Comme on nous dit partout que Keynes est l’homme de l’heure, je me replonge dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936).
Serait-ce alors que ce qu’il faut lire de Keynes se trouve dans certains de ses textes moins connus ? Comme ces Perspectives économiques pour nos petits-enfants datant de 1930, dont j’ai extrait (et traduit) le passage suivant (1) :
Je ne vois donc rien qui nous empêche de revenir un jour à quelques-uns des principes les plus sûrs et les moins douteux de la religion et de la vertu traditionnelles – que l’avarice est un vice, la pratique de l’usure un délit, et l’amour de l’argent détestable, que ce sont ceux qui pensent le moins au lendemain qui progresseront le plus sûrement sur le sentier de la vertu et de la sagesse authentique. Nous chérirons à nouveau la fin plutôt que les moyens et préférerons le bien à ce qui est utile. Nous honorerons ceux qui nous apprendront à cueillir chaque heure et chaque jour comme il convient et dans la vertu, ainsi que ces êtres merveilleux qui savent apprécier les choses à leur juste valeur : « les lys des champs, qui ne peinent ni ne filent » (Mathieu 6 : 28).
Mais prenez garde ! Le temps n’en est pas encore venu. Il nous faudra encore pour un siècle ou davantage, nous prétendre à nous-mêmes ainsi qu’aux autres, que le juste est vil et que le vil est juste ; car le vil est utile alors que le juste ne l’est pas. L’avarice, l’usure et la méfiance demeureront nos dieux pour encore un temps. Car eux seuls sont capables de nous faire émerger du tunnel de la nécessité économique, vers la lumière du jour.
––––––
(1) John Maynard Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930), in Essais de persuasion, Gallimard 1931. La traduction de l’anglais est d’Herbert Jacoby – je ne l’ai pas retenue ici.
77 réponses à “Feuilles oubliées”
Je suis peut-être hors sujet, mais je trouve que le capitalisme fonctionne comme un « idiot collectif ».
D’après ce que j’ai compris, l’école publique obligatoire avait comme fonction sociale de protéger les enfants des travailleurs non capitalistes (ouvriers, paysans, etc.) d’une exploitation forcenée qui risquait d’empêcher le renouvellement des générations. Un jeune handicapé, débilisé, voire carrément tué … ne peut plus être exploité!
Aujourd’hui on n’en est plus là? Je travaille dans la Région parisienne, j’habite en banlieue et travaille à Paris.
Temps de transport: 2 heures par jour minimum. En fait, hors le mois d’août, la durée de transports est aléatoire.
Des dizaines (centaines?) de milliers de gens sont tous les jours dans cette situation. Temps, énergie perdus, exaspération à l’arrivée. Certains nous expliquent que les 35 heures/semaine c’est le début du déclin de la capacité productive de la France. Quelle est la contribution au PIB de ce temps de transport perdu, gâché, débilitant?
Il suffirait de développer suffisamment le télé-travail pour résoudre en très grande partie cette situation ubuesque.
Qui va le faire? Qu’est ce que ce délire d’un Grand Paris allant jusqu’à la mer (Le Havre)?
Je pense que la semaine de 24heures (4 x 6) serait largement suffisante pour produire le « bien et l’utile ».
@ niboh
Franchement je crois qu’il s’agit d’une reconstruction moderne un peu romancée
L’ecole publique a été constitué à partir de la philosophie des lumières pour donner les clés de l’émancipation aux jeunes français : ces clés ne sont que de deux sortes, le savoir et la valeur de l’effort . Avec J Ferry et en référence explicite à Fichte on lui donne enfin un rôle dynamique dans la construction d’un sentiment national (lequel J Ferry s’est fait enterré face à la ligne bleue des Vosges n’oublions pas) . Si donc l »école de Jules Ferry est égalitaire ( on met les même blouses aux enfants) c’est exclusivement dans ce but national : il n’y a rien dans tout cela qui renvoie aux luttes sociales ou à la lutte contre l’exploitation : ainsi on forcera les parents à mettre le jeune paysan à « l’école des lumières » , mais on leur permettra de le « »récupérer » pour les travaux importants de la ferme
amicalement
d’accord pour l’ »idiot collectif »!
Sur le temps de transport, vous avez raison: les pertes matérielles et les dommages
psychologiques sont immenses, et il y en a d’autres…
Pour la région parisienne – congestion, sur-densité etc..- la question est devenue aigue
dans les années 1970: les villes nouvelles ont été crées trop proches du centre parisien.
