énergie ; l’énergie, le seul « truc » qui génère du « vrai argent ».

      Tout ce que je dirai pour finir, c’est qu’un vieux moulin les ailes au vent, c’est très beau, comme d’ailleurs toutes les vieilles mécaniques produisant ou récupérant de l’énergie.

  3. Avatar de Nemo3637
    Nemo3637

    Cet article sur Charleroi, les canaux belges, et la technique ingénieuse du passé, m’a passionné. Merci.

  4. Avatar de cdanslair2010
    cdanslair2010

     » Car c’est une pauvre main d’œuvre peu qualifiée importée d’Italie qui est venue trimer sur ce site. »
    Ma famille par alliance fait partie de ces Italiens (ils méritent une majuscule) qui sont venus trimer dans le Nord, comme de nombreux Polonais d’ailleurs.
    Il se sont tous parfaitement intégrés en une génération, montant leurs entreprises de bâtiment ou autres, épousant la fille du boucher ou du boulanger, fondant des familles dont seul le nom peut faire penser à l’origine « étrangère ».
    Sans complexe…
    Pourquoi ceci ne semble plus possible ?

    1. Avatar de bernard laget
      bernard laget

      @cdanslair2010

      J’ai visité La Louviere en 1971, et le souvenir un peu imprécis de « La cantine des Italiens »; en faisant appel à ma mémoire je crois qu’ils ont eu à souffrir du froid et ou d’épidémie dévastatrice ! Je n’ai pas cru devoir insister sur l’aspect sociologique, l’intégration, l’immigration, car par les temps qui courrent, bien des sottises sont dites………..et j’ai préféré par quelques mots évoquer………leur condition d’alors. Notons bien cependant qu’à Charleroi ou dans les bassins miniers le sort des ouvriers était vraisemblablement meilleur que ceux des trimards venus d’Italie. Exegese d’anthropologie ou de sociologie à produire ?

      Bonne année.

  5. Avatar de Alexis
    Alexis

    Merci pour votre reportage, belle ouvrage en effet.

    Si rien de semblable n’a été à nouveau construit, c’est uniquement parce que l’énergie aujourd’hui ne coûte rien ! Pourquoi s’enquiquiner avec des masses, des équilibres et des « trucs » ingénieux, dès lors que les catalogues de fournisseurs regorgent de vérins, de moteurs, de pompes, de systèmes informatisés, de caméras, de projecteurs, de groupes électrogènes de secours et d’une ligne électrique à proximité avec voltage et ampérage requis ?
    Le capitalisme allié d’une énergie que l’on pense encore infinie et d’un coût négligeable, se permet au nom du progrès, de gaspiller sans compter.

    On pourrait digresser sur toutes les solutions simples, à notre dispositions depuis des siècles (et ce témoignage en est la preuve) pour continuer à vivre sans trop d’efforts et en harmonie avec notre écosystème (notre planète).
    Les énergies fossiles posent problème (épuisement, émissions de GES) ? Pas de soucis, l’avenir sera électrique ! Telle est la réponse de nos dirigeants… et personne pour rappeler qu’il faut de l’énergie pour continuer à fabriquer des véhicules (par exemple) et produire de l’électricité (65% aujourd’hui d’origine fossile dans le monde).
    Affligeant !

  6. Avatar de Grosjean
    Grosjean

    Tiens l’énergie 😉

    très intéressant reportage, merci beaucoup

    1. Avatar de Alexis
      Alexis

      Oui, l’énergie ! on en parle parfois, mais fort rarement sur ce site, dommage !

  7. Avatar de Grosjean
    Grosjean

    Bonjour,

    je suis certain que le sujet viendra tout seul, patience 😉

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta