Personnellement, cela m’est tout à fait indifférent que le philosophe H. ait eu une carte du parti National-Socialiste, ait dit ceci ou cela d’Hitler, etc. ce qui compte, c’est qu’au cœur de la philosophie – et en la maîtrisant ô combien – il ait mené un combat contre la pensée socratique, contre la raison, contre la connaissance (il insuffle de manière constante la peur de connaître), pour la mystique (les pré-socratiques), pour le désespoir de la condition humaine (devant l’infinité de Dieu).
Bourdieu est, à ma connaissance, le seul critique de H. qui se soit désintéressé des effets de surface (H. = « philosophe nazi »), pour s’intéresser comme moi au fait que les plantes « nazisme » et « pensée H. » poussaient essentiellement sur le même terreau. C’est pour cela que je ne suis pas mécontent de la caractérisation qui m’est venue spontanément hier dans Le temps qu’il fait, le 10 avril 2009 : « Judas de la philosophie », parce qu’il s’est approché suffisamment près de Socrate (bien mieux que je n’y parviendrai jamais), non pas pour le tuer (c’était déjà fait) mais pour tenter de tuer ce que Socrate nous a apporté : la confiance dans la raison.
Hitler ne visait qu’un empire de mille ans, la pensée du philosophe H. restera dangereuse pendant bien plus longtemps encore : elle est stupéfiante d’intelligence et son pouvoir de séduction est hélas inentamable.
47 réponses à “Sur le philosophe H. une fois de plus”
Déjà en nous proposant la « « vision apocalyptique de la crise » de Perrin (texte avec lequel il nous disait, entre les lignes, être en désaccord), Paul nous menait sur le terrain de la question de la pertinence de la raison comme guide de nos actes. Il relance le débat en citant Martin H. Hélas, cette référence a l’inconvénient de mener le débat à des hauteurs philosophiques qui font que les seuls à continuer à lire seront les pros de la philosophie.
Et pourtant, en ramenant la philosophie à ce qu’elle devrait être pour le commun, la sagesse de la vie, la manière de mener une «vie bonne» lorsqu’on a renoncé aux séductions et aux tourments de la foi, il faut bien se poser la question du rôle de la raison.
Si un ignare (pas lu Heidegger, ni Witt… ?, ni Kant, ni…) peut déposer son grain de sel dans cet océan de savoir, je dirais que chacun doit un jour se positionner sur la question de la raison, simplement pour faire des choix de vie les moins stupides possible.
Personnellement, élève d’une Université qui a comme devise « Scientia vincere tenebras », j’ai bien dû constater que le tout à la raison avait de solides effets pervers. L’écologie politique (dans laquelle je suis investi depuis 40 ans) est la seule doctrine politique qui a pris le nom d’une science et qui, pourtant, est celle qui conteste le plus durement les effets et les dérives de la science. Les penseurs de l’écologie politique sont des rationalistes, souvent de formation scientifique, et pourtant ils ont dénoncé avant d’autres la « raison raisonnante » au cœur de l’économisme.
La lecture combinée de John Saul (« Les bâtards de Voltaire ») et de Illich a finalement donné une réponse qui convenait à mon expérience et à mon esprit pragmatique : la rationalité, en réaction à des siècles de christianisme sclérosé a poussé le balancier un peu trop loin et est devenue contreproductive par excès . Or, l’excès nuit en tout, et la raison n’échappe pas probablement pas à cette loi (naturelle ? 😉 ).
Donc, sans croire que cette recette puisse s’appliquer à tous (chacun sa (merde)- croix est mieux en cette saison – n’est-ce pas…) je crois habile de croire que nous sommes êtres de raison et de a-raison (j’allais écrire « de déraison » mais cela aurait été faux (folie du sage, sagesse du fou). Donc, j’utilise au maximum la raison pour piloter mon frêle esquif sur la mer déchaînée de la vie (c’est mon gouvernail, mon volant) mais je sais que ce qui me pousse, les rivages vers lesquels je souhaite cingler (mais non, pas cinglé !), c’est le fruit de quelque chose d’autre (mon moteur), que jamais ni moi ni mes psys ne connaîtront vraiment. Ce n’est qu’une recette parmi d’autres mais j’ai la faiblesse (déraisonnable ?) de croire qu’elle n’est pas trop mauvaise pour un athée de culture chrétienne que je suis (et qui a l’impression de n’être pas seul de son espèce parmi les chalands qui passent sur ce blog).
