L’actualité de la crise : Les mauvais joueurs et les tricheurs, par François Leclerc

Billet invité. François Leclerc et moi avons correspondu à propos de ce billet relatif aux dark pools. En gros, mon opinion à leur sujet est beaucoup plus positive que la sienne telle qu’exprimée ici : j’y vois en particulier une protection des investisseurs à long terme contre les spéculateurs à court terme. Le passage des criées aux marchés électroniques allait automatiquement créer des failles dans lesquelles s’engouffreraient les spéculateurs, pénalisant les investisseurs « sérieux ». J’aurais énormément à dire sur la Bourse en tant que telle mais si nous admettons que son existence en tant que marché secondaire des actions est valide, les dark pools me paraissent constituer dans l’ensemble un moyen de protéger son fonctionnement contre les dévoiements. J’interviendrai éventuellement dans la discussion pour expliciter mon point de vue.

LES MAUVAIS JOUEURS ET LES TRICHEURS

Vous aimez l’« algo trading », ou le « high-frequency trading », les programmes informatiques de transaction boursière à très grande vitesse, vous adorerez les « dark pools » (littéralement, les « groupements sombres ») ! La presse financière commence à se pencher dessus, les organismes de régulation financière se disent qu’ils devraient bien en faire autant. On a l’impression, à nouveau, de lire l’histoire des CDS, ces instruments financiers destinés initialement à s’assurer contre le défaut éventuel d’un organisme émetteur de crédit, avant d’avoir été dévoyés pour alimenter le Grand Casino, ce moloch insatiable, sur l’autel de la créativité des marchés.

Initialement, les « dark pools », dont il faut sans doute déplorer que le nom désormais communément employé évoque fâcheusement des eaux glauques, avaient également des ambitions raisonnables. Nés à la suite d’un changement de règles boursières, en 2006, dans le cadre de l’apparition d’ATS (Alternative Trading Systems), également dénommés « crossing networks » (littéralement : réseaux se croisant). Deux grands et chers disparus en ont été les précurseurs : Merrill Lynch et Lehman Brothers. Il s’agissait pour eux de répondre à leurs propres besoins et à la demande des gros investisseurs (« jumbo traders » aux Etats-Unis), notamment ceux que l’on appelle les « institutionnels », qui souhaitaient acheter et vendre de gros blocs d’actions dans une situation plus discrète quant à leurs opérations que directement via les systèmes boursiers. En créant, avant le passage des ordres dans le cadre de ceux-ci, un échelon antérieur favorable à leurs transactions. Afin de se prémunir contre les évolutions intempestives des cours, notamment à cause des prédateurs veillant avec des programmes informatiques d’achat et de vente ultra rapides ! De diminuer également les frais, ainsi que d’accroître leur anonymat. Sommes toutes, c’étaient au départ de simples innocents instruments de la technique boursière, adaptés à l’évolution des marchés, visant à empêcher que des intrus ne viennent se placer dans votre sillage, entravant votre propre marge de manœuvre. La taille moyenne des transactions sur New York Stock Exchange est en effet de 300 actions, alors qu’un ordre passé au sein d’une dark pool peut atteindre 55.000 actions.

Mais, de même manière que l’on considère que les programmes électroniques ultra rapides d’achat et de vente de valeurs (« flash orders ») faussent le jeu du marché, on s’interroge à propos des « dark pools ». La part grandissante qu’ils prennent dans les transactions de valeurs remet pratiquement en cause le processus de formation public des prix de celles-ci. Car les prix avant transaction (« pre-trade prices ») qui sont disponibles dans le cadre des dark pools ne sont pas visibles du commun des intervenants en bourse, ni même de ceux qui ont accès au dark pool mais sont étrangers à la transaction proprement dite.

Plus sournoisement, il semblerait bien que les dark pools soient utilisés par des opérateurs d’«algo trading » afin d’opérer en toute discrétion, dévoyant totalement les intentions initiales ayant présidé à leur création, réalisant à très grande vitesse un très grand nombre de petites transactions. Jeremy Grant, le journaliste du Financial Times qui couvre le sujet, le révèle dans un article du 27 juillet dernier, faisant état des réserves exprimées par TMX, la bourse canadienne, qui réfléchit néanmoins à la création de son propre dark pool afin de faire face à une concurrence montante.

