Aristote et nous

Nous mettons la dernière main, l’équipe de Gallimard et moi, à Comment la vérité et la réalité furent inventées et comme on m’a très justement fait remarquer que mon chapitre consacré à Aristote manquait d’une conclusion, j’en ai profité pour appuyer encore davantage mon hommage à celui qui fut aussi le maître d’Alexandre (ce qui débouche sur la question : se désaltérer à la source de la meilleure philosophie rend-il mégalomane ?)

Quand le nouvel esprit scientifique émergera à la Renaissance, le savoir neuf demeurera contraint de deux manières : par une exigence forte, celle de ne contredire en aucune façon l’enseignement de l’Église et par une seconde exigence, moins radicale sans doute et justifiée par le gant de velours du bon sens plutôt que par le gant de fer de la foi : bâtir sur les fondations posées autrefois par Aristote.

Quiconque n’a pas lu le chapitre qui s’achève pourrait légitimement se poser la question : « Pourquoi Aristote ? Comment l’œuvre d’un seul philosophe a-t-elle pu faire contrepoids, comme son pendant, à un savoir pourtant aussi infaillible par définition que celui du Dogme ? » La réponse, nous la connaissons maintenant : le Stagirite a construit, comme une œuvre solitaire, non pas la science sans doute – qui est nécessairement une tâche en constant développement sur son versant empirique – mais ce qui constituerait son cadre conceptuel tout entier au sein de la culture occidentale.

La méthode de la raison scientifique nous a été offerte par l’analytique aristotélicienne et celui de l’argumentation raisonnable dans la vie quotidienne, par sa dialectique. Il faudrait alors combler petit à petit par l’enquête l’espace réservé à la connaissance empirique en décrivant de manière exhaustive ce qui est. Avec les moyens du bord tels que le monde antique les déterminait dans son contexte historique, Aristote en avait posé les jalons lui-même et quand sa théorie physique du mouvement se trouva ébranlée au Moyen Âge par les coups de boutoir de Nicolas Oresme, elle fut remplacée sans à-coup – au chagrin sans doute de quelques-uns mais sans que l’édifice entier ait à en pâtir gravement – parce que son apport essentiel n’était pas de l’ordre du contenu singulier mais de celui de la forme : relatif seulement aux concepts qui doivent être convoqués et à la manière de prouver de manière irréfutable.

Bien sûr, ce cadre aurait pu être autre qu’il ne fut et les Chinois inventèrent la boussole, le gouvernail d’étambot et la poudre sans l’aide d’un Aristote mais notre civilisation technicienne est à ce point redevable au cadre épistémologique qu’il établit, engendrant à la volée la vérité et la réalité (objective) comme sa progéniture, que nous n’éprouverons pas le besoin, pour les siècles à venir, de sortir du cadre que le Stagirite définit. Ma modeste pierre à l’édifice constitue, on l’aura compris, un tribut de plus – si la chose était nécessaire – à l’œuvre d’un homme en adéquation parfaite avec le monde tel qu’il nous est offert.

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50 réponses à “Aristote et nous”

  1. Avatar de Tolosolainen
    Tolosolainen

    @Pierre-Yves D.
    Merci de vos riches commentaires. N’étant pas philiosophe, je n’avais pas (pour ce qui me concerne mon propre commentaire) la prétention de résumer une pensée aussi riche que celle de F. Jullien par l’opposition immanent/transcendant… Une simple ‘vulgarisation’ …
    Mais je vois que finalement il y bien quelque chose à explorer de ce côté-là …
    Au fait que penser du papier monnaie inventé en Chine, rentre t’il dans les analyses sur la monnaie??
    Par ailleurs, contrairement à un commentaire quelque peu malveillant, je ne cherche je ne sais quelle vision orientale ‘pour nous sauver ‘ de notre européano-centrisme (qui est bien un défaut toutefois!). Simplement je crois que les éclairages venant de plusieurs directions enrichissent nos perceptions ou concepts sans pour autant signifier la recherche d’un impossible juste milieu, un blougui-boulga extrême-orient extrême-occident, :=).

  2. Avatar de Dissonance
    Dissonance

    Tiens, on est reparti pour un tour d’explications de texte du penseur qui fonde sa pensée sur celle du penseur qui fonde sa pensée sur celle du penseur… qui fonde sa pensée sur celle d’Aristote. Des pages et des pages de commentaires à base de « name droping » et d’analyses purement absconses (à rapprocher au taux de néologismes jargonneux proprement hallucinant dans certains posts).