J’ai d’ailleurs constaté en lisant récemment « Le traître » de Gorz que l’écartèlement entre les deux pôles de notre être est un supplice pour beaucoup et que l’équilibre, toujours précaire, est préférable à la faveur excessive accordée à l’un de ces pôles.
Il fait délicieux en Belgique, en ce dimanche de Pâques (22°, encore un coup du CO2). Hier, j’ai vu des agnelets gambader maladroitement dans des prés constellés de pâquerettes, sous des saules chargés de châtons d’or. C’est sûr : tous les philosophes, tous les économistes, tous les Judas du monde n’y pourront rien : une fois de plus, le printemps, le renouveau de la vie, est au-rendez-vous de la joie de vivre.
Raisonner à perdre la raison, est-ce bien raisonnable? Les sons de cloches ne sont rien sans « l’harmonie du monde » (1619) et la pensée de de Johan Kepler traduite du latin en français pour la première fois en 1977 par Jean Peyroux (librairie A. Blanchard).
La science, n’est-elle pas la philosophie qui a réussi?
Bonnes pâques…
J’avoue avoir eu un peu peur d’une critique du type Hidegger et le Nazisme, je suis rassuré sur ce point, car vu la complexité de l’oeuvre de H. il me semblait difficilement défendable d’en faire une critique lapidaire en une formule. Ceci dit un propos étayé et pertinent n’était pas a exclure. Je continuerai a porter une certaine attention à vos réflexions intéressante sur l’anthropologie et la crise financière et une attention incertaine concernant vos autres réflexions. Je ne partage pas le ton de certaines personnes très critiques sur vos propos concernant H., mais n’ayant pas effectué l’effort considérable qui consiste à comprendre son oeuvre, mon investissement émotionnel est peut-être plus léger 🙂
Est il raisonnable de raisonner sur tout?
Il me semble que pour Bergson la pensée n’est pas accessible a elle meme.
La pensée ne peut s’oberver mais la pensée modifie l’humain qui pense et le rend différent de lui meme et des autres.
Les philosophes sont souvent en quête d’universalité,du dénominateur commun, or le philosophe par par son travail s’éloigne un peu plus de ses semblables il ne peut trouver de réponses qu’a ses propres questions.
Est il sage de philosopher? (dans l’urgence mieux vaut éviter)Il n’y a pas de réponse définitive puisque l’homme est en constante évolution et son environnement aussi .
La remise en question constante de ses croyances ne peux pas etre néfaste j’aurais aimé avoir un exemple
précis de la trahison de Heideger car meme pour un croyant qu’est ce que la foi sans le doute?