Ces structures sont donc réservées à d’heureux élus, c’est-à-dire à ceux qui disposent de fortes surfaces financières et jouent gros. Autant dire aux « VIP » de la finance, qui ne veulent pas être traités comme des petits boursicoteurs et disposer des indispensables « back stage » permettant d’accéder aux coulisses lors des concerts, sans lesquels on est déchu. On peut aussi les comparer à des magasins réservés aux dignitaires, des sortes de tribunes d’honneur aux courses, offrant la meilleure vue sur la compétition, ainsi que la meilleure opportunité de faire des paris. Elles poussent depuis peu comme des champignons, et la liste de leurs principaux commanditaires recoupe sans surprise celle des plus grands noms de la finance bancaire internationale : Goldman Sachs, Crédit Suisse, CitiGroup, Bank of America (depuis son absorption de Merrill Lynch), Morgan Stanley…

Aux Etats-Unis, d’après l’agence Reuters, il y aurait déjà 40 dark pools, qui effectueraient 9% des transactions. Selon l’International Herald Tribune, 18% des transactions devraient y être effectuées en 2010. Le mouvement ne fait que commencer en Europe, depuis l’adoption de la directive Marché d’instruments financiers (MIF), entrée en vigueur le 1er novembre 2007. BNP Paribas et la Société Générale n’ont pas été en reste d’initiative à ce propos (plateforme Turquoise). Concurrencées sur leur marché, les bourses s’y mettent également : Nyse Euronext a déjà lancé Smartpool. Deutsche Börse et le London Stock Exchange y viennent. Certaines Dark Pools américaines interviennent déjà sur les marchés européens, comme Euro Millenium. Une autre, BATS Europe, à vocation pan européenne, a été crée il y a quelques mois par son papa texan. D’après le Financial Times, il y aurait actuellement 13 dark pools fonctionnant en Europe.

A remarquer le modèle économique original de BATS, qui gère environ 4% du marché des 100 valeurs du FTSE (l’indice britannique Financial Times Stock Exchange), qui risque de faire école : les traders qui apportent des ordres sont rémunérés tandis que ceux qui ensuite y réagissent doivent payer des frais !

Mais que font donc les régulateurs ? Mary Schapiro, la patronne de la SEC vient de tirer le premier, « elle a ouvert une boîte de vers » a déclaré Larry Tabb, responsable de TABB Group, une société américaine spécialisée dans l’étude des instruments électronique de marché ( http://www.tabbgroup.com ). De fait, la transparence du marché, cet alpha et omega de la finance, en prend un sacré coup. Mary Shapiro a dénoncé un « manque de transparence pouvant potentiellement miner la confiance du public dans les marchés des valeurs », précisant « le manque d’informations fiables peut entraîner des interrogations et des doutes à propos des fluctuations du marché ». Reste à savoir ce qui sera effectivement décidé, après étude de la situation telle que commandée à ses services.

Après avoir rencontré Mary Shapiro à Washington, Charlie McCreevy, le commissaire européens chargé des marchés, a déclaré au Financial Times : « Nous estimons devoir regarder nous aussi et de manière urgente cette affaire. La manière la plus appropriée de le faire est d’y procéder dans le cadre de l’examen prévu par la directive MIF ». Charlie McCreevy ne passant pas pour un régulateur né de la finance, trouvera-t-il matière à observations, après ce passage devant le Committee of European Securities Regulators (CESR) ? Les dark pools avaient bénéficié d’un statut privilégié et d’exemptions à certaines règles générales dans le cadre de la directive, celles-ci vont-elles être remises en question, les tuant dans l’œuf ou presque ? Il est peu probable qu’elles soient à ce point contraignantes.

Voilà ce que le Journal des Finances, édité à Paris, considère à ce propos : « Face à ces changements, il existe un certain nombre de questions, voire d’inquiétudes qui méritent d’être soulevées. D’abord, la multiplication des pôles de transactions ne risque-t-elle pas de réduire la liquidité ? (…) En outre, une régulation à deux vitesses est à craindre. En effet, un fonds spéculatif qui voit son ordre exécuté sur un dark pool comme Nyfix Euro Millenium risque d’être moins surveillé qu’un fonds français passant ses ordres sur Euronext Paris. Le régulateur aura-t-il les moyens de surveiller tous ces nouveaux pôles de liquidité ? ».