    Y-a-t-il un moment où vous arrêtez de chercher à comprendre et/où à expliquer la pensée des autres pour vous concentrer à façonner la votre propre?

    (Ceci était mon petit coup de gueule du soir, façon Ingénu de Voltaire).

  3. Avatar de Heimanu, frère leuco-trio
    Heimanu, frère leuco-trio

    @ Marc Peltier [17:15]

    Pouvoir dire toute la finesse d’une interminable phrase de Proust en quelques mots, dès l’âge de 4 ans, simplement en parlant sa langue, sûrement, ça aide!

    Vous me donnez sérieusement envie d’apprendre le grec.
    A 16 ou 18 ans (je ne sais plus, … Math Elem ou Math Spe) j’était fan de ce que Proust arrivait à écrire avec tant de Beauté … un buisson d’aubépines comparé aux chapelles d’une cathédrale sur une page entière … Il était, lui et son oeuvre, au programme de l’examen avec Paul Valéry.
    Ne croyez pas que je sois hors sujet. En effet, dans mon « univers-à-marqueurs-des-psychologies-philosophies », aucun membre du leuco-trio (NuageBlanc, Auguste, LeClownBlanc) ne semble très adapté pour tenir ce propos.
    Heimanu, prénom tahitien, signifie « Couronne d’oiseaux s’envolant en tournoyant dans le ciel »
    N’est-ce pas étonnamment compact également ? De nombreux mots tahitiens sont ça.

  4. Avatar de Pierre-Yves D.
    Pierre-Yves D.

    Vous avez touché un point sensible.
    Je cherche une réponse adéquate à votre propos, mais je ne la trouve pas.

    Néanmoins, pensez-vous que seuls ceux qui auraient une pensée propre auraient le droit de s’exprimer ?
    Parler des autres, n’est-ce pas aussi d’une certain façon parler de soi ?

  5. Avatar de JLM

    @dissonance

    Dans ma poètique personnelle, les bouquins de Paul s’élèvent en rafale, comme si « les cigognes d’Aquilée » s’en repartaient.

    C’est le moment, allez-y fondez un monde!

  6. Avatar de Dissonance
    Dissonance

    @PYD

    « Néanmoins, pensez-vous que seuls ceux qui auraient une pensée propre auraient le droit de s’exprimer ? »

    Non, bien entendu. Au contraire: Je n’attends que de voir les gens s’exprimer, au lieu de quoi ils expriment (pas toujours au mieux d’ailleurs, mais c’est encore autre chose) la pensée d’autres qu’eux-même. Tout la nuance de la phrase précédente résidant dans ce minuscule pronom formé d’une lettre et d’une apostrophe « s’exprimer ». Magie de la langue française…

    « Parler des autres, n’est-ce pas aussi d’une certain façon parler de soi ? »

    Oui, mais sous les conditions suivantes: Être certain d’avoir capté l’essence du discours d’autrui (ce qui me paraît à titre personnel être une utopie quelque peut présomptueuse), et par ailleurs être certain que ce discours se calque sans restriction à sa propre pensée (ce qui n’est sans doute pas moins illusoire).

    Une anecdote un peu floue me revient en mémoire à ce sujet (pardon d’avance pour l’imprécision qui en découle):

    Un auteur français était étudié dans une classe. L’enfant de l’auteur en question était élève de cette classe. Un devoir est soumis aux élèves sur l’un des textes de l’auteur, son enfant demande tout naturellement de l’aide à son père. A la correction des copies, l’enfant est mal noté. Selon le professeur, il n’a pas saisi la pensée de l’auteur…

  7. Avatar de Moi
    Moi

    « Néanmoins, pensez-vous que seuls ceux qui auraient une pensée propre auraient le droit de s’exprimer ? »

    Houlala, je crains que même Aristote n’eut été contraint au silence. 🙂

    Concernant la pensée chinoise, je vous conseille à tous de vous y plonger directement dans le Yi-king. C’est LE livre.