Alors soyons raisonnables doutons de la raison! Et puisque c’est pâque je ne pense pas que Jésus ai été tres raisonnable il a prit tous les risques guidé par autre chose peut etre…
Citons « grand corps malade » pour illustrer ce débat sur la raison, la passion … et le sexe:
« Le corps Humain est un royaume ou chaque organe veut être le roi,
Il y a chez l’homme trois leader qui essayent d’imposer leur loi
Cette lutte interne permanente est la plus grosse source d’embrouille
Elle oppose depuis toujours la tête le cœur et les couilles
Que les demoiselles nous excusent si on fait des trucs chelou
Si un jour on est des agneaux et k’le lendemain on est des loups
C’est à cause de c’combat qui s’agite dans notre corps
La tête le cœur les couilles discutent mais ils ne sont jamais d’accord
Mon cœur est une vraie éponge toujours prêt a s’ouvrir
Mais ma tête est un soldat qui s’laisse rarement attendrir
Mes couilles sont motivées elles aimeraient bien pecho cette brune
Mais y’en a une qui veut pas putin ma tête me casse les burnes
Ma tête a dit à mon cœur qu’elle s’en battait les couilles
Si mes couilles avaient mal au cœur et qu’sa créait des embrouilles
Mais mes couilles ont entendu, et disaient à ma tête qu’elle a pas d’cœur
Et comme mon cœur n’a pas d’couilles, ma tête n’est pas prête d’avoir peur
Moi mes couilles sont tête en l’air et ont un cœur d’artichaut
Et quand mon cœur perd la tête mes couilles restent bien au chaud
Et si ma tête par en couilles pour mon cœur c’est la défaite
J’conais cette histoire par cœur elle n’a ni queue ni tête
Moi les femmes j’les craint autant que j’suis fou d’elle
Vous comprenez maintenant pourquoi chez moi c’est un sacré bordel
J’ai pas trouvé la solution, ça fait un moment que je fouille
Je resterai sous le contrôle de ma tête mon cœur et mes couilles »
A propos de Faye, qui tient H. en une estime aussi élevée que Paul :
« Nous n’avons pas encore pris toute la mesure de ce que signifie la propagation du nazisme et de l’hitlérisme dans la « pensée », cette lame de fond qui s’empare progressivement des esprits, les domine, les possède et supprime en l’homme toute notion de résistance. » Telle est, pour Emmanuel Faye, la raison de revenir une fois de plus sur la « question Heidegger », entendez le problème posé par l’engagement nazi du célèbre philosophe allemand.
Près d’un demi-siècle après la défaite du IIIe Reich, il y a donc un combat sur le champ de bataille philosophique entre « réhabilitation des fondements du nazisme » et résistance à l’hitlérisme de la pensée. Ces termes, sans doute un peu forts, sont ceux de E. Faye, philosophe spécialiste de la Renaissance qui se pourvoit en défenseur d’un humanisme balayé par Martin Heidegger. Il s’appuie sur des documents inédits ou non traduits jusqu’à présent pour montrer que, dès l’hiver 1933-1934, le penseur, membre du NSDAP et soutien de Hitler, a légitimé et diffusé les fondements du nazisme. L’auteur refuse avec force la position de nombreux philosophes heideggériens qui regrettent cet égarement mais estiment qu’il ne disqualifie pas l’ensemble de son œuvre.
Que faire alors ? La réponse de E. Faye est sans ambiguïté : il faut libérer la philosophie de l’œuvre de M. Heidegger. « Ses écrits continuent de diffuser les conceptions radicalement racistes et destructrices pour l’être humain qui constituent les fondements de l’hitlérisme et du nazisme », dit-il. « Dans l’œuvre de M. Heidegger, ce sont les principes mêmes de la philosophie qui se trouvent abolis. (…) Une telle œuvre ne peut pas continuer de figurer dans les bibliothèques de philosophie : elle a bien plutôt sa place dans les fonds d’histoire du nazisme et de l’hitlérisme. » E. Faye ne fait pas seulement le procès de M. Heidegger mais aussi de ceux qui l’ont diffusé en France, en tout premier lieu Jean Beaufret et François Fédier. Cette dénonciation des effets pervers de l’œuvre de M. Heidegger est l’occasion pour E. Faye de faire l’apologie de la pensée humaniste de René Descartes ou de Michel de Montaigne…
L’ouvrage collectif intitulé Heidegger et la question de l’humanisme réunit, lui, des penseurs plutôt critiques à l’endroit du philosophe allemand (E. Faye signe d’ailleurs deux textes) mais aussi des heideggériens chevronnés. Cette ouverture est tout à l’honneur de ce livre qui se propose de relire un texte capital de M. Heidegger, « La lettre sur l’humanisme », adressée à J. Beaufret en 1947. Antihumanisme ou dépassement de l’humanisme ? Tel est le débat. Jean-François Marquet reprenant les termes mêmes de M. Heidegger préfère parler d’« étrange sorte d’humanisme » plutôt que d’antihumanisme à proprement parler. Selon lui, « son humanisme est un humanisme où l’homme brille par son absence ». Mystérieux pensera-t-on sans doute, mais la pensée de M. Heidegger est loin d’être facile.