Comme dans le secteur des Hedge funds, les Dark Pools existantes font le gros dos, leurs commanditaires se font petits, et déclarent accepter des réformes, mais s’opposer à une « sur réglementation ». Cela s’appelle faire la part du feu où l’on ne s’y connaît pas ! Par curiosité, allez donc vous promener sur ce forum consacré au sujet :

http://www.darkpooltraders.com/vb/view.php?pg=home

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34 réponses à “L’actualité de la crise : Les mauvais joueurs et les tricheurs, par François Leclerc”

  1. Avatar de Ton vieux copain Michel
    Ton vieux copain Michel

    Vous avez aimé Wall Street? Vous allez adorer Hong-Kong et Shanghai. En effet, c’est à la bourse de Hong-Kong que la croissance de Sigma X, le dark pool de Goldman, serait la plus forte. Rappelons que la bourse de Shanghai a grimpé de près de 90% depuis le début de l’année et celle de Hong-Kong de près de 80% du fait qu’une partie des crédits alloués aux entreprises par les banques chinoises dans le cadre du stimulus package chinois est immédiatement réinvestie dans la bourse et l’immobilier au lieu d’être destinée aux projets de relance de la consommation intérieure.

    Ils vont bientôt nous faire regretter les Américains.

    http://www.advancedtrading.com/crossingnetworks/showArticle.jhtml;jsessionid=IGFVQVKL3VT50QSNDLPSKHSCJUNN2JVN?articleID=217800536&_requestid=294214

  2. Avatar de Mathieu
    Mathieu

    @Ton vieux copain Michel

    Ce n’est pas une science au sens de découvrir comment fonctionne quelque chose de donné. C’est une méthode pour exploiter l’aspect « continu » ou « real-time » du marché.

    Maintenant, vu le déséquilibre en terme de moyens (informatiques) à disposition des marchés (secondaires) des actions (comme celui des matières premières ou des changes), il est difficile de comprendre comment des petits porteurs peuvent encore y être actifs: c’est du suicide.

    Pour le marché des actions et des matières premières, il faudrait limiter à un fixing par jour ou par semaine. Les bénéfices pour la société en général (absence de spéculation court terme) compenseraient largement les pertes (pas possible de se hedger en continu).

  3. Avatar de François78
    François78

    @François Leclerc

    Dernièrement, on trouve plusieurs articles de presse reliant la grippe H1N1 et l’éventualité qu’une flambée de la pandémie remette en cause la reprise économique. Ces articles s’interrogent aussi sur un effet artificiel de diversion.

    Un article va même jusqu’au catastrophisme et l’application de la loi martiale, d’abord dans certains états US.
    (Agoravox : Grippe A : un cheval de Troie placé dans l’effondrement économique de l’automne ? http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/grippe-a-un-cheval-de-troie-place-59708 )

    Je n’aurais pas relevé ce genre d’article dérivant d’une « théorie du complot » si David Pujadas sur la 2 n’avait pas fait la une d’un journal de 20 heures vers mi-juillet d’un lien entre la pandémie de grippe et un possible retard dans la reprise économique.

    David Pujadas avait la même expression d’assurance et de franchise que le pauvre Alain Gillot Pétré nous annonçant contre toute évidence un régime de vent d’ouest sur la France juste après l’explosion de Tchernobil.

    Qu’en pensez vous ?

  4. Avatar de y.t.
    y.t.

    If you think US economic data leaves a lot to be desired, just remember that it looks stellar in comparison to what comes out of China. The latest China fun facts versus relentlessly upbeat official figures roundup comes with the help of reader Michael. First is that China has been reporting decent growth, with the latest release clocking in at 7.9%. That is an interesting figure in and of itself, since the government has said that anything below 8% would result in an inability to absorb new workers, meaning rising unemployment. And some a bit closer to the situation, like Marc Faber in Singapore, contend that China is growing only at 2%. http://www.nakedcapitalism.com/

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