Les urbanistes de l’époque faisait valoir l’expérience du grand Londres, 20 ans auparavant: la couronne urbaine avait été placée à 60 km environ et les Anglais disaient que c’était trop
proche : Londres se comportait comme aspirateur et les villes devenaient des dortoirs,
sans vie propre. Sous Pompidou, pour Paris, il a été convenu que 30 km serait bien suffisant …
Il faut rappeler que ces créations ont été accompagnées de scandales importants
et que les forêts protégées ( et les sources) n’ont pas pesé lourd face à l’alliance
du béton et du pognon.
Chaque fois que vous souffrez du temps et des conditions de transport,
stérile et destructeur, pensez aux effets de la corruption, de l’inorganisation et de l’imprévoyance. Le Capitalisme, en ces matières plutot sociales et humaines, ne marche pas.
Le télé-travail ne semble pas une solution généralisable. Paris concentre une activité tertiaire,
ailleurs nous sommes plutot matérialiste. Il y a beaucoup de choses qui ne passeront pas à travers une fibre optique ou un champ electro-magnétique… et j’ai la faiblesse de croire
que l’image d’une chose n’est pas cette chose ( pipe de Magritte )
Pour répondre a d’autres intervenant:
dans ces années, le crédit était sous controle de l’Etat, la bourse était complètement atone mais
assurait son role de financement des entreprises ( pour celles qui le voulaient. Le Crédit était majoritaire). Les taux de croissance étaient inespérés ( = chomage très faible) et la répartition des gains de productivité équitable.
Cette période, dont AUCUNES des restriction ne pesaient sur le commun, en particulier le controle des changes, ne reviendra pas.
@Claude roche. Vous avez sans doute raison sur les objectifs affichés (ou plutôt l’idéologie qui sous-tendait les promoteurs) de la genèse de l’école publique.
Cela étant, la protection des enfants (et des femmes?) reste ailleurs dans le monde un problème d’actualité. Il y a plusieurs lectures possibles des actions entreprises: un humanisme éclairé, l’intérêt bien compris des capitalistes (ils ne sont pas tous idiots*), … sont-elles incompatibles?
@Daniel. « Le télé-travail ne semble pas une solution généralisable. »
Effectivement, pour un certain nombre d’activités ce n’est pas généralisable.
Mais pour d’autres, production immatérielle voire matérielle**, il faudrait au moins essayer? A mon avis, le principal obstacle provient des structures existantes, notamment de leurs responsables, qui discourent abondamment sur l’innovation mais sont incapables de sortir des schémas de pensée qui les rassurent. Pour innover, il faut un peu de courage que par expérience je n’ai rencontré systématiquement que chez les femmes.
« Les femmes qui exercent des responsabilités sont fiables sauf exception, les hommes le sont par exception. » J’ai utilisé le qualificatif « fiables », mais « courageuses » et d’autres conviennent également.
*) voir, par exemple, la sortie de N. Sarkozy « DRH » du PS ou les théories, politiquement correctes, sur le « capital humain ».
**) il me semble que des ateliers de confection peuvent être déconcentrés au domicile des ouvriers?
Soyons clair jusqu’au cynisme: « Capital humain » ou « Bétail humain »?
Un paysan protège son cheptel, pourquoi un capitaliste intelligent, même moyennement, ne protégerait-il pas son « bétail humain »?
Le problème, déjà évoqué, avec la financiarisation c’est que certains croient encore que c’est l’argent qui fait tout seul les petits (profits) 🙂
Bon rétablissement à Paul Jorion , la veille électronique est aussi très fatigante .
Pour JMK , je n’ai pas eu de meilleure approche de ce surprenant « Maynard » qu’en découvrant son cercle de Bloomsbury et de ses intimes voisins dont James et Alix Strachey qui engageaient au même moment la traduction complète de l’oeuvre de Freud , la fameuse Standard Edition , autre révolution dont il s’imprégnait ( la révolution russe venait aussi d’éclater … etc) . Le club comptait de notables objecteurs de conscience et ressemblait plutôt à une communauté très ouverte à « l’internationale pacifiste » . Bertrand Russell officiait tout près à Cambridge . Les minutes de ces réunions de mathématiciens ( Norton ) de biologistes , d’esthètes et d’historiens ( Lytton Strachey ) auraient été passionnantes .
Tout ceux qui parlent de la monnaie en insistant sur nombre de ses qualités sans dire l’essentiel mentent par omission !
Sa qualité de liquidité, pour Keynes, ou la confiance qu’on peut avoir en elle, ne sont bel et bien pas des qualités primaires, mais secondaires.
Ainsi on n’a pas confiance dans la monnaie elle même, mais… dans le fait qu’elle va manquer dans l’environnement économique. C’est ici qu’on loge sa confiance, sans le dire. Dans la pauvreté.
Le joli mot « confiance », c’est ici avoir confiance que tout va mal ; quelle ironie, et quelle hypocrisie… Tout cela est pudiquement tut.