Le philosophe allemand menace-t-il donc la philosophie ? La polémique est à son comble dans la presse et nombre de blogs sur Internet prennent parti et luttent dans l’un ou l’autre camp. L’institution en tout cas ne semble pas convaincue par le danger : M. Heidegger est au programme de l’agrégation de philosophie en 2006… –
Le livre de Faye n’instruit qu’à charge et non à décharge. De ce point de vue il rate son objectif. Les passages qu’il traduit sont troublants mais ils n’éclairent pas toujours le reste de l’oeuvre du philosophe quoi que Faye en dise et la répétition du même de pages en pages que la philosophie même de M.H. serait d’essence nazie n’est en rien démontrée. Les bons polémistes font parfois de mauvais philosophes. Un ouvrage plus rigoureux eut mieux défendu les thèses qu’il propose.
Le message troublant transmis par le philosophe H, serait qu’« un bon Nazi fait parfois un bon philosophe ». Mais, quelle que soit sa connaissance de la philosophie – et elle est en effet inégalée – son discours, étant dirigé contre Socrate, n’est qu’une « anti-philosophie ».
Les ressemblances que vous notez entre mon approche dans « Comment la vérité et la réalité furent inventées », et celle de H. ne repose – je l’espère – que sur notre familiarité avec le discours philosophique.
philosophe H, dictateur H ; un pétard mouillé de H …
Je suis surpris par l’expression de « judas » de la philosophie surtout quand elle est rapportée à Socrate. Judas c’est le traitre de Jésus et aussi d’ailleurs, comme le raconte une nouvelle de JL Borges, celui sans lequel la Passion ne serait peut-être pas survenue… Dialectique traversante de la foi… Socrate peut être contredit mais peut-il être trahi? De quel type d’adhésion s’agit-il qui nécessite une trahison. Le premier à considérer Socrate comme un martyr est Justin. La transposition du message chrétien dans la philosophie fit quelques ravages et aussi bien des contresens qui perdurent semble-t-il.
Cela dit ces quelques réflexions sur Heidegger sont à noter. Je suis en train de lire votre ouvrage chez Gallimard avec intérêt, un sentiment un peu mêlé je dois dire (admiration et agacement). Les questions sont plutôt bien et certaines hypothèses très bien menées. D’autres passages « moulinent » un peu mais j’avance avec beaucoup d’intérêt parfois séduit parfois un peu sceptique; il me semble qu’il y ait quelques raccourcis et aussi une certaine hétérogénéité des références dont on se demande parfois si elle frise l’éclectisme. Ce qui est sûr c’est que vous n’avez pas peur et que la modestie ne vous étouffe pas vraiment! Malgré mes réserves, cela me plaît plutôt. Mais vous connaissez Qu’est-ce qu’une chose j’imagine, êtes-vous si loin des questions de Martin Heidegger, ou quelquefois dans ses brisées? Avec un attirail verbal un peu exotique parfois, où l’avez-vous constitué?
Bien à vous
(un lecteur bénévole comme dit Diderot et néanmoins prudent)
» Ce qu’on a appelé culture , en Allemagne, par exemple, non seulement n’a pas été en mesure d’arrêter la domination d’Hitler, mais au contraire , l’a appuyée, l’a soutenue et a renforcé sa position. Un amas informe de connaissances, cette culture anarchique qui croît comme un cancer monstrueux dans le désordre de la société actuelle- et toute société capitaliste est désordre n’a pas la force d’empêcher un nouvel obscurantisme de s’instaurer sous le masque même du progrès culturel. »
Tristan Tzara : Le surréalisme et l’après – guerre.
ce sont les notions du spectaculaire (intégré, diffus…) chères à Debord ; ne pas oublier que devant la Culture les nazis sortaient leurs revolvers.