  8. Avatar de Marc Peltier
    Marc Peltier

    @Dissonance

    Soyons humbles, il y a très très peu de pensée réellement autonome. La plupart des concepts se forment par trituration et rapprochements originaux d’idées déjà formulées ailleurs, qu’il est donc utile d’avoir éclairé et commenté, ne serait-ce que par souci de lucidité à l’égard de sa propre pensée.

    Aristote lui-même n’émerge pas de rien, comme le fait remarquer cet autre Moi, là, Lui 😉

    Cependant, vous avez aussi raison. Seul existe vraiment le poète, « celui qui fait », en grec.

  9. Avatar de John Bragin

    The High Medieval criticisms of Aristotle were aimed primarily, of course, at his physical science of motion, not his cosmology or his method of explanation. Little or nothing was made of his biology, which is the real crux of his empirical investigations, even though he saddled himself with the concepts of the essential nature of species, which he then transferred to the world of physical entities and processes.

    His syllogistic method of scientific explanation (episteme) found its analogue in the covering-law schema of the logical empiricists and even some who did not hew to this philosophy of science. Both the Aristotelian and Covering-Law schema are inadequate. This puts paid to any wholesale, prideful rejection of Aristotle by those from Galileo (who I really think just liked to be argumentative to establish his own greatness) to any strong logical empiricist view (which recent history of the philosophy of science has shown to be false, despite Kuhn’s portrait of it, and it has also shown the great variety of logical and empiricist views amongst the LP/LE community).

    The Newtonian Stance rejects formal and final causes, as well as Aristotle’s physics and cosmology. But the idea of constraints as causes in complexity science resurrects formal cause with the idea that from the bottom-up emergence of global forms constraints arise with causal efficacy over the components that originally gave rise to these global phenomena. And of course, final causes are of the essence in considering much of human action.

    The Newtonian Stance also ignored any systematic investigation of many areas of human individual and social activity that Aristotle considered under his explanatory ideas for law, ethics, economics and politics, viz phronesis, or practical wisdom. In contrast to the metaphysics and epistemology of Plato, we can indeed learn much from Aristotle in his attitude to the theoretical and applied aspects of the biological and social worlds.

    I always begin my undergraduate teaching of the evolution of the concepts of cause and methods of explanation with Aristotle, and move forward through Newtonian to Complexian views.

  10. Avatar de Dissonance
    Dissonance

    @Marc Peltier

    Nous sommes d’accord. Je forçais le trait, à dessein.

    La lecture de ce billet et de ses commentaires provoque chez moi un questionnement qui s’est déjà manifesté par le passé, dans mon parcours scolaire notamment: Je constate que des idées que je pensais miennes ont déjà été formulées bien longtemps avant moi. Ne suis-je donc que le produit de mon éducation, ou le fait que ma pensée rejoigne celle d’autrui permet-elle de révéler la qualité supérieure de la chose pensée? En d’autres termes, le consensus permet-il de mettre en évidence une vérité? Est-il suffisant? Nécessaire?

    J’ai la faiblesse de penser que non, eu égard à cette « contamination culturelle » incontournable (d’où la référence à Voltaire). Les évènements économiques actuels me semblent constituer un plaidoyer suffisant en la matière: Une idéologie s’est faite dominante. Ses résultats pratiques amènent des perspectives pour le moins désastreuses. Aussi, si l’on a pu se tromper à ce point collectivement, il est nécessaire d’envisager le pendant, à savoir qu’on puisse avoir raison contre tous, à moins de sombrer dans le désespoir le plus total.

    Ce raisonnement est lourd d’implications au regard du processus démocratique par exemple, qu’on doit, au moins dans sa structure actuelle, re-qualifier en dictature de la majorité. Il pose également problème vis-à-vis d’un thème cher à Paul, à savoir le « cerveau collectif ». En effet, lorsque ce dernier devient dissonant (au sens que donnent Festinger et Carlsmith http://psychosociale67.canalblog.com/archives/2005/01/07/249251.html), quel processus peut permettre de déterminer où se situe la vérité? Aristote envisage-t-il ces problématiques dans son œuvre?

    (Pour la petite histoire, je ne connaissais absolument rien en psychologie sociale lorsque j’ai choisi mon pseudo – je n’en connais sans doute pas beaucoup plus aujourd’hui d’ailleurs. Il se trouve pourtant que j’avais pleinement conscience du phénomène que Festinger et Carlsmith nomment dissonance cognitive… Les grands esprits se rencontrent-ils, finalement? 🙂 )

  11. Avatar de Eugène
    Eugène

    @ antoine,

    Mais bien sûr que si c’est le cas puisque çà l’est déjà d’un individu à l’autre au sein d’une même culture et parlant ‘a priori’ la même langue, française par exemple.