« Cachez ce sein que je ne saurais voir », l’ensemble de la société fonctionne sur le mensonge concernant la monnaie, à savoir que la prospérité est accessibles à tous une fois passé les vicissitudes de l’instant. Ce n’est pas le cas du tout.
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Si je n’avais pas pensé moi-même à ceci, personne ne me l’aurait dit, dans la vie, dans le travail. Ce qui est un scandale général.
Les infirmières, le personnel, les gens ne se demandent pas pourquoi le ciel est bleu, ni pourquoi un euro vaut quelque chose.
Comme disait je ne sais plus qui, si les gens savaient ce que trament leurs banquiers il y aurait la révolution dans la semaine.
C’est un scandale moral absolu. La monnaie est un scandale, In Evil We Trust ! nous avons confiance dans la misère. Sinon la monnaie ne vaut rien.
Ce sujet me mets relativement hors de moi…
Liszt écrit ceci:
« Ainsi on n’a pas confiance dans la monnaie elle même, mais… dans le fait qu’elle va manquer dans l’environnement économique. C’est ici qu’on loge sa confiance, sans le dire. Dans la pauvreté. »
Jf:
ceci est une phrase suprenante, mais elle sonne juste!
Il me semble que vous saisissez là quelque chose d’essentiel de la monnaie!
En effet, fondamentalement, la monnaie, en tant que valeur refuge, a une tendance lourde à se retirer de son usage! Et, à ce titre, elle finira toujours par « manquer dans l’environnement économique »!
Ceci est la cause même de la concentration des richesses qui confère à ceux qui retirent la monnaie du marché le pouvoir d’exiger l’intérêt monétaire net ou intérêt fondamental!
C’est bien la racine même du capitalisme!
Merci à ceux qui disent la vérité « à l’insu de leur plein gré! »
Ou, en mentant à jet continu, la vérité échappe quelque part au tournant (Lacan)!
Ou encore, le côté « scandaleux » et même obscène de la monnaie est bien sa nature de capital originel ou son caractère fétiche!
Changeons donc cela! Car ceci est possible!
Le capitalisme ne peut pas fonctionner sans crédits. Il est inutile de réguler les banques, de « moraliser » cette … chose.
Prenez n’importe quel groupe d’entreprises au hasard, le personnel de ces entreprises ne peut consommer ce qu’il produit. Prenez 1, 10, 15, 1000 entreprises, ceci est toujours vrai, y compris pour un pays. Un pays ne peut absorber sa propre production, ce qui est vrai, par récurrence, pour le monde entier. Ayez confiance dans le raisonnement par récurrence, il est infaillible. On peut avoir foi en lui, plus qu’en n’importe quoi.
En l’occurrence aucune régulation des banques ne pourra changer ce qui ressort de mon raisonnement plus haut : il faut du crédit, pour que le groupe des consommateurs soit supérieur au groupe des producteurs, qui ne peuvent absorber leur production, – sinon c’est la crise de surproduction.
Je ne vois pas comment l’innovation technologique change quoique ce soit sur ce point (Shumpeter & Cie), sans oublier que n’innove pas qui veut.
à liszt:
Plus généralement, l’économie ne fonctionne pas sans crédit, ceci n’est pas la spécificité du capitalisme, car il y a toujours des cigales et des fourmis.
D’autre part, un jeune n’a pas de capital, beaucoup de moins jeunes en ont, ils le prêtent aux plus jeunes, c’est une affaire de contrat entre générations.
Ceci dit, ce qui pose problème dans le capitalisme, c’est l’écart grandissant entre emprunteurs et prêteurs.
Les richesses monétaires croissent selon une courbe exponetielle, idem pour la dette.
A ce train-là, les emprunteurs finissent par ne plus être solvables.
Un système économique sans capitalisme aboutirait à une évolution stable au sens où les dettes se stabiliseraient ainsi que l’épargne, les taux évolueraient autour de 0% pour l’épargne et d’1% pour les crédits, en tenant compte de la nécessaire marge bancaire.
Il reste qu’en additionnant les crédits et les dettes, la somme rste toujours nulle, c’est une affaire comptable.
Ce qui indique qu’il y a des richesses qui s’accumulent au fur et à mesure que le travail engendre des équipements et des biens durables, mais on ne peut en aucune façon dire que l’on consommerait davantage en épargnant moins au niveau collectif s’entend.
Quand j’entends des inepties autour de l’idée que les américains devraient moins consommer pour épargner davantage, cela n’a aucun sens collectif, seulement individuel!
mais l’addition des indivus ne donne jamais davantage d’épargne collective, car d’autres s’endettent nécessairement.
Ceci est aussi le sens de I=S de Keynes.
