Pourquoi nous disons en réalité la même chose, réponse à une critique de Jean-Claude Werrebrouck

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Lorsque je défends l’idée d’une « constitution pour l’économie », j’explique que quand la démocratie s’est mise en place, elle s’est arrêtée au bord de l’économie, laissant celle-ci dans un « état de nature » au sens hobbesien du terme, c’est-à-dire où l’homme est un loup pour l’homme. Les événements actuels soulignent la nécessité de sauver l’économie de la loi de la jungle qui y règne en la faisant rentrer dans le giron de la démocratie, ce qui ne peut se faire qu’en la dotant – elle et la finance qui constitue son système sanguin – d’une constitution.

Pourquoi une constitution distincte pour l’économie ? Parce que les marchés fonctionnent d’ores et déjà au niveau global et qu’une constitution pour l’économie qui se contenterait d’ajouter des articles « économiques » aux constitutions politiques nationales existantes se situerait au mauvais endroit et raterait nécessairement son but, le plus moral des États se voyant automatiquement pénalisé au plan économique (c’est ce qui explique que, comme on l’a vu récemment, le problème des paradis fiscaux étant en réalité insoluble dans les cadres nationaux, sa « solution » consista à en réécrire la définition jusqu’à ce qu’elle ne s’applique plus à aucun État). Quand Attali dit qu’il n’y a pas d’état de droit au niveau global, nous exprimons lui et moi la même idée.

Dans A propos du projet de Constitution pour l’Économie, Jean-Claude Werrebrouck présente une critique de mon approche. Werrebrouck lit dans l’histoire un mouvement en trois temps où ce qu’il appelle l’« extériorité » (une notion très proche de ce que les philosophes appellent le « transcendant ») fut successivement la religion, le politique et aujourd’hui l’économique. Au lieu de voir comme je le fais l’économie comme une enclave de brutalité au sein de la démocratie, il voit au contraire l’économique comme ayant pris le dessus sur le politique pour le dominer désormais. Et comme cet ordre économique se confond aujourd’hui avec l’« anarcho-capitalisme » rothbardien qui s’est imposé au cours des trente dernières années, ce que je lis comme une sauvagerie de l’économique au sein de la démocratie, serait en fait pour Werrebrouck, le phagocytage du politique par l’ordre économique « anarcho-capitaliste ». Il écrit :

… si l’économie est l’équivalent de la religion, en ce qu’elle est la forme nouvelle de l’irrépressible extériorité, les économistes sont-ils des clercs ou fonctionnaires de la religion des temps modernes ? Et la théorie économique est-elle l’équivalent de la théologie ?

Le cadre général décrit par Werrebrouck est donc différent du mien. Les événements récents aux États-Unis, où l’on voit les financiers que l’on pouvait penser en déroute en raison du désastre dont ils ont été la cause, prendre au contraire les rênes du pouvoir, semblent lui donner raison : il ne s’agit même pas d’un coup d’état et l’ordre économique avait bel et bien remplacé l’ordre politique, le subordonnant simplement à ses propres exigences : celles du marché, et ceci à l’échelle de la planète toute entière.

Mais cette différence dans l’analyse entre Werrebrouck et moi débouche-t-elle sur une conclusion différente ? En fait non : une constitution pour l’économie se révèle également nécessaire dans l’un et l’autre cas. Seule l’interprétation exacte de ce qu’elle représente diffère quelque peu. Pour moi une constitution pour l’économie comble un vide existant, celui que constitue l’existence d’une plage d’« état de nature » au sein de la démocratie et va se situer là où le « désordre » économique règne d’ores et déjà, à savoir au niveau supranational. Dans la perspective de Werrebrouck, une constitution pour l’économie porte nécessairement sur l’« extériorité », sur ce qui constitue actuellement un ordre transcendant et, le politique ayant été récemment subordonné à l’économique, il s’agit simplement avec une constitution pour l’économie d’une restauration du politique dans ses droits.

Mais réfléchissons-y, dans une analyse comme dans l’autre, l’économique était hors de portée du politique, soit, selon moi, parce que la démocratie l’avait abandonné à la loi de la jungle, soit, selon Werrebrouck, parce que c’est l’économique qui avait pris le pouvoir et, dans une analyse comme dans l’autre, une constitution pour l’économie parfait la démocratie, chez moi en en étendant le principe à l’économie, et chez Werrebrouck parce qu’elle rétablirait l’empire du politique sur l’économique.

Bien sûr une constitution pour l’économie ne peut se situer que là où le pouvoir économique a déjà pris ses aises : au niveau global. Les temps que nous vivons et notre capacité aujourd’hui à en analyser les tenants et les aboutissants nous font cependant comprendre à quel point nous avions pris pour la démocratie ce qui n’en était encore que les balbutiements et à quel point nous sommes encore éloignés de son idéal. Une constitution pour l’économie constituerait cependant un pas de géant dans sa direction.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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91 réponses à “Pourquoi nous disons en réalité la même chose, réponse à une critique de Jean-Claude Werrebrouck”

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