  12. Avatar de Dissonance
    Dissonance

    @Eugène et antoine:

    la thèse soutenue par Eugène me parle, elle s’exprime d’un mot: la compréhension. Ce n’est pas seulement une idée sur le papier que de dire qu’il puisse arriver qu’on ne comprenne pas son interlocuteur, et ce indépendamment de la problématique de la langue. Soit parce que l’un s’exprime maladroitement, soit parce que l’autre ne soit pas capable de hisser son raisonnement au niveau d’exigence requis, soit enfin parce que les deux protagonistes de la discussion ne fondent pas leur mode de pensée respectifs sur un référentiel théorique commun.

  13. Avatar de coucou
    coucou

    @Marc Peltier dit :
    23 mai 2009 à 17:15

    Et quelle perte de ne plus enseigner le grec : certains pensent que c’est encore plus ringard que la Princesse de Clèves! :-(</blockquote)

    Avec la dégringolade actuelle des grands dogmes financiers et libre-échangistes, qui tiraient la machine éducative vers des valeurs jugées plus « sexy » et dans le coup,

    je ne serais pas étonné de voir resurgir -après tout, Paul parle sans rougir d’introduire Aristote dans la conception du prix- l’idéal éducatif d’Isocrate, pour qui l’homme accompli devait être avant tout un homme :

    – sachant parler, démontrer, convaincre (rhétoriquement),
    – fin connaisseur de sa propre langue et de sa culture, notamment littéraire et philosophique.

    En outre, et à ma connaissance, je crois qu’aucun modèle mathématico-statistique n’a jamais pu rendre aussi bien compte de la réalité « à l’occidentale » que Montaigne dans ses Essais !

  14. Avatar de coucou
    coucou

    Pardonnez la mise en page du commentaire précédent.

    La citation de Marc Peltier s’arrête à « blockquote ».

    Je pense que le smiley a fait vriller mon code de citation !

    @ John Bragin

    « Little or nothing was made of his biology, which is the real crux of his empirical investigations »

    C’est vrai ! Quelles pistes par exemple, selon vous, la Biologie d’Aristote pourrait-elle éclairer dans notre perception de la vérité et de la réalité ?

  15. Avatar de Marc Peltier
    Marc Peltier

    Comme il a été question de la pensée chinoise, je ne résiste pas au plaisir de vous offrir un instant de détente dominical. Il est question d’une classification des animaux, rapportée par Foucault qui cite Borges qui prétend citer une encyclopédie chinoise, « L’empire céleste du savoir éclairé » :

    Classification des animaux qui se divisent en…
    a) appartenant à l’Empereur,
    b) embaumés,
    c) apprivoisés,
    d) cochons de lait,
    e) sirènes,
    f) fabuleux,
    g) chiens en liberté,
    h) inclus dans la présente classification,
    i) qui s’agitent comme des fous,
    j) innombrables,
    k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau,
    l) et cætera,
    m) qui viennent de casser la cruche,
    n) qui de loin semblent des mouches,
    o) chinchards.
    p) à turbines

  16. Avatar de coucou
    coucou

    @Marc Peltier

    Je crois effectivement qu’Aristote n’aurait rien à redire sur la rigueur de cette classification !

    Alfred Jarry non plus d’ailleurs 🙂

  17. Avatar de Rumbo
    Rumbo

    @ Moi 23 mai à 21:30

    «  »Concernant la pensée chinoise, je vous conseille à tous de vous y plonger directement dans le Yi-king. C’est LE livre. » »

    Tout à fait!
    Des amis très avisés m’avaient fait découvrir, durant les années 70, Stéphane Lupasco en même temps qu’ils m’avaient transmis et traduit avec une pégagogie à laquelle je dois beaucoup, les questionnemnts soulevés par la mécanique quantique objet des débats historiques des chercheurs scientifiques non moins historique. Presqu’en même temps, un petit peu plus tard, je découvrai le passionnant livre chinois des Transfomations le Y KiING essence de la pensée chinoise. Le Y KING et ses 64 hexagrammes, tient sur une seule feuille, et son « épaisseur » est la sommes des réflexions des philosophes chinois faites au cours des millénaires et inspirées par le Y KING. Le Y KING intouché sans doute depuis peut-être 4 à 5 millénaires…