On juge la qualité d’une philosophie à la vie du philosophe qui l’a générée. Si la vie du philosophe n’est pas en accord avec son oeuvre, cette oeuvre ne vaut rien car la philosophie n’est pas un contenu mais une quête, ce n’est pas une collection de vérités mais la pensée en action.
Soit donc la philosophie de Heidegger est nazie et elle vaut quelque chose (bien que dangereuse), soit elle ne l’est pas et elle ne vaut rien.
La question que je pose à Paul est plutôt celle-ci: qu’oppose-t-on à la philosophie de Heidegger? Uniquement la morale? Le choix de la raison ne repose donc que sur un choix éthique, irrationnel? Et sur quelle base choisit-on alors entre deux choix éthiques? Peut-on les évaluer? (ce sont là je crois des questions dangereuses que Nietzsche posait déjà).
« On juge la qualité d’une philosophie à la vie du philosophe qui l’a générée. »
Vous ne confondez pas la philosophie occidentale avec la mystique ou la sainteté? On peut être un raciste ou un médiocre très doués pour les jeux de mots et les constructions « langagières » complexes (Heidegger ou Zubiri en Espagne en sont de bons exemples). De la même façon qu’on peut être un grand écrivain, un grand artiste ou un grand compositeur en étant un type peu recommandable (Céline, Cellini ou Gesualdo l’ont prouvé).
« La philosophie n’est pas un contenu mais une quête ».
La quête c’est plutôt en Orient, non? Saint Thomas d’Aquin, Spinoza, Kant ou Hegel, c’est d’abord une oeuvre, un contenu, un édifice de mots qui essaie de décrire de façon logique la réalité.
Heidegger, dans sa mégalomanie, va plus loin, puisque pour lui « le penseur dit l’être ». Il se prend donc pour un mystique (il a trop lu Eckhart). Son problème c’est qu’il ne voit pas la réalité qu’il a devant lui, il est vraiment myope. Il était convaincu de la « grandeur du national-socialisme » (ce sont ses propres mots) et confondait le nazisme avec l’avenir de l’humanité. Son aveuglement était tel qu’il admirait éperdument un sinistre crétin comme Goering, qui était pour lui le « parangon du nouvel Allemand » (Hugo Ott).
« Soit donc la philosophie de Heidegger est nazie et elle vaut quelque chose (bien que dangereuse), soit elle ne l’est pas et elle ne vaut rien. »
La philosophie de Heidegger était nazie, bien sûr (elle a poussée sur le même terreau que le nazisme, comme dit P. Jorion, mais après elle a essayé de traduire en philosophie le nazisme – il ne faut pas oublier qu’une grande partie de son oeuvre n’est toujours pas publiée, on se demande bien pourquoi…), et elle vaut quelque chose si on s’intéresse aux constructions sémantiques délirantes, si on « croit » vraiment qu’assembler des gigantesques châteaux de mots a un sens.
« La question que je pose à Paul est plutôt celle-ci: qu’oppose-t-on à la philosophie de Heidegger? Uniquement la morale? »
On oppose la lucidité d’un Marc Aurèle, d’un Montaigne, d’un Schopenhauer, d’un Wittgenstein… Ou la profondeur du Vedanta, du Taoïsme, du Zen, du Soufisme ou de la grande mystique occidentale (Eckhart, St. Jean de la Croix, entre autres)
« Vous ne confondez pas la philosophie occidentale avec la mystique ou la sainteté? »
Il paraît que Démocrite à la fin de sa vie se nourrissait des effluves des mets (il se nourrissait d’atomes quoi, ça n’a pas duré longtemps à mon avis). 🙂
Pour un grec ancien, un philosophe devait croire en sa philosophie sans quoi c’était bidon (c’est le reproche qu’on faisait aux sceptiques, mais il parait aussi qu’il fallait empêcher Pyrrhon de se jeter dans les ravins car il en doutait).
