Ce texte est un « article presslib’ » (*)
J’ai expliqué dans La banque, le consultant naïf et le régulateur que je rédige en ce moment un article à paraître dans la revue anthropologique Terrain où je relate mon expérience de dix-huit ans dans le monde de la finance. Voici, en avant-première, un autre extrait de ce texte.
Je posais donc ma candidature à des postes dans des domaines financiers jouant un rôle-clé dans la concentration des richesses mais sur lesquels il n’existe que très peu de documentation écrite en raison du flou que leurs participants préfèrent maintenir sur la nature exacte de leurs activités. J’ai ainsi travaillé en 2004 dans le secteur « subprime » du prêt automobile où le prêteur tire parti du fait que l’emprunteur a un besoin impératif d’un véhicule mais a un lourd passif quant à sa capacité à rembourser les crédits qu’il réclame. Les sommes exigées n’ont alors qu’un rapport lointain avec la valeur objective du véhicule et résultent plutôt d’une optimisation : étant donnée la situation financière de l’emprunteur, quelle est la somme maximale que l’on peut exiger de lui au fil des mois sans l’acculer à faire défaut ? Lorsque la manœuvre échoue, le véhicule est saisi et vendu par l’intermédiaire d’une salle des ventes dont la firme est également le propriétaire. Un collègue – extrêmement sympathique au demeurant – m’avait pris en amitié et nous déjeunions tous les jours ensemble. Il m’informait du progrès d’un de ses projets chouchou : compléter nos activités par un réseau de boutiques « Payday », en français : « jour de paie ». S’adressant principalement aux immigrés, mais aussi à la portion la plus démunie de la population blanche américaine – les assistés et les militaires en particulier – les boutiques « Payday » vous prêtent des petites sommes en échange d’un débit automatique sur votre compte qui aura lieu le jour où votre paie vous sera versée. La commission perçue est faible en termes absolus, étant à la même échelle que le prêt consenti, mais elle est gigantesque en termes relatifs, représentant un taux annualisé allant de 400 % à 2.000 % dans certains cas. On comptait en 2007 que dans 75 % des cas l’emprunteur était obligé de renouveler son emprunt.
Après que j’ai quitté la firme, j’ouvris un fichier que mon compagnon de déjeuner m’avait transmis dans les toutes premières semaines de mon emploi et que, faute de temps, je n’avais eu l’occasion de consulter précédemment. Ma première surprise fut de constater qu’il s’agissait d’une décision de justice. Ma seconde surprise fut de découvrir dans les attendus, les noms familiers d’employés de la firme. Le jugement portait sur un trafic d’armes et faisait état de menaces dont diverses personnes avaient fait l’objet. Je découvrais ainsi que celui qui m’avait traité en ami en avait été véritablement un, ayant immédiatement cherché à m’avertir d’un risque que je courais et dont je n’avais pas soupçonné l’existence.
À l’autre pôle du mécanisme de concentration des richesses : du côté cette fois des exploiteurs et non des exploités, j’ai travaillé de 1998 à 1999 dans une firme spécialisée dans les pensions « non-conventionnelles » pour dirigeants d’entreprise. Les plans qui sont appliqués tirent parti de différentes failles dans le système fiscal américain, par exemple la non-taxation du capital des polices d’assurance. Dans une formule très populaire aux États-Unis, la COLI, pour Corporate-Owned Life Insurance, assurance-vie dont la compagnie est propriétaire, une firme assure sur la vie ses employés à leur insu et sans que leur famille n’en soit informée ; quand les bénéfices tombent à l’occasion du décès, ils sont utilisés comme compléments dans les pensions des dirigeants de l’entreprise. La COLI est plus connue sous son sobriquet de « janitor insurance » : l’assurance-vie du concierge. En réponse à l’indignation du public devant de telles pratiques, une loi fut votée aux États-Unis en 2006 qui oblige désormais les compagnies à informer et à obtenir le consentement des employés pour lesquels elles contractent une assurance-vie dont leurs proches ne bénéficieront pas.
Bien sûr, dans des cas comme ces deux derniers, et malgré ma neutralité affichée, ma formation d’anthropologue et mon zèle peut-être un peu trop voyant à tenter de comprendre le fonctionnement précis de la firme générèrent la suspicion et mon emploi fut de courte durée.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
67 réponses à “« Amoralité » ou immoralité ?”
Bien sûr, Juan Nessy, que l’Anarchisme n’est pas « indifférent ». Ce n’est pas dans cette acception que j’utilisais le mot. Il s’agit simplement d’une expérience scientifique qui montre que les rats se divisent en trois groupes: Les dominants, les dominés, et ceux qui ne sont… ni l’un ni l’autre. Dans la pratique, il vont chercher leurs croquettes et les mangent sans se faire voler par les dominants.
[Note: Pourquoi je m’intéresse plus à l’éthologie qu’à l’anthropologie. C’est parce que c’est bien plus simple et bien plus limpide. Même pas besoin d’interpréter ce que l’on observe, tant les évidences sautent aux yeux. Il suffit, par exemple, d’observer un troupeau de chèvres sous diverses conditions pour tout comprendre de l’histoire humaine]
Merci de nous faire penser à la Cour des Comptes
Amoralité ou immoralité ?
Aux Etats-Unis, la réponse est : immoralité.
Etats-Unis : 38,5 milliards d’agios prévus cette année.
Les agios collectés par les banques américaines devraient cette année atteindre le montant record de 38,5 milliards de dollars, selon une étude du cabinet Services Moebs citée ce lundi 10 août par le Financial Times.
Cette augmentation des frais sur les découverts bancaires repose principalement sur les clients les plus touchés financièrement par la crise économique, qui sont ceux ayant le plus fréquemment recours à un découvert, souligne le cabinet de recherche Moebs Service, dans l’étude rapportée par le quotidien britannique.
Selon ce cabinet, 90 % des frais sur des découverts aux Etats-Unis concernent seulement 10 % des 130 millions de détenteurs d’un compte bancaire dans le pays.
La conjoncture a incité les établissements financiers à relever les tarifs appliqués sur les découverts ou cartes de crédit afin de stimuler leurs bénéfices, explique l’étude.
« Les banques retournent à un modèle économique basés sur les frais appliqués à leurs clients, et les frais sur les découverts sont le principal filon », observe Mike Moebs, fondateur du cabinet, cité par le FT.
Les frais liés aux découverts constituent plus des deux tiers des frais demandés aux déposants, souligne-t-il, notant que les plus onéreux sont ceux pratiqués par les plus grandes banques du pays, parmi lesquelles Citigroup, Bank of America, Wells Fargo et JPMorgan Chase.
Le coût moyen d’un découvert chez ces établissements est cette année de 33 dollars, contre 26 dollars pour l’ensemble des banques américaines (ce chiffre étant lui-même de 1 dollar supérieur à ce qu’il était en 2008), selon Moebs Service.
Ainsi, chez Bank of America, relate le Financial Times, un client mettant son compte à découvert de seulement 5 dollars peut se voir contraint d’acquitter des frais de 35 dollars, et s’il effectue des dépenses supplémentaires sur son compte, cette charge peut être réitérée jusqu’à dix fois en une seule journée.
« Ces frais sur les découverts existent parce que nous prenons des risques importants », s’est de son côté justifié un cadre d’un établissement bancaire interrogé par le journal économique.
http://www.e24.fr/finance/banque/article121132.ece/Etats-Unis-38-5-milliards-d-agios-prevus-cette-annee.html