    Sauf erreur de ma part, jamais, que je sache, Lupasco n’a cité le Y KING ou fait allusion à la pensée chinoise. Or, en étudiant le Y King (mais ça peut prendre toute une vie!), j’eu le « choc » que la logique que Lupasco met en éxergue tout le long de ses investigations est un équivalent, ou un reflet du Y KING. Je dirais par l’image qui suit, que la logique trouvée par Lupasco a les mêmes « gènes » que le Y KING. Dit simplement et rapidement, l’ « intuition traditionnelle » chinoise contiendrait une réalité (ou la réalité) correspondante à la mécanique quantique. À mon très humble avis le
    – lien – occidental avec le Y KING, ce sont, à ce jour, les découvertes de Lupasco. Il est possible, en toute modestie, qu’on n’en soupçonne pas encore la portée.

  18. Avatar de Cécile
    Cécile

    « Le déterminisme dans l’expérience donne seul la loi qui est absolue, et celui qui connaît la loi véritable n’est plus libre de prévoir le phénomène autrement.  »

    Claude Bernard : Introduction à la médecine expérimentale (1865)

    autres extraits
    http://pagesperso-orange.fr/scmsa/claude_bernard.htm

    […]

    La médecine, en tant que science, a nécessairement des lois qui sont précises et déterminées, qui, comme celles de toutes les sciences, dérivent du critérium expérimental. C’est au développement de ces idées que sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l’ai intitulé Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée est simplement d’appliquer à la médecine les principes de la méthode expérimentale, afin qu’au lieu de rester science conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une science exacte fondée sur le déterminisme expérimental. En effet, une science conjecturale peut reposer sur l’indéterminé ; mais une science expérimentale n’admet que des phénomènes déterminés ou déterminables.

    Le déterminisme dans l’expérience donne seul la loi qui est absolue, et celui qui connaît la loi véritable n’est plus libre de prévoir le phénomène autrement. L’indéterminisme dans la statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par les nombres eux-mêmes, et c’est dans ce sens que les philosophes ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit.

    Mais quand l’indéterminisme augmente, la statistique ne peut plus le saisir et l’enfermer dans une limite de variations. On sort alors de la science, car c’est le hasard ou une cause occulte quelconque qu’on est obligé d’invoquer pour régir les phénomènes. Certainement nous n’arriverons jamais au déterminisme absolu de toute chose ; l’homme ne pourrait plus exister. Il y aura donc toujours de l’indéterminisme dans toutes les sciences, et dans la médecine plus que dans toute autre. Mais la conquête intellectuelle de l’homme consiste à faire diminuer et à refouler l’indéterminisme à mesure qu’à l’aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme. Cela seul doit satisfaire son ambition, car c’est par cela qu’il étend et qu’il étendra de plus en plus sa puissance sur la nature.
    […]

    Les bibliothèques pourraient encore être considérées comme faisant partie du laboratoire du savant et du médecin expérimentateur. Mais c’est à la condition qu’il lise, pour connaître et contrôler sur la nature, les observations, les expériences ou les théories de ses devanciers, et non pour trouver dans les livres des opinions toutes faites qui le dispenseront de travailler et de chercher à pousser plus loin l’investigation des phénomènes naturels. L’érudition mal comprise a été et est encore un des plus grands obstacles à l’avancement des sciences expérimentales. C’est cette fausse érudition qui, mettant l’autorité des hommes à la place des faits, arrêta la science aux idées de Galien pendant plusieurs siècles sans que personne osât y toucher, et cette superstition scientifique était telle, que Mundini et Vésale, qui vinrent les premiers contredire Galien en confrontant ses opinions avec leurs dissections sur nature, furent considérés comme des novateurs et comme de vrais révolutionnaires.