C’est aussi ma conception et d’ailleurs les grands philosophes occidentaux suivent encore cette conception. Encore récemment, Kojève finira dans les institutions européennes car il croyait en la fin de l’Histoire que son maître Hegel enseignait (et Hegel lui-même était lié à l’Etat Prussien pour les mêmes raisons). Dois-je aussi parler de Nietzsche et de son maître Schopenhauer? (et Nietzche a lui-même écrit qu’un système philosophique est toujours une confession de son auteur, comme une auto-biographie)
Pouvez-vous de votre côté me citer l’un ou l’autre cas de grand philosophe n’ayant pas été en concordance avec son propre enseignement?
« Saint Thomas d’Aquin, Spinoza, Kant ou Hegel, c’est d’abord une oeuvre, un contenu, un édifice de mots qui essaie de décrire de façon logique la réalité. »
C’est assez tristounet de voir la philosophie comme cela. On se condamne alors à ressasser les textes des grands auteurs comme on interpréterait la Bible. Et pour finir on en conclurait qu’ils se sont tous trompés.
Certes, les philosophes essayent de décrire de façon logique la réalité, mais l’important et la beauté de leur oeuvre c’est de voir leur pensée en action. A leur lecture, on peut espérer ainsi apprendre à penser.
« et elle vaut quelque chose si on s’intéresse aux constructions sémantiques délirantes »
Vous balayez des questions gênantes pour la raison en disant simplement: « c’est nazi ». Attention au refoulé. On ne comprend rien à la question si on pense que le fascisme (et le nazisme en particulier) est un simple épiphénomène de la bêtise. Carl Schmitt et Heidegger, quoi qu’on en pense et qu’on aime ou pas, sont de grands penseurs, c’est incontestable. Sans parler d’un Nietzsche qui a approché ces problèmes dangereux, parfois de manière inconséquente.
Visiblement vous « croyez » à la Philosophie (avec majuscule), ce qui n’est pas mon cas. Vous croyez que les mots peuvent décrire la Réalité, vous prenez au sérieux les systèmes philosophiques et vous pensez même qu’un philosophe est une espèce d’esthète (« la beauté de leur oeuvre »), voire un saint de la Vérité (« Pouvez-vous de votre côté me citer l’un ou l’autre cas de grand philosophe n’ayant pas été en concordance avec son propre enseignement? »).
Je connais pas assez la vie des philosophes pour vous dire si leur vie est en adéquation avec leur enseignement (je ne suis pas assez masochiste pour lire des biographies sur des gens qui ont passé le plus clair de leur temps le cul sur une chaise à confondre le langage avec la Réalité). Mais j’ai des doutes sur leur « sainteté » professionnelle (n’est pas H.D.Thoreau qui veut).
Je crois plus à une concordance entre leur façon de vivre et leurs idées. Un exemple au hasard. Je lis chez Kant (dans ses « Observations sur le sentiment du beau et du sublime »): « Les Noirs d’Afrique n’ont par nature pas de sentiments qui s’élèvent au-dessus de l’insignifiant. » Et chez Ceronetti (« La patience du brûlé »): « Dans la biographie du Russe Arsenij Gulyga, je le retrouve ainsi: «Kant mesurait 1,57 m. et avait un air fragile; il avait recours à la diligence des tailleurs et des perruquiers pour se rendre élégant; il plaisait pour ses cheveux d’un blond clair, ses yeux bleus, son front ample, sa prestance.» Contrairement à Leopardi qui aimait le démodé, Kant suivait la mode attentivement. »
Autre exemple du même Kant. Il a écrit: « La tendance à ce plaisir qu’on appelle amour de la chair est une souillure de l’humanité en sa propre personne […] C’est ce que chacun reconnaît dès qu’il y songe et cela suscite envers cette pensée une telle répugnance, que l’on tient même pour immoral d’appeler un tel vice par son nom ». Et il paraît qu’il était d’une chasteté à toute épreuve…
« A leur lecture, on peut espérer ainsi apprendre à penser. »
Moi je fais la distinction entre penseurs et philosophes. Les premiers (un Marc Aurèle, un Montaigne, un Gracián, le Schopenhauer de « Parerga… », un certain Nietzsche, Unamuno ou plus près de nous un Cioran) apprennent à voir, enseignent la lucidité. Les autres, les constructeurs des systèmes, qui parlent un jargon qui les disqualifie (genre « Si l’ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs » de Derrida), enseignent plutôt à se tromper, à confondre les concepts avec les faits, la sémantique avec la Vie.
