Gesell (II)

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

L’institution de la propriété privée rend automatiquement la richesse inhomogène : certains en auront plus et certains en auront moins. Le prêt à intérêt contribue à la concentrer encore davantage : si celui qui dispose d’argent peut le prêter et en recevoir plus en retour du fait-même de le prêter, l’argent appellera l’argent et les fortunes existantes croîtront, aux dépens de ceux qui en sont démunis. L’héritage contribuera à accentuer encore cette concentration : la richesse apparue à une certaine génération se voyant offerte l’occasion de se prolonger aux suivantes.

Une telle disposition à la concentration fait augmenter de manière constante la proportion des prix due aux intérêts et ceci débouche à terme sur l’insolvabilité massive de ceux qui se trouvent à la base de la pyramide de la richesse. Si l’on entend contrer cette disposition à la concentration, plutôt que de la corriger après coup par des palliatifs comme l’impôt progressif, il existe divers moyens d’aborder le problème. Le plus simple consiste à s’attaquer aux causes-mêmes de la concentration de richesse. On voudra par exemple abolir la propriété privée, et les questions de son héritage et de la perception des intérêts ne se poseront automatiquement plus. On aura pris le problème « en entrée », l’héritage et les intérêts étant conditionnés par la propriété privée ; on aura bien entendu reconnu là la solution proposée par Marx. Une alternative consiste à maintenir en place la propriété privée et l’héritage et à neutraliser « en sortie » la seule perception d’intérêts. C’est l’approche de l’Islam et celle qui est traditionnelle au christianisme ; Thomas d’Aquin qui s’est intéressé à la question, a repris la problématique là où Aristote l’avait laissée.

Ces deux premières approches sont politiques au sens où elle supposent un système légal qui fasse respecter des interdictions spécifiques. Il existe cependant une troisième option : celle qui consiste à neutraliser la concentration de la richesse sans instaurer aucune prohibition explicite, ni de la propriété privée, ni de l’héritage, ni même des intérêts. Cette troisième voie est d’une très grande subtilité : elle consiste à définir la monnaie de telle manière qu’elle interdit automatiquement la concentration de richesse, comme une simple conséquence de ses propriétés intrinsèques.

Cette troisième voie a été adoptée historiquement par ceux qui entendent prévenir la concentration de richesse en raison de ses conséquences sociales nocives mais sans vouloir passer par la solution radicale consistant à supprimer la propriété privée. Ce sont essentiellement des mouvements socialistes antimarxistes qui ont préconisé ce type d’approche. Ce qui nous ramène en particulier à Silvio Gesell (1862 -1930) et à son projet de « monnaie fondante ».

La solution de Gesell consiste, je le rappelle, en une monnaie qui se déprécie avec l’écoulement du temps. Les expériences de monnaie fondante furent rares, et concernèrent toujours des monnaies de « complément » dans un environnement qui demeurait dominé par une monnaie légale émise par une banque centrale.

Le faible nombre d’applications historiques et le fait qu’elles intervinrent toujours dans un contexte de crise (1) rendent très malaisée une évaluation de l’effectivité de ces monnaies fondantes. Il est en effet difficile de dire, comme l’a souligné Thomas Greco (2), si leurs bénéfices apparents découlent de la nature fondante de la monnaie ou de certains éléments de contexte comme le fait qu’elles ne circulaient qu’en faible quantité en parallèle à une monnaie officielle, qu’elles offraient un moyen commode de payer les impôts locaux, qu’elles tiraient bénéfice du système global, parasitant en fait la monnaie émise par la banque centrale, qu’elles « captaient » à leur profit les intérêts accrus sur la monnaie légale déposée en garantie pour la monnaie fondante, voire encore que des quantités non-négligeables en étaient retirées du circuit par des collectionneurs, qui subventionnaient ainsi involontairement le système, etc.

Considérons comme acquis que la concentration des richesses est pernicieuse à long terme. En l’absence de confirmations empiriques de la possibilité de la contrer sans prohibitions portant ni sur la propriété privée, ni sur l’héritage, ni encore sur les intérêts mais uniquement en attribuant à la monnaie des qualités spécifiques, est-il possible de démontrer sur le plan théorique que cette manière d’aborder le problème est la meilleure ? Ou bien faut-il toujours envisager sérieusement ses deux concurrentes : une prohibition de la propriété privée comme le préconisait Marx, ou une prohibition de la perception d’intérêts, comme le préconisent le christianisme historique et l’Islam ?

––––––––––
(1) Irving Fisher, Stamp Scrip (1933).

(2) Thomas H. Greco, Comment on the Wörgl Experiment with Community Currency and Demurrage (2002).

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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