    […]

    C’est pourtant toujours ainsi que l’érudition scientifique devrait se pratiquer. Il faudrait toujours l’accompagner de recherches critiques faites sur la nature, destinées à contrôler les faits dont on parle et à juger les opinions qu’on discute. De cette manière, la science, en avançant, se simplifierait en s’épurant par une bonne critique expérimentale, au lieu de s’encombrer par l’exhumation et l’accumulation de faits et d’opinions innombrables parmi lesquelles il n’est bientôt plus possible de distinguer le vrai du faux. Il serait hors de propos de m’étendre ici sur les erreurs et sur la fausse direction de la plupart de ces études de littérature médicale que l’on qualifie d’études historiques ou philosophiques de la médecine. Peut-être aurai-je occasion de m’expliquer ailleurs sur ce sujet ; pour le moment, je me bornerai à dire que, suivant moi, toutes ces erreurs ont leur origine dans une confusion perpétuelle que l’on fait entre les productions littéraires ou artistiques et les productions de la science, entre la critique d’art etla critique scientifique, entre l’histoire de la science et l’histoire des hommes.
    Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu’elles sont des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine. On peut ajouter que les idées philosophiques représentent des aspirations de l’esprit humain qui sont également de tous les temps. Il y a donc là grand intérêt à rechercher ce que les anciens nous ont laissé, parce que sous ce rapport ils peuvent encore nous servir de modèle. Mais la science, qui représente ce que l’homme a appris, est essentiellement mobile dans son expression ; elle varie et se perfectionne à mesure que les connaissances acquises augmentent. La science du présent est donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n’y a aucune espèce de raison d’aller chercher un accroissement de la science moderne dans les connaissances des anciens. Leurs théories, nécessairement fausses puisqu’elles ne renferment pas les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel pour les sciences actuelles. Toute science expérimentale ne peut donc faire de progrès qu’en avançant et en poursuivant son œuvre dans l’avenir. Ce serait absurde de croire qu’on doit aller la chercher dans l’étude des livres que nous a légués le passé. On ne peut trouver là que l’histoire de l’esprit humain, ce qui est tout autre chose.

    Il faut sans doute connaître ce qu’on appelle la littérature scientifique et savoir ce qui a été fait par les devanciers. Mais la critique scientifique, faite littérairement, ne saurait avoir aucune utilité pour la science. En effet, si, pour juger une œuvre littéraire ou artistique, il n’est pas nécessaire d’être soi-même poète ou artiste, il n’en est pas de même pour les sciences expérimentales. On ne saurait juger un mémoire de chimie sans être chimiste, ni un mémoire de physiologie si l’on n’est pas physiologiste. S’il s’agit de décider entre deux opinions scientifiques différentes, il ne suffit pas d’être bon philologue ou bon traducteur, il faut surtout être profondément versé dans la science technique, il faut même être maître dans cette science et être capable d’expérimenter par soi-même et de faire mieux que ceux dont on discute les opinions.

    […]

    Je n’admets donc pas qu’il puisse y avoir dans les sciences des hommes qui fassent leur spécialité de la critique, comme il y en a dans les lettres et dans les arts. La critique dans chaque science, pour être vraiment utile, doit être faite par les savants eux-mêmes et par les maîtres les plus éminents.

    Le point de vue expérimental est le couronnement d’une science achevée, car il ne faut pas s’y tromper, la science vraie n’existe que lorsque l’homme est arrivé à prévoir exactement les phénomènes de la nature et à les maîtriser. La constatation et le classement des corps ou des phénomènes naturels ne constituent point la science complète. La vraie science agit et explique son action ou sa puissance : c’est là son caractère, c’est là son but.

    […]

    Ce serait une grande illusion du médecin que de croire qu’il connaît les maladies pour leur avoir donné un nom, pour les avoir classées et décrites, de même que ce serait une illusion du zoologiste et du botaniste que de croire qu’il connaissent les animaux et les végétaux parce qu’ils les ont dénommés, catalogués, disséqués et renfermés dans un musée après les avoir empaillés, préparés ou desséchés. Un médecin ne connaîtra les maladies que lorsqu’il pourra agir rationnellement et expérimentalement sur elles ; de même le zoologiste ne connaîtra les animaux que lorsqu’il expliquera et réglera les phénomènes de la vie. En résumé, il ne faut pas devenir les dupes de nos propres œuvres ; on ne saurait donner aucune valeur absolue aux classifications scientifiques, ni dans les livres ni dans les académies.

    Ceux qui sortent des cadres tracés sont les novateurs, et ceux qui y persistent aveuglément s’opposent aux progrès scientifiques. L’évolution même des connaissances humaines veut que les sciences expérimentales soient le but, et cette évolution exige que les sciences de classification qui les précèdent perdent de leur importance à mesure que les sciences expérimentales se développent.