Ce que Schopenhauer résume très bien en parlant de Hegel le « charlatan », le « barbouilleur », la « créature philosophique ministérielle »: « Non, non, il ne restera rien de Hegel, parce qu’il n’a pas pensé, mais jonglé avec des formules. À quoi a-t-il abouti, avec tout son appareil pédantesque et déclamateur? À mettre à la place du bon sens je ne sais quel culte glacé et inintelligible d’un Grand Pan progressif, qui se démène comme un diable sous la logique essoufflée de l’être, du non-être et de l’avenir, et qui n’est bon, dans la course fatigante et stérile à laquelle son inventeur le condamne, qu’à singer les écureuils et à faire rêver les cochers de fiacre. »
« Vous balayez des questions gênantes pour la raison en disant simplement: « c’est nazi ». Attention au refoulé. On ne comprend rien à la question si on pense que le fascisme (et le nazisme en particulier) est un simple épiphénomène de la bêtise. Carl Schmitt et Heidegger, quoi qu’on en pense et qu’on aime ou pas, sont de grands penseurs, c’est incontestable. »
Je n’ai jamais parlé de bêtise, mais de racisme, à propos de Heidegger (et de médiocrité à propos de Zubiri, un autre grand masturbateur de mots devant l’Eternel). Autant Schmitt que Heidegger étaient des racistes, dans le vrai sens du mot (pour eux, comme pour Hitler, un Allemand – ou un Arien, si vous voulez – était un être supérieur au reste de l’humanité). Penser ça n’invalide pas l’édifice de mots construit par Heidegger, et pour tous les gens qui croient aux constructions géantes de mots, il est toujours, nazi ou pas, un grand manieur de concepts (même si je pense, comme Roland Caillois, qu’il « prenait les mots pour des choses comme on prend des vessies pour des lanternes »), un grand architecte philosophique (de la même façon qu’un vrai architecte peut être nazi et construire des immeubles très solides et très beaux).
Pour moi ce qui invalide la pensée de Heidegger c’est qu’il n’a dit rien de nouveau ni sur notre époque, ni sur aucun thème spirituel, malgré sa mégalomanie (« j’ai, par mes cours, éduqué des milliers d’auditeurs en vue d’une réflexion sur les bases métaphysiques de notre époque et leur ai ouvert les yeux sur le monde de l’esprit »). Et encore moins sur sa cible privilégiée: l’Etre – pour la très simple raison que je crois, comme Eckhart que « les mots ne peuvent pas donner de nom à aucune nature qui est au-dessus d’eux ».
À ce propos, il a dit dans son entretien avec R. Wisser pour la TV allemande: « L’idée qui est à la base de ma pensée est précisément que l’Être ou le pouvoir de manifestation de l’Être a besoin de l’homme et que vice-versa, l’homme est homme uniquement dans la mesure où il est dans la manifesteté [sic] de l’Être. » Et ça c’est une idée qu’il a piqué aux mystiques en général et à Eckhart en particulier (mais comme les professeurs de philosophie ne lisent pas les mystiques, ils continuent de croire que Heidegger est le plus grand penseur du XXe siècle).
Et pour finir, j’aimerais quand même savoir comment appelez vous un intellectuel qui aspire à nous expliquer ce qu’est la Réalité et comment fonctionne l’Etre et qui prend Goering comme modèle de ce que doit être un Allemand et écrit, à propos de Hitler, « le Fürer lui-même et à lui seul est la réalité allemande, présente et future, et sa loi »?