Cela confirme aussi, évidemment, ce que j’affirme depuis longtemps, tout comme Paul, que le crédit n’est évidemment pas un mcanisme de création monétaire.
Succintement:
Pourquoi le capitalisme ne peut-il être moral?
Parce qu’il se fonde entièrement sur des conceptions strictement individualistes.
Le propre de la philosophie morale est de décrire des qualités de comportements dans une perspective sociale, autrement dit collective. Le bien ne l’est pas tant du fait d’un décret divin que du fait d’un jugement collectivement partagé. Philosophie morale et capitalisme ne peuvent s’accorder car leurs présupposés sont antagonistes.
Par le même type d’argument on pourrait aussi interroger la pertinence du capitalisme en matière d’économie:
Comme la philosophie morale, l’économie s’intéresse à des processus collectifs: Les échanges. Un échange ne peut jamais impliquer moins de deux parties distinctes. Envisager un processus collectif par une approche strictement individualiste ne saurait produire de résultat satisfaisant.
@ Finckh
Ne vous laissez pas impressionner par la remarque de Paul sur la parenté du vocable gesellien avec le vocable marxiste. C’est justement parce-qu’à ses yeux, si j’ai bien compris, le marxisme se trompe quant à la source véritable des situations de domination qu’il développe sa propre théorie. Pour qu’un marxiste puisse remettre en cause Gesell il faudrait qu’il puisse prouver qu’une analyse marxiste rend mieux compte des crises argentines que l’analyse de Gesell, ce qui est quand même difficilement envisageable parce que c’est de Marx que Gesell est parti et c’est en raison de l’échec d’une telle tentative qu’il a lui même substitué la problématique de la monnaie à celle de la propriété des moyens de productions.
Surtout, l’intérêt du modèle gesellien réside en ceci qu’elle ne touche « qu »‘à la monnaie. Elle n’est a priori inféodée à aucune théorie de la justice sociale, c’est à dire qu’on peut lui adjoindre du Marx (les marxiens ne pourraient ne reprendre que cet aspect là de Gesell et supprimer la variante « marché libre »…), du Walzer, du Roemer, du Dworkin ou l’interdiction des paris sur la fluctuation des prix… ou ce qu’on voudra! Elle peut également faire l’objet d’un consensus par recoupement alors que l’interdiction des paris sur la fluctuation des prix, même si nécessaire, ne semble ne pouvoir faire l’objet que d’un modus vivendi, comme le montre la bipolarisation des marchés financiers qu’a généré la récente mesure chinoise.
Encore une fois ne perdez pas de vue que la monnaie fondante n’est qu’un cadre et non pas la panacée. A l’intérieur de ce cadre il y a de la place pour bien des dispositifs différents qui viendront le compléter. Vous argumentez aussi très souvent de manière conséquantialiste/itilitariste, à la manière des tenants de la wellfare economics. En gros, ce modèle aurait des effets préférables aux modèles concurents. Ce n’est pas la la seule manière d’argumenter en faveur de ce cadre (car ce n’est qu’un cadre): Vous pourriez très bien vous en tenir à ceci. Le pret à intérêt est intrinsèquement immoral (pour des raisons X,Y ou Z) et en vertu de ce principe, et ce quelles que soient les conséquences en terme de bien être ou de stabilité des institutions, la monnaie fondante devrait être préférée.
Ne vous laissez pas enfermer dans des « manière de voir » impliquant des « stratégies de justification déterminées ».
😉
A.S.
Je vous remercie pour ces encourageantes remarques!
Je suis bien d’accord avec vous, car il est certain que l’on ne doit pas remettre en cause des acquis sociaux au nom de la dite « panacée » gesellienne. Je ne dis jamais cela, d’ailleurs!
Seulement, si on ne touche pas à la diabolique mécanique des intérêts et des intérêts composés ainsi qu’au problème de la thésaurisation, la poursuite du démontage social largement engagée dans le monde entier est certaine, quels que soient les gouvernements, socialistes, sarkozystes, communistes, etc!
Aucune interdiction des paris sur la fluctuation des prix n’y fera rien!
Et même les écologistes n’y pourront rien quand bien même toute l’énergie serait solaire et renouvelable, ce qui est par ailleurs souhaitable à terme.
Je soutiens volontiers Paul dans son voeu, mais cela me semble presque dérisoire au regard de l’enjeu véritable!
Et Paul nous doit quand même une réponse plus précise de ce qu’il entrevoit des conséquences concrètes de sa mesure.
Que les autocrates chinois puissent en user, cela reste à voir, et leur corruption par ailleurs est quand même pire que notre système.
J’attends de pied ferme ce que Paul en dira de plus convaincant.
« Le vil est utile alors que le juste ne l’est pas ». Alors où va t-on ?