    L’esprit de l’homme suit une marche logique et nécessaire dans la recherche de la vérité scientifique. Il observe des faits, les rapproche, en déduit des conséquences qu’il contrôle par l’expérience pour s’élever à des propositions ou à des vérités de plus en plus générales. Il faut sans doute que dans ce travail successif le savant connaisse ce qu’ont fait ses devanciers et en tienne compte. Mais il faut qu’il sache bien que ce ne sont là que des points d’appui pour aller ensuite plus loin, et que toutes les vérités scientifiques nouvelles ne se trouvent pas dans l’étude du passé, mais bien dans des études nouvelles faites sur la nature, c’est-à-dire dans les laboratoires. La littérature scientifique utile est donc surtout la littérature scientifique des travaux modernes afin d’être au courant du progrès scientifique, et encore ne doit-elle pas être poussée trop loin, car elle dessèche l’esprit, étouffe l’invention et l’originalité scientifique. Mais quelle utilité pourrions-nous retirer de l’exhumation de théories vermoulues ou d’observations faites en l’absence de moyens d’investigation convenables ? Sans doute cela peut être intéressant pour connaître les erreurs par lesquelles passe l’esprit humain dans son évolution, mais cela est du temps perdu pour la science proprement dite. Je pense qu’il importe beaucoup de diriger de bonne heure l’esprit des élèves vers la science active expérimentale, en leur faisant comprendre qu’elle se développe dans les laboratoires, au lieu de laisser croire qu’elle réside dans les livres et dans l’interprétation des écrits des anciens. Nous savons par l’histoire la stérilité de cette voie scolastique, et les sciences n’ont pris leur essor que lorsqu’on a substitué à l’autorité des livres l’autorité des faits précisés dans la nature à l’aide de moyens d’expérimentation de plus en plus perfectionnés ; le plus grand mérite de Bacon est d’avoir proclamé bien haut cette vérité. Je considère, quant à moi, que reporter aujourd’hui la médecine vers ces commentaires attardés et vieillis de l’antiquité, c’est rétrograder et retourner vers la scolastique, tandis que la diriger vers les laboratoires et vers l’étude analytique expérimentale des maladies, c’est marcher dans la voie du véritable progrès, c’est-à-dire vers la fondation d’une science médicale expérimentale. C’est chez moi une conviction profonde que je chercherai toujours à faire prévaloir, soit par mon enseignement, soit par mes travaux.

    […]

    Dans ces recherches je me suis conduit d’après les principes de la méthode expérimentale que nous avons établis, c’est-à-dire qu’en présence d’un fait nouveau bien constaté et en contradiction avec une théorie, au lieu de garder la théorie et d’abandonner le fait, j’ai gardé le fait que j’ai étudié, et je me suis hâté de laisser la théorie, me conformant à ce précepte que nous avons indiqué dans le deuxième chapitre : Quand le fait qu’on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de grands noms, est généralement adoptée.

  19. Avatar de Eugène
    Eugène

    @ Dissonnance,

    Merci pour ce petit rappel et les extraits de ce texte…

  20. Avatar de Boukovski
    Boukovski

    Exemple de « tiers exclu ».

    Il ne saurait y avoir de relation de dépendance qu’entre des choses qui existent. Dés lors, si une chose est posée en relation de dépendance à une autre, comment peut-elle être mise en relation avant que son existence ait été établie ? Il faut donc d’abord établir son existence.

    Cette chose est-elle au contraire mise en relation de dépendance après que son existence a été établie ? Toute relation de dépendance est alors absurde pour elle car si son existence a été établie c’est que cette existence n’est pas dépendante d’autre chose.

    Soit une chose est ceci (ici, en relation de dépendance) soit cette chose est cela (ici avec une existence établie), mais pas les deux à la fois. Soit une chose a une existence établie (et il n’est pas nécessaire qu’elle soit dépendante d’autre chose), soit une chose est en relation de dépendance (et il n’est pas nécessaire d’établir son existence).

    En simplifiant:

    Ce qui existe n’est pas dépendant d’autre chose (d’où: existe-il quelque chose ?). Ce qui est dépendant n’a pas besoin d